Chapitre 31
Angélique fléchit sur l'épaule d'Abigaël.
– Le messager arrivera trop tard. Elle va la tuer ! Elle va la tuer !
Abigaël frémit mais resta sereine. Ses longs cils pâles s'abaissèrent sur son regard pour en cacher l'éclair effrayé. Angélique avait surtout besoin d'entendre des paroles confiantes.
Elle la ramena chez elle.
Rassemblés autour d'elle, tous les membres de la famille Berne lui prodiguèrent de multiples assurances, démontrant que le sort ne jouerait pas contre eux.
Martial calculait le temps que doit mettre un navire officiel pour remonter le Saint-Laurent. Et, en supposant que Mme de Gorrestat ne se présentât pas aussitôt à la maison de la Congrégation, ou que Marguerite Bourgeoys sût se montrer méfiante, Pierre-André aurait largement le temps d'arriver, lui disait-on.
Il irait sur les ailes du vent.
Et Angélique bénissait le pays de Canada qui avait forgé cette race des « coureurs de bois » dont on pouvait dire qu'ils étaient aptes à réussir des exploits hors du commun, aucun obstacle ne les arrêtant et passant là où tout homme normal déclarait forfait.
– Qui prouvait, renchérissait-on, que cette femme était au courant de la présence de la fille d'Angélique en l'île de Montréal ? Peut-être l'ignorait-elle ? Peut-être ne le saurait-elle jamais ?
– Elle ne tardera pas à le savoir. Elle est si maligne.
Et seulement d'imaginer Ambroisine-la-Démone rôdant dans les rues de Ville-Marie, à la recherche d'Honorine, on en avait la chair de poule.
De temps en temps, les petits enfants, Élisabeth, Apolline et les jumeaux qui jouaient ensemble, percevaient l'anxiété des adultes, se précipitaient vers Angélique et demandaient à l'embrasser en tendant leurs petits bras. Charles-Henri n'osait pas se montrer aussi exubérant. Il se tenait sans rien dire dans l'ombre de leurs sièges, et Abigaël, comprenant qu'il partageait leur souci et avait le cœur gros, le prit sur ses genoux.
Le chat, pour sa part, restait à l'écart, perché sur un coin de table, plissant des paupières et les regardant de loin d'un air dubitatif.
Gabriel Berne fit remarquer que tout ce qui pouvait humainement être fait de Gouldsboro avait été fait. C'était maintenant à l'esprit qu'il fallait s'adresser, car s'ils le voulaient, ils avaient tous eu ces forces qui soulèvent les montagnes.
Souvent, lorsqu'elle se trouva seule les jours suivants, elle s'arrêtait et regardait le paysage de Gouldsboro qui, jamais, n'avait paru si tranquille, égrenant les jours d'une vie quotidienne sans surprises. Le vent du Diable soufflait. Mais il soufflait ailleurs.
Il allait, balayant cette fois une aire beaucoup plus vaste que ce petit coin du monde.
Il soufflait dans certaines âmes, certains cœurs. Soudain, saisi d'une incommunicable terreur, l'individu qui voyait, qui savait, se découvrait étranger à son propre frère.
Alors, dans cette solitude mortelle de celui que la malédiction isole au sein d'une foule indifférente, commençaient la rencontre et le rassemblement momentanés de ceux qui sont envoyés pour partager la douleur, ou pour participer au drame. Un drame dont le déroulement n'était qu'un acte bref, parmi le déroulement d'un autre drame, ou plus grandiose ou plus hermétique. Le « pourquoi » échappait... On ne pouvait pas tout savoir. On ne voyait qu'à quelques pas dans ce tourbillon. Le vent du Diable soufflait mais il ne soufflait pas pour tous.
Le secret allait de l'un à l'autre des initiés, et jusqu'au dernier acte, on devait jouer le jeu caché, sans se distraire pour autant du jeu des apparences, plein d'embûches.
Se souvenant qu'elle avait sauvé la vie d'Ambroisine, Angélique se révoltait de la voir resurgir pour menacer son enfant. C'était trop injuste !
Elle ne voulait pas de victimes. Elle interdisait les victimes. Et surtout pas Honorine ! La petite Honorine.
Elle la voyait lorsqu'elle se tenait, grave et attentive, parmi ses compagnes, pour former la ronde, la petite Honorine dans la joliesse de ses huit ans, posant sur le monde un regard confiant et dans son avidité de vivre, d'aimer et d'être aimée, ne pouvant comprendre qu'on lui fût cruel, qu'on la repoussât, ou qu'on la rejetât sans raison alors qu'elle n'avait rien fait de mal !
Angélique jetait son cri intérieur qui convoquait, du fond de l'horizon, les armées des cieux, à venir guerroyer pour la justice.
« Saint Honoré, Saint Honoré... Vous, portant votre tête au fronton de la petite chapelle votive... dressée là-bas dans le vent âpre des hauteurs du Gâtinais où se réfugiaient les rebelles du Roi... Abandonnerez-vous l'enfant qui vous fut remise sur votre seuil ? Et baptisée de votre nom !... Et vous, l'abbé ? L'abandonnerez-vous ? Lesdiguières ! Lesdiguières ! À moi ! »
Comme elle levait les yeux vers le ciel, poussée par un élan de rage et d'exigences supraterrestres, elle revit près d'elle les trois silhouettes sombres des esclaves, là depuis un instant déjà, quatre si l'on comptait la jeune Zoé, passant par-dessus l'épaule de sa mère Akashi, son minois rond, d'un beau noir brillant où s'écarquillaient deux grands yeux attentifs.
– Dame Angélique, fit la voix de Siriki perçant les brumes de sa détresse, nous savons le danger qui pèse sur ton enfant. Bakari-Temba se propose de t'aider.
– Qui est Bakari-Temba ? demanda Angélique après avoir fait effort pour retomber sur terre.
– Le fils d'Akashi. Son aîné. Qui est venu avec elle du pays des herbes sèches, en Afrique, dont je suis aussi originaire.
À son dernier passage, Angélique n'avait fait qu'entrevoir la petite famille du fidèle serviteur des Manigault. Elle savait seulement que la belle Akashi était de nouveau enceinte.
Les yeux se portèrent sur le garçon que lui nommait Siriki. Il n'avait pas grandi depuis le jour où Joffrey de Peyrac l'avait acheté sur le quai de Newport, et où Angélique, reprenant conscience après une sévère maladie, l'avait aperçu aux côtés de Timothy, ce qui lui avait fait croire qu'elle se trouvait encore au royaume de Marocco, dans le harem de Moulay Ismaël. Il ne grandirait plus. Cela donnait l'impression que sa tête était devenue plus grosse et ses jambes plus grêles et plus torses, tandis que s'accentuait la courbure déviée d'une épaule.
– Temba propose de t'aider, répéta Siriki.
– M'aider ? Mais comment peut-il m'aider ? s'étonna Angélique caressant machinalement la tête crépue du pauvre gnome.
Siriki jeta un regard vers son épouse, puis, ayant reçu d'un signe, son approbation, il commença un récit qu'il ferait aussi bref que possible mais qui était indispensable pour qu'elle pût comprendre l'intérêt de leur proposition.
Dans le pays d'où venaient Akashi et son fils, une tradition contraignait les tribus à sacrifier les nouveau-nés débiles ou infirmes. La dure vie que ces Noirs nus, gardiens de troupeaux, affrontaient au cœur d'une savane infestée de fauves, à la lisière d'une forêt qu'habitaient des races étrangères, anthropophages et primitives, contraignait les hommes à n'être que vigoureux, guerriers rompus à tous les exercices de la chasse et de la bataille. Pas de bouches inutiles. Les enfants condamnés étaient déposés au sommet d'une fourmilière géante qui s'élevait non loin du village et dont les habitantes carnivores se chargeaient, d'éliminer très rapidement la chétive existence.
Lorsque la reine mit au monde, malheur sans précédent, un enfant qui s'annonçait bossu et contrefait, elle ne put se soustraire à la loi.
Le nouveau-né fut porté sans cérémonie aux insectes voraces. Deux jours plus tard, un chasseur qui suivait la piste d'un lion passant au large de la « tour » des fourmis, entendit les vagissements d'un bébé. S'approchant, il constata que, non seulement l'enfant condamné était toujours vivant, mais que les fourmis avaient « décabané » comme l'on disait par ici, au Nouveau Monde.
Devant ce signe de la protection des dieux sur lui, l'enfant débile fut rendu à la mère, la reine Akashi.
Seul à être difforme et disgracié, au sein de cette tribu d'hommes et de femmes splendides, il grandit entouré de crainte et de respect pour ses dons de magie, qui se révélèrent sans tarder.
Passèrent les marchands d'esclaves avec leurs arquebuses, qui payèrent le roi voisin, de la grande forêt, pour aller provoquer les chasseurs de la savane et les attirer loin de leur enceinte.
Profitant de cette absence, ils raflèrent tout ce qu'ils purent de femmes et d'enfants demeurés au village.
C'est ainsi que la reine et son fils bancal se retrouvèrent sur la côte du Sénégal et passèrent des mains de leurs ravisseurs arabes en celles d'un négrier hollandais, puis aboutirent, première escale, à Saint-Eustache,.puis Saint-Domingue, pour échouer, marchandise invendable déclarée marchandise calamiteuse sur ce quai de New-port, de l'État de Providence, l'une des sept colonies anglaises du Nord de l'Amérique, où leur couple pitoyable avait attiré l'attention du comte de Peyrac, qui, par compassion, les avait achetés.
Aujourd'hui, apprenant le danger qui planait sur la fille de leur bienfaiteur, le petit sorcier sollicitait l'autorisation de faire ce qu'il appelait, dans la langue véhiculaire de l'Ouest africain, un « bilongo », c'est-à-dire une opération magique.
– Il a vu en songe la femme mauvaise. Il assure qu'il peut quelque chose pour l'empêcher de nuire. Il a déjà préparé, dans le bois et l'os, une figurine à son image.
Par chance, l'enfant africain avait pu emmener, dans son exode, les principaux outils dont il avait besoin pour ses conjurations et ce petit bagage ne lui avait pas été enlevé, car les esclaves étaient bien traités sur les navires hollandais s'ils se montraient dociles.
Comme il aurait exhibé avec fierté ses jouets préférés ou le produit d'une pêche ou d'une cueillette dont il serait fier, il entrouvrit un sac en peau d'antilope et montra à Angélique divers gris-gris dont elle ignorait l'usage, une griffe de panthère au bout d'un manche velu, des plumes, des sachets de poils, de poussières et de poudres, des anneaux de crins de diverses tailles.
Dans un bois dur, il avait commencé de sculpter une grossière statue qui était censée représenter Ambroisine. La tête, le cou suffisaient, dit-il. Il faudrait incruster des pierres de la couleur de ses yeux...
– Tu es sceptique, reconnut Siriki qui ne quittait pas du regard le visage d'Angélique. Tu as tort d'être sceptique quand l'heure est si grave et que la vie de ton enfant est en jeu.
– Tu vois pourtant que la science des sortilèges de ton petit sorcier ne lui a pas épargné, à lui et à sa mère, d'être enlevés par les marchands d'esclaves.
Siriki roula des yeux blancs terribles.
– As-tu oublié que les deux planteurs qui ont acheté Akashi pour sa beauté à Saint-Eustache et à Saint-Domingue sont morts dans les heures suivantes et sans l'avoir touchée ? Et que c'est pour cette raison que les Anglais et les Français des Antilles cherchaient à s'en débarrasser, l'envoyant au Rhode-Island, en désespoir de cause, n'osant même pas la tuer de peur de s'attirer de plus grands malheurs ?
Comme elle se taisait, il poursuivit d'une voix contenue.
– Ne sais-tu pas que la magie est l'arme du faible ? Ce qui reste à la femme, l'enfant, l'esclave, contre la force obtuse de l'homme et de ses armes de fer et de feu. Mais peu sont initiés. Et c'est pourquoi l'homme ne cesse d'étendre son pouvoir sur le faible avec sa force et ses armes, ne lui laissant plus aucune échappatoire.
« Tu me diras que, moi aussi, je suis un homme, un mâle, que j'ai engendré la petite Zoé, mais comme ma bien-aimée Akashi, et son fils, je ne suis rien de plus qu'eux, car esclave. Il faut être un homme prisonnier, tombé aux mains des plus forts, pour comprendre la malédiction qui pèse sur les femmes et les enfants et les faibles. Car je suis passé de la faiblesse de l'enfant à celle de l'opprimé.
« Les marchands de l'Islam m'ont enlevé à ma tribu alors que je n'avais pas encore atteint l'âge d'être envoyé par les miens, armé de deux sagaies, tuer mon premier lion dans la savane afin de prouver que j'étais devenu un homme. Les marchands arabes m'ont traîné dans les sables, battu, affamé, souillé, mais je n'étais pas assez beau ou assez jeune pour plaire à un pacha, pas assez fort pour servir de portefaix, trop faible quand j'arrivai de l'autre côté du désert pour subir l'opération des eunuques, je n'étais rien, mon corps était si décharné que je ne pouvais même pas faire honneur au marchand qui me vendait. Je fus embarqué avec un lot. À La Rochelle, Amos Manigault m'a acheté, tout inutile que j'étais, et dans sa maison j'ai appris le culte du Dieu qui était venu pour défendre les faibles et les opprimés... que m'importe que ses adeptes, mes maîtres, aient quelque peu perdu le sens de la doctrine. Dans leur maison, lui, le Dieu crucifié, me chuchotait : je suis venu pour toi. Connais ma langue et connais mes pouvoirs... Quand elle œuvre pour la défense du faible et de l'innocent, la magie est l'instrument de Dieu.
Il reprit haleine et, avant qu'elle ait réussi à l'interrompre, repartit de plus belle.
– As-tu oublié que Jésus fut un magicien, et ne se fit connaître que par cette arme ? Qui plus faible parmi les hommes de son temps que ce Jésus ? Un homme du bas peuple, un artisan, travaillant de ses mains, pauvre, citoyen d'une nation occupée par des peuples guerriers, dont ces Romains, le glaive au poing, casqués, bardés de plastrons de cuir et qui régnaient sur toute la Terre ! Qui était-il ce jeune homme démuni qui ne pouvait, malgré sa vigueur, faire usage de violence et s'imposer par la force et le maniement des armes ?... Tout lui avait été refusé dans son enfance, sa jeunesse, à part l'oppression... Le pouvoir magique fit sa force. Il chassa les démons qui tourmentaient de pauvres gens et s'étaient introduits partout, il multiplia les pains, guérit les infirmes, ressuscita les morts...
« Et ses disciples ? Les premiers chrétiens ? Pauvres gens aussi, ignorants, qu'étaient-ils sans le miracle, devant lequel puissants, riches et lévites ne purent que s'incliner et même tomber à genoux en disant « je crois... » ?...
– Siriki, tu m'étourdis par tes prêches ! soupira Angélique. Je ne sais plus où j'en suis !...
Immédiatement, le grand nègre adressa quelques mots dans sa langue au garçon qui lui répondit en phrases volubiles. Ensuite, tout alla très vite.
– Il dit qu'il est certain d'avoir tous pouvoirs sur le démon de cette femme s'il pouvait posséder un objet, un vêtement lui ayant appartenu, qu'elle aurait porté ou touché, et qui mieux serait, des rognures d'ongles ou des mèches de ses cheveux...
– Des objets ! Des rognures d'ongles de cette femme ? Vous êtes fous ! Qui oserait conserver par-devers soi la moindre chose ayant appartenu à cette créature ?... S'il y en a qui se sont trouvés dans ce cas, il y a longtemps qu'ils ont tout jeté ou fait brûler avec prières à l'appui. Je sais que Mme Carrère s'est débarrassée des aiguilles avec lesquelles elle avait raccommodé ses vêtements.
Le vieux Siriki réfléchit et proposa :
– Si nous allions interroger les deux femmes qui viennent de Québec et qui l'ont vue récemment ?
Le groupe partit à la recherche de Delphine et de La Polak. Toutes deux poussèrent de hauts cris.
– Un objet ? Un vêtement lui appartenant ! Dieu nous en préserve ! Nous aurions commencé par le jeter au feu. De toute façon, nous avons pris la « poudre d'escampette » sans même avoir le temps de rassembler nos propres hardes !
Contre laquelle affirmation Aristide Beaumarchand, qui avait porté les valises de Mme Gonfarel, s'inscrivit en faux car lesdites valises étaient fort lourdes.
La conversation ayant lieu à l'Auberge-sous-le-fort, Mme Carrère se rapprocha et confirma que non seulement elle avait jeté les aiguilles qui avaient servi à ravauder les atours de la duchesse, soi-disant abîmés par le naufrage, mais aussi le dé, et les bobines de fil qui avaient participé à ces travaux. Elle ne l'avait pas fait sans hésitation et regrets car la mercerie coûtait cher en ces parages, mais elle préférait cela à tout ce qui aurait pu avoir effleuré de près ou de loin, ou lui rappeler cette femme maléfique et empoisonneuse qui avait voulu l'envoyer « ad patres ».
Sur ces entrefaites, arriva Séverine Berne qui avait eu écho de leurs recherches. Elle se souvenait que tante Anna, chez qui elle habitait une partie de l'hiver afin de lui tenir compagnie, prétendait avoir reçu de la duchesse de Maudribourg un châle des Indes en remerciement de son hospitalité. Elle l'avait en effet hébergée dans une remise attenante à son logis. Tante Anna mit un moment à comprendre ce qu'on lui demandait. Pourtant, sa cohabitation avec une démone n'avait en rien altéré sa santé, ni celle de sa compagne et servante, la vieille Rebecca. Sans avoir besoin d'utiliser le camphre que l'on recommandait pour chasser les esprits malins des literies, ni l'ail en chapelets pour éloigner les vampires, elles étaient passées toutes deux sans dommage au travers de la sinistre aventure.
Le châle, dit-elle, offert par Mme de Maudribourg : elle ne l'avait jamais porté. Ce qui prouvait qu'elle possédait plus de jugeote qu'elle n'en avait l'air. Elle ne l'avait même pas touché. Malgré les conversations savantes qu'elles avaient eues ensemble, tante Anna n'avait pas éprouvé de sympathie pour Mme de Maudribourg. Le châle était resté dans la remise, et récemment, un jour qu'elle recherchait dans ses malles des livres de mathématiques, elle l'avait aperçu ainsi qu'un réticule de tapisserie contenant des rubans de cou et des objets de toilette que Mme de Maudribourg avait oubliés. Le tout devait y être encore car elles n'avaient jamais eu depuis le loisir, ni elle, ni Rebecca, ni Séverine, de se livrer à des rangements dans cette annexe bien commode qui lui servait de débarras.
On y courut.
Tante Anna, que personne ne proposait d'aider, plongea allègrement dans ce qu'elle appelait son « capharnaüm ».
– Ah ! Voici les objets que m'a laissés cette dame.
Elle se retournait et tendait innocemment vers eux le châle poussiéreux, le petit sac de tapisserie, qui, ouvert, révélait les colliers de rubans plus un peigne, une brosse et, trouvaille mirifique, sur la brosse et le peigne, des cheveux qui, longs et noirs, y demeuraient accrochés.
Devant ces vestiges effrayants que nul, y compris Angélique, Séverine et Mme Carrère, n'aurait voulu toucher pour tout l'or du monde, et que tante Anna finit par poser à terre, le jeune Bakari alla s'agenouiller.
Ils le regardèrent de loin accomplir différentes passes rituelles, marmonnant, crachant à distance par petits jets qui s'accompagnaient de bruits ressemblant aux sifflements du serpent, tandis que ses mains, chacune les pointes des doigts rassemblées, mimaient en direction des objets susdits les mouvements saccadés de têtes de reptiles crachant leur venin.
Temba finissait par cueillir comme avec des pincettes, le châle, les colliers de rubans, le peigne et les cheveux, pour les enfermer chacun à part dans des sachets différents, de peau de vessies d'orignaux, nantis d'un lien coulissant, puis il mit le tout dans un grossier bissac de cuir mal tanné. Cette sacoche, il la porta d'une main, tandis qu'il gardait à l'autre son sac de « médecines » personnel.
Ils remarquèrent une sueur en toutes petites perles au large front bombé de l'enfant qui le mouillait comme la rosée eût fait briller un granit sombre, car les pores de la peau des Noirs, très fins, très serrés, ne laissent sourdre la transpiration qu'avec peine.
Debout, les paupières baissées, il prononça une suite de phrases d'un ton monocorde et d'un air chagrin, puis passant devant eux, s'en fut sans jeter un regard à quiconque.
Lentement, ils sortirent du magasin, et prirent congé de tante Anna, que le « camphre » des mathématiques et « l'ail » des cogitations scientifiques semblaient préserver à tout jamais de l'atteinte des sortilèges.
Angélique voyait au grand Siriki et à la longue et superbe Akashi un teint grisâtre.
– Que vous a-t-il dit ?
– Il dit que c'est un démon très fort. Très fort, très choisi, assisté de multiples démons. Mais il ne faut pas craindre. Quand il sera venu à bout de l'esprit principal, les autres petits esprits s'enfuiront comme poux quittant le cadavre, et d'eux il n'y aura plus rien à redouter... Ce sera dur, très dur, mais il affirme : ta fille sera sauvée. Sa magie à lui sera la plus forte, car il va s'adresser à Zambie, qui est le dieu du ciel, et plus puissant que le dieu de la terre.
– Court-il un danger ?
– Il peut mourir, chuchote Siriki. Et Akashi le sait.
*****
La veille de son départ pour Wapassou, elle dîna seule en tête à tête avec Colin.
D'être assise en sa présence, sans être obligée de feindre, de parler, de répondre, lui fit du bien.
Le calme solide qui émanait de lui, et l'amour passionné qu'elle le sentait éprouver pour elle, endormait sa douleur comme une drogue.
Avec bonne volonté, elle réussit à porter à ses lèvres quelques cuillerées de potage et, quand elle relevait les yeux, elle voyait son bleu regard fixé sur elle avec intensité.
– À quoi penses-tu, Colin ?
– Je pensais... Combien les femmes deviennent inaccessibles quand leur enfant est en danger. Et combien nous nous sentons impuissants, nous autres hommes, pour les défendre de cette angoisse.
– Vous pouvez plus que vous ne croyez. C'est bon de ne pas être seule à aimer un enfant.
Et elle se souvenait de Joffrey s'inclinant devant la petite Honorine, un bébé encore, qui lui demandait ardemment :
« Pourquoi m'aimes-tu ? Pourquoi ? »
Et lui, répondant avec un grand salut :
« Parce que je suis votre père, damoiselle. »
Elle n'était pas seule.
Colin posa sa large main chaude sur la sienne.
– Tu n'es pas seule, fit-il en écho à sa pensée. Notre amour veille près de toi. Notre amour veille sur elle.
Et il répéta avec assurance la même phrase que Siriki avait dite :
– Ne crains rien. Ta fille sera sauvée.