Chapitre 18
Chaque année, en revenant à Wapassou vers le début d'octobre, Angélique se promettait, l'an prochain, de s'accorder une saison d'été dans sa résidence préférée. L'obligation de mettre à profit les mois ensoleillés pour effectuer les longs voyages vers la côte, ou des visites en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre, la privait de vivre à Wapassou le temps des floraisons qui était aussi celui des cueillettes et récoltes de simples pour les réserves médicinales.
Par bonheur, elle avait eu, en ses amis les Jonas et plusieurs des femmes de l'établissement, de précieux adeptes de sa science qui, pendant son absence, et selon ses instructions, s'occupaient de recueillir les plantes suivant les dates recommandées.
Personne ne chômait à Wapassou et dans aucun domaine.
L'arrière-saison qui, dans sa splendeur, pouvait être brève, était particulièrement chargée. Tandis qu'on se livrait aux dernières grandes chasses, aux amples cueillettes de fruits des bois et des landes, et de champignons, les arrivants, qui remontaient du Sud avec des caravanes de plus en plus importantes, devaient sans plus attendre se lancer, les premières effusions passées, dans les suprêmes travaux, les suprêmes rangements, les suprêmes inspections d'avant la mauvaise saison.
Tout devait être exécuté des tâches que l'incommodité de l'hiver rendrait plus difficiles, sinon impossibles à remplir. La rentrée du bois de chauffage était déjà effectuée. On fabriquait des fagots de torches d'avance.
On réparait les raquettes, les traînes, les traîneaux.
Les échos résonnaient des derniers coups de marteau donnés aux derniers détails des maisons et de leurs communs où des familles, avec leurs porcs, vaches et chevaux, allaient se renfermer dans leur enclos de pieux dont les pointes bientôt émergeraient à peine de la neige.
Si l'hiver permettait un repos relatif, chacun pouvait se dire qu'il était bien gagné.
Une demeure est une chose qui se recommence tous les jours. Celle du grand fort de Wapassou, agrandie chaque année, avec ses dépendances et le nombre de personnes qui s'y renfermaient, les activités communes qui s'y déroulaient, nécessitait le travail attentif et dirigé de plusieurs équipes. Les feux, les poêles, le fumage, les salaisons, la boulangerie, les lessives, les lampes aussi, et les chandelles.
De la côte étaient montés plusieurs tonnelets d'une belle huile de marsouin qui donnait une lumière blanche.
En cette année, Angélique avait eu le temps de courir les bois pour y faire provende de baies qui, après avoir bouilli dans un grand chaudron, laissaient à la surface de l'eau une cire fine, de couleur vert tendre. Cette cire, une fois refondue et coulée dans les moules, donnait des chandelles parfumées.
En passant par le poste du Hollandais sur le Kennébec, le hasard d'une conversation avec le vieux Josuah, lui avait livré un secret qu'elle regrettait d'avoir vu le Père d'Orgeval emmener avec lui dans sa tombe : celui des chandelles vertes. Le vieil employé de Peter Boggan lui avait appris qu'on les fabriquait avec les baies d'un buisson, appelées waxberries. Elle se demanda pourquoi elle ne l'avait pas interrogé plus tôt. Le vieux Josuah, bien qu'Anglais, était aussi versé dans les secrets des plantes qu'un Indien. Enfant, jeté avec les pèlerins du Mayflower sur l'âpre côte déserte du Massachusetts, il avait vu mourir en un premier hiver plus des deux tiers des colons débarqués. La nécessité avait contraint sa génération à tout connaître de la nature environnante.
Il ne se cacha pas que c'était lui, des années plus tôt, qui avait instruit sur la fabrication de ces chandelles le jésuite de Norridgewook, le Père d'Orgeval qui manquait de luminaires pour son sanctuaire.
– Il venait par là, fit-il en montrant un sentier qui débouchait de la forêt. Je n'ai jamais été effrayé par une Robe Noire, ni par les Français.
– Que venait-il chercher à votre comptoir ?
– Un peu de quincaillerie : des clous, des couvertes et du pain de froment. Il parlait toutes les langues algonquines et l'iroquois. Il avait parfois un sourire lorsqu'il s'asseyait dans ma cabane, je ne peux dire quel genre de sourire, c'était... comme s'il s'amusait, comme si nous étions complices de quelque chose.
– Parlons-nous du même homme ? Il savait que vous étiez anglais ?
Le vieux Josuah ne paraissait pas se douter que son visiteur en soutane était un grand tueur d'Anglais. Il l'avait accueilli avec la simplicité des pèlerins du Mayflower dont la secte, en passant par Leyne en Hollande, avait su atténuer la rigueur des premiers réformés pour ne laisser subsister en leurs cœurs et en leurs mœurs que la douceur des préceptes évangéliques.
Cette découverte du secret des chandelles vertes qu'elle avait tellement souhaitée lui laissa un sentiment mitigé. Tout ce qui avait trait à cet ennemi disparu se présentait comme à faux. Elle gardait l'impression que « les choses n'auraient pas dû se passer comme ça ». Pourtant, lorsqu'elle alluma l'une de ces chandelles dans un bougeoir d'argent, elle ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment fugitif de revanche et un soulagement à la pensée qu'il n'était plus de ce monde.
*****
Un peu après l'anniversaire de leur première année, les jumeaux avaient fait leurs premiers pas, salués par les ovations et les rires de la population du fort. On riait moins quelque temps plus tard lorsque, trottant, infatigables à travers la maison, descendant les escaliers, s'évadant, montant sur les escabeaux et ouvrant les portes, ils mirent leur « mesnie » sur les dents. Berceuses, brodeuses, nourrices, demandèrent le secours de la garde.
Frères et sœurs de lait divers dans le même temps avaient pris leur envol. Cela faisait une petite troupe.
Depuis le départ d'Honorine, Charles-Henri se trouvait l'aîné. On comptait beaucoup sur lui, car il était attentif, plein de tendresse et de dévouement pour Raimon-Roger et Gloriandre qui prirent l'habitude de ne pas pouvoir se passer de lui.
Honorine se serait réjouie de voir les cheveux de Raimon-Roger pousser en gros copeaux d'un blond mordoré, où peut-être se devinait un reflet roux.
Ceux de Gloriandre, d'un noir profond, lui couvraient les épaules. Elle avait l'air d'une petite poupée aux yeux d'ange. On s'aperçut qu'elle était très volontaire sans pour cela se mettre jamais en colère. Et sous des dehors doux d'infante, très active.
Mais ces traits de caractère ne se discernèrent ou ne furent reconnus qu'à la longue. Angélique prétendait que, comme on ne la contrariait jamais et qu'on lui laissait faire tout ce qu'elle voulait, elle n'avait guère d'occasion de démontrer sa personnalité. Elle était un peu mystérieuse.
Souvent, Angélique la prenait dans ses bras, lui parlait tout bas en sondant ce regard bleu qui la fixait, mais elle n'aurait su dire ce qu'elle pensait.
– Comme tu es belle ! murmurait-elle en la serrant contre elle, en embrassant sa ronde joue fraîche.
L'enfant souriait. Le bonheur rayonnait d'elle d'une façon calme qu'Angélique ressentait sans qu'il fût besoin de s'interroger, et à la pensée qu'elle avait mis au monde un enfant heureux, elle exultait.
À d'autres moments, se souvenant de leurs naissances, se souvenant qu'ils avaient été condamnés, et du concert des loups marins qui s'étaient approchés de Salem dans la nuit comme pour célébrer on ne sait quel événement onirique, elle retrouvait ses impressions d'alors. Regardant Gloriandre, elle se demandait ce qui l'alertait chez cette si petite fille, si vive et si sage en apparence. Il lui semblait, par moments, qu'elle n'était pas encore « tout à fait là ». Elle frissonnait et la serrait plus fort, saisie d'un pressentiment.
– Ne repars pas. Reste avec nous...
Elle s'aperçut que Joffrey aussi éprouvait le même sentiment. Mais lui ne s'en inquiétait pas. Il trouvait normal, disait-il, qu'une enfant qui était née sous de si violentes et si troublantes conjonctures hésitât à se rattacher définitivement à la Terre. Il lui souriait avec amour, il l'enlevait sur son bras où elle avait l'air d'un jouet, il l'emmenait dans son laboratoire et lui montrait toutes sortes de choses brillantes, de formes curieuses, des gemmes, de l'or.
En fait ; les personnes chargées de la surveillance de « la petite princesse » se posaient moins de questions que ses parents. Elle était en parfaite santé et à certaines heures, elles la jugeaient aussi « infernale » que son jumeau.
Celui-ci avait cessé d'intimider son monde avec ses airs lointains. Il se cachait derrière sa sœur en cas de réprimande, mais comme il était plus grand qu'elle, il avait l'air de la protéger.
La vie était un tourbillon avec les enfants, leurs animaux, le chien, le chat qui avait daigné les accompagner à Wapassou, ce qui était bon signe.
Les Indiens, autour du fort, venaient plus nombreux chaque année. Dès le début des intempéries, on les voyait amener leurs vieillards et leurs malades. Plus tard, lorsqu'ils revenaient, certains avaient disparu dans les tempêtes ou par la famine.
Un peu avant Noël, Angélique avait entrepris une tournée générale des familles, car chaque été, il arrivait de nouveaux habitants.
Elle découvrit des « lollards » anglais, qui étaient venus du Sud-Ouest par les bois.
Ils appartenaient à une secte de marginaux chrétiens du XIIIe siècle qui, ainsi que les « vaudois » de Jean Valdo, d'origine lyonnaise, rejetés par les « grandes églises », survivaient sporadiquement, mais très attachés à leurs croyances.
Leur chef lui expliqua que, de façon concrète, les « lollards » se consacraient au service des malades et à l'enterrement gratuit des morts. Ils y chantaient tout bas des hymnes funèbres, d'où ce surnom de « lollards » du bas-allemand lollen ou lullen : chanter doucement.
Ici, chacun était libre de raconter son histoire ou ce qu'il voulait en raconter. Étant grands voyageurs devant l'Éternel, par goût ou par la force des choses, ils prenaient plaisir à entendre parler de pays et de traditions inconnus.
Les communautés réduites, surtout familiales, parcelles, lambeaux de communautés, n'ayant aucune majorité, évitaient la dispute.
Ils ne se cherchaient pas des frères, mais un bout de terre à travailler, à faire fructifier.
Ils n'avaient pas d'attaches.
Désormais, leur labeur, accepté et accompli, était leur patrie, leur subsistance quotidienne à assurer le but de leurs efforts, le salaire qu'ils recevaient et mettaient de côté en des cassettes, coffrets ou sachets et qu'il leur arrivait d'enterrer en des lieux secrets ; c'était la part de l'avenir et du rêve.
Un conseil se réunit pour demander aux représentants de la population de Wapassou comment ils envisageaient de fêter Noël. Ce fut peut-être la première fois, depuis que les querelles religieuses ensanglantaient le monde chrétien, que des chefs de sectes différentes reconnurent que Noël, c'est-à-dire le jour de naissance de Celui qu'ils appelaient le Messie, leur était une fête commune, et que rien ne les empêcherait, une fois les rites personnels accomplis, de la célébrer par un grand festin et l'échange de cadeaux.
*****
Elle vit Joffrey traverser le hall d'entrée rapidement et l'entendit jeter une phrase à la cantonnade.
– Il s'est réfugié chez Lymon White !
Angélique le rejoignit.
– De qui parlez-vous ?
Puis, voyant qu'il s'apprêtait à sortir, elle jeta une mante sur ses épaules et le suivit. C'était l'heure précédant le souper, mais la nuit venait tôt maintenant. Il faisait très noir. Le vent était chargé des rumeurs de son souffle dans les branches. Une première neige était tombée dans l'après-midi qui faisait un tapis mince sur le sol gelé.
Ils s'éloignèrent du fort d'où montaient les agréables effluves précédant les repas du soir. Deux soldats espagnols marchaient derrière eux portant des lanternes. Joffrey de Peyrac lui expliqua ce qui l'inquiétait, et elle le sentait soucieux et contrarié, ce qui lui arrivait rarement. Elle comprit qu'il se reprochait de n'avoir pas été assez attentif et d'avoir ainsi permis à Don Juan Alvarez de le tromper. Mais il aurait dû s'informer de lui beaucoup plus tôt, même si le capitaine de sa garde espagnole avait donné des ordres de silence à ses hommes. À leur arrivée, les travaux, la préparation de l'hiver, l'inspection des bâtiments construits de l'été, la connaissance des nouveaux arrivants, avaient sollicité tout son temps. Il n'avait vu Don Alvarez que rapidement, et depuis quelques jours, il avait cessé de le voir. Alors, enfin s'informant, il avait appris – et encore avait-il fallu arracher la confidence mot par mot à Juan Carillo qui n'ouvrait pas la bouche trois fois par an – que le gentilhomme espagnol, malade depuis de longs mois et se sentant mourir, s'était réfugié chez l'Anglais Lymon White car il souhaitait rendre le dernier soupir sans importuner la nombreuse compagnie qui habitait le grand fort et qui ne manquerait pas d'être fort touchée et attristée.
Ce serait la première mort à Wapassou.
Lymon White, un des quatre premiers mineurs qui avait œuvré sur Wapassou, occupait l'ancienne habitation, celle qui avait abrité le premier hivernage de la recrue de Peyrac lorsqu'il était venu, avec femme et enfants. Quand par la suite on avait pu s'installer plus largement, l'Anglais avait préféré y demeurer, ayant ses habitudes et aimant la solitude. Il était muet car les puritains de Boston lui avaient coupé la langue pour cause de blasphème.
C'était un homme pieux, travailleur, très capable, très obligeant. Il avait demandé de poursuivre certains travaux de traitement du minerai pour lequel les anciennes installations du petit fortin étaient encore suffisantes. De plus, comme il était armurier de profession, et avait été chargé dans la première équipe de l'entretien des armes, il continuait à assumer cette activité qui avait pris évidemment de l'ampleur. Périodiquement, les uns et les autres lui apportaient leurs armes à réviser, réparer, graisser. L'on trouvait chez lui des fusils de traite et de chasse, des mousquets, canardières, des arquebuses à mèches et à rouet, des fusils à silex, pistolets variés, et jusqu'à des arbalètes... ainsi que des brassées de lames d'épées, sans gardes, ni manches, très recherchées par les Indiens qui en faisaient un outil universel de ménage et de combat à l'occasion de chasse et de pêche.
Lorsqu'on entrait dans la grande salle, on se trouvait devant un véritable arsenal. Il fabriquait aussi de la poudre et des balles.
Angélique aimait à revoir ce premier abri qui lui rappelait des souvenirs de jours, qu'après les avoir traversés victorieusement, on estimait heureux.
L'Anglais muet avait installé l'Espagnol dans son propre lit. En apercevant Don Juan Alvarez soutenu par des oreillers, très amaigri, très jaune, Angélique eut une mauvaise impression. Elle aussi se reprocha de n'avoir pas accordé à tous assez d'attention. Il y avait trop de monde maintenant à Wapassou, trop d'enfants à surveiller, trop de bavards à écouter, et ceux qui voulaient se taire et aller rendre leur dernier soupir dans un coin, avaient beau jeu.
– Mais pourquoi ?... lui dit-elle en se précipitant à genoux à son chevet. Cher Don Alvarez, vous n'avez jamais voulu vous laisser soigner ! Vous ne voulez pas avoir à vous abaisser devant une femme, même s'il ne s'agit que de lui demander une tasse de tisane. Et voilà où vous en êtes maintenant...
Elle avança la main vers le buste du malade, mais il la retint. C'était le geste instinctif d'un homme à bout de souffrances et que le moindre effleurement ferait gémir.
– Non, madame ! Je sais que vos mains sont guérisseuses. Mais il est trop tard pour moi.
Elle avait senti la tumeur.
Joffrey de Peyrac, en espagnol, adressa des reproches amicaux à son capitaine des gardes.
Tandis qu'ils revenaient vers le fort, elle devinait sa tension, une peine sourde en lui dont la vibration l'atteignait, elle, car elle l'avait toujours cru d'airain. Depuis combien d'années avait-il près de lui, ce groupe de mercenaires espagnols ? Où les avait-il recrutés ? Quels combats avaient-ils traversés ensemble ?...
Le comte demanda :
– Que pensez-vous de son état ?
– Il est perdu !
Elle ajouta aussitôt :
– Mais je le guérirai...
*****
– Elle l'a guéri... Elle l'a guéri !... Il paraît qu'il est guéri !
Le bruit se répandit et personne ne voulait y croire. Parce qu'Angélique, chaque jour, plusieurs fois par jour, s'était rendue avec son sac et ses plantes à la cabane où se mourait l'Espagnol, parce qu'elle en parlait peu et ne faisait pas de confidences, l'opinion générale avait admis la gravité de la maladie de Don Juan Alvarez. Et, s'était établie peu à peu cette retenue mélancolique qui plane sur tous les actes de la vie lorsqu'on attend, sans se le dire, une fin prochaine.
Certains envisageaient que Noël serait triste et endeuillé.
À Noël, Don Juan Alvarez ne put encore participer aux festivités, mais il reçut par groupes ses amis venus lui porter leurs vœux. Il était assis dans un grand fauteuil en forme de tétraèdre qui était le seul mobilier de l'Anglais et dans lequel il s'asseyait pour lire sa Bible.
La récompense d'Angélique, c'était cette étincelle heureuse dans le regard de l'homme qu'elle aimait.
– Quel trésor n'ai-je pas reçu avec vous, sur cette Terre ? murmurait-il en l'enlevant dans ses bras pour mieux la serrer contre lui.
Elle lui faisait alors remarquer qu'elle n'aurait pas dit : « Je le guérirai », si elle avait senti que c'était impossible. Elle sentait qu'elle pouvait le guérir, c'est tout.
Et il y avait ces livres, tous ces livres de la science médicinale qu'il avait fait venir pour elle et ces grimoires de Shapleigh qu'elle déchiffrait chaque jour, d'étonnantes recettes dont elle avait étudié la composition, il y avait des souvenirs de ce que lui avait enseigné la sorcière Mélusine.
Durant ces années d'Amérique, elle avait pu, dans le calme de Wapassou, se livrer à des travaux et des expériences dont, en France, elle aurait été détournée à la fois par son rang et par la suspicion dont toute femme se chargeant de guérir était atteinte depuis la chasse aux sorcières, tandis que des hommes ignares, mais universitaires, appelés médecins, prenaient leur place au chevet des malades.
Elle passait de longues heures dans les deux grandes pièces où Joffrey lui avait fait installer son apothicairerie, et qui bientôt pourrait rivaliser avec celles des abbayes les plus célèbres.
Durant la maladie de l'Espagnol, elle fit porter dans la maison de Lymon White quantité de bocaux et de sachets de plantes, ayant remarqué un cellier désaffecté, aux parois recouvertes d'un enduit qui défendait de l'humidité. Après l'armurerie, l'ancien poste de Wapassou devenait un entrepôt de la pharmacopée. Ce détail, plus tard, aurait son importance.
La neige s'était installée, mais les grandes tempêtes ne s'étaient pas encore déchaînées. On put ramener l'Espagnol au fort pour sa convalescence. Un appartement lui fut ménagé non loin du leur et les enfants lui rendaient visite. Il était le parrain de Raimon-Roger, comme un des autres militaires espagnols était celui de Gloriandre. À Salem, comme ils montaient la garde au pied de l'escalier, sur le point de baptiser les nouveau-nés mourants, la sage-femme irlandaise les avaient requis pour servir de compères à deux de ses filles désignées comme marraines. Il n'était pas facile de trouver des catholiques dans une ville comme Salem. Le ciel lui avait envoyé des Espagnols.
On commença de creuser des tranchées et de tracer des chemins dans la neige avec de lourds madriers disposés en triangle et que tiraient les chevaux.
Par ces chemins, pour se rendre d'une maison à l'autre, souvent Angélique prenait la main de Charles-Henri et l'emmenait avec elle.
Il ressemblait à Jérémie Manigault, son jeune oncle, avec les yeux sombres de Jenny.
Un jour qu'ils revenaient tous les deux, tranquillement, Angélique se surprit à réfléchir intensément sur cet enfant, tandis que leurs pas faisaient grincer la neige. Il n'avait personne. L'on s'en occupait avec soin et tout le monde l'aimait et le gâtait mais il n'appartenait à personne. Jenny ne reviendrait jamais. Et c'était à elle qu'elle l'avait remis.
– Charles-Henri, dit-elle, appelle-moi : maman.
– Comme Honorine et les jumeaux ?
– Oui, comme Honorine et les jumeaux.