Chapitre 43

Un elfe aux cheveux blonds descendit la prairie, encore verte, en courant et en dansant, venant au-devant de lui.

Elle avait un regard qui lui parut familier. Il la trouvait d'emblée fort mignonne, et quand elle s'arrêta à quelques pas pour le considérer d'un air pensif, il se souvint qu'une des filles de cet oncle retrouvé après un silence de près de trente ans, aurait, prétendait-on, des traits qui rappelaient ceux de sa mère, Angélique de Peyrac, née Sancé de Monteloup. Ce qui, sur le moment, lui avait paru impossible. Dans son for intérieur, il dut faire amende honorable.

Il ne serait plus le seul à évoquer un visage qui faisait soupirer le roi lorsqu'il paraissait, ce qui à la fois flattait et n'était pas sans inquiéter le jeune page, porteur malgré lui, de sombres souvenirs pour Sa Majesté.

C'était une évidence qui en entraînerait une autre. Les deux jeunes gens se ressemblaient tellement tous les deux qu'ils finirent par en rire.

– Cousine, embrassons-nous ! Comment vous nommez-vous ?

– Marie-Ange. Et vous, je suppose que vous êtes Cantor !

Il regardait autour de lui et commençait de s'étonner de n'apercevoir personne d'autre, comme si la jeune fille aux allures de fée eut été la seule habitante d'un domaine endormi sous le coup d'un subit enchantement.

Elle l'avertît que ses parents étaient absents. Ils avaient été convoqués à Québec et avaient dû partir pour la capitale afin d'accueillir le gouverneur qui remplaçait M. de Frontenac. Ce qui n'avait pas empêché ledit gouverneur d'arriver à Montréal presque aussitôt après le départ de M. et Mme du Loup.

– Mais qu'est-ce que c'est que cette maladie de voyager et de courir à cause du gouverneur ? s'écria Cantor, à nouveau bouleversé. Les gens deviennent-ils fous ?

– En effet.

– Pourquoi ?

– Parce que le nouveau gouverneur, et surtout son épouse, sont en train de mettre tout le pays à l'envers.

Enfin quelqu'un qui ne se laissait pas endormir. Elle le regardait de ses yeux clairs et tranquilles, un peu moqueurs.

– Pourquoi vous désolez-vous tant de ne pas voir mes parents ?

– Ils auraient pu me donner des nouvelles de ma petite sœur Honorine. Je sais qu'elle a essayé de les joindre.

– Si c'est pour votre sœur que vous vous inquiétez, je peux, moi, vous donner de ses nouvelles.

Il faillit la secouer d'importance.

– Vous l'avez vue ?

– Non. Mais je sais ce qu'elle est devenue. Un Indien m'a porté de ses nouvelles.

– Parlez, je vous en conjure.

– Elle a d'abord été cachée parmi les Iroquois de la mission de Khanawake du côté de la Madeleine, en face de La Chine, et puis ensuite, les Indiens l'ont emmenée plus loin.

– Pourquoi ?

– Pour qu'elle échappe à cette femme qui voulait la tuer.

Le pauvre Cantor sentit sa poitrine se dilater sous l'effet d'un soulagement incommensurable.

– Ça, ma mie, vous me plaisez, fit-il en passant un bras affectueux autour des épaules de l'adolescente. Venez me raconter tout cela dans un endroit tranquille, loin des yeux curieux qui repèrent de loin.

Il s'attendait à ce qu'elle le fît entrer dans le manoir, mais elle le conduisit du côté des communs et l'introduisit dans un vaste bâtiment moitié grange, moitié entrepôt. Des crochets au plafond supportaient des lots de fourrures. Dans un coin, une bonne partie de la récolte de foin avait été resserrée et c'est là qu'ils s'assirent.

Il remarqua quelques objets de toilette, peigne, brosse, posés sur un coffre, un coussin, une mante et un pot à braises comme on en trouve sur les navires.

Après le départ des parents, racontait Marie-Ange, cela n'avait pas tardé. « Ils » étaient revenus. Et l'ennui c'était qu'elle n'avait pas compris que cette fois ce n'était pas pour eux.

– Je les ai vus de loin. Leur carrosse était arrêté au bas du grand pré, sur le chemin du Roi. Je ne savais pas ce qu'ils venaient faire là ni ce qu'ils attendaient. Je ne l'ai su que plus tard. Mais c'était la petite qu'ils attendaient, et c'est là qu'ils l'ont attrapée.

– Seigneur ! s'exclama Cantor en blêmissant.

Elle posa vivement sa main sur son bras.

– Elle leur a échappé, vous dis-je ! Mais prenez patience. Laissez-moi poursuivre mon récit. Ils sont revenus le lendemain, tous ces Français, comme des perroquets avec leurs talons rouges, leurs dentelles et plumes. Cette fois, ils sont montés vers le manoir. Madame la gouverneur marchait à leur tête. J'ai dit à mes jeunes frères : « Déguerpissons ! Sortons par l'arrière, et allons nous cacher dans le bois. »

« Ils n'ont trouvé que maison vide. Mais après leur passage, je ne voulais pas revenir dans les murs. J'ai envoyé mes frères loger à la ville, les plus grands chez ces Messieurs de Saint-Sulpice où ils sont élevés, et le plus jeune, chez ma sœur qui est mariée à un officier en garnison au bourg de Saint-Armand. En attendant, j'ai pris logis dans ce magasin. Quelques jours plus tard, j'ai aperçu l'Indien qui tournait aux alentours, cherchant du monde à qui délivrer son message. Je l'ai appelé et il m'a tout raconté.

« Honorine s'est enfuie avec l'aide d'une de leurs sœurs baptisée de la tribu des Agniers et ils l'ont cachée parmi eux, à Khanawake. Mais, quand ils ont vu que cette femme venait la rechercher avec tant de constance et que leurs pères jésuites, croyant bien faire, lui apportaient aide, ils ont été très effrayés. Ce que voyant, ils l'ont confiée à une caravane de citoyens des Cinq-Nations qui, bien que baptisés, souhaitaient se rapprocher de leur pays d'Iroquoisie.

– Elle est sauvée !..., s'écria Cantor en se dressant, et en lançant en l'air son chapeau.

En attrapant les mains de Marie-Ange, il la fit tourner dans une ronde enthousiaste.

– Ma sœur est sauvée ! Petite cousine, vous allégez mon cœur d'un poids sans pareil ! Ce gibier faisandé, ces fauves de Cour ne pourront plus la poursuivre au fond de nos forêts !...

– Ils ne l'ont pas tenté. L'on murmurait que Mme de Gorrestat avait peine à dissimuler son déplaisir devant l'inanité des recherches.

– Quel chemin les gens de Khanawake ont-ils pris pour rejoindre le pays des Cinq-Nations ?

– Je l'ignore. Le baptisé m'a dit que l'itinéraire devait rester secret afin de faire courir le moins de danger possible à l'enfant.

– Soit ! Je trouverai..., mais plus tard. Auparavant, je dois en finir avec le démon. Et croyez-moi, ma mie, ce ne sera pas chose facile que de débarrasser la Terre de sa présence impie.

Comme il ébauchait un mouvement pour prendre congé, la jeune fille le retint.

– Le soir tombe. Vous devriez suivre la route, car cette partie du fleuve n'est pas navigable la nuit. Qu'allez-vous faire à retourner en ville et qu'on vous reconnaisse. Au moins, demeurez jusqu'à demain. Le jour sera neuf et vos forces aussi. Je vais aller vous chercher à manger.

Tandis qu'elle s'éclipsait, Cantor se laissa aller en arrière dans le foin. Il étendit ses membres courbatus. Maintenant qu'il était rassuré sur le sort d'Honorine, il se sentait fourbu. Il n'avait plus la force de penser à rien et il demeurait seulement ébahi de cette rencontre avec Marie-Ange, sa cousine. C'était vrai qu'elle ressemblait à sa mère, et il s'imaginait volontiers que celle-ci devait avoir la même vivacité ailée, dans sa jeunesse à Monteloup. Elle l'avait encore lorsque, sous l'aiguillon d'un travail à accomplir ou d'une directive à donner, toutes choses urgentes à l'habitude, il lui prenait l'idée de courir, de traverser prés ou maisons, de gravir allègrement un escalier ou un sentier des bois, sans souci d'âge ou de dignité de son rang.

Ce qui était surprenant, c'est que Marie-Ange avait aussi d'Angélique quelque chose de son âme, et près d'elle il se sentait en familiarité comme s'il l'avait toujours connue, qu'elle avait partagé ses jeux au Plessis ou à Versailles, dans sa petite enfance.

Elle revint avec de grandes tranches de pain, des charcuteries, un pichet de cidre. Tandis qu'il mangeait, elle s'étendit près de lui dans le foin et lui dit que son père lui proposait de partir en France pour connaître la vie d'une jeune noble française. Appuyé sur un coude, il sentit qu'elle l'examinait avec des yeux brillants de satisfaction.

Cela le gêna un peu. Il ne fallait pas oublier que ces filles canadiennes étaient assez hardies. Privilégiées par leur sexe en ce pays qui manquait de femmes, innocentes et « nature » comme tous les enfants qui naissaient hors des contraintes ou des inégalités d'une vieille société hiérarchisée, elles ne s'embarrassaient pas de « quant-à-soi » et de scrupules qui leur paraissaient sans objet. Les chemins alambiqués de l'Amour décrits par la « Carte du Tendre » et les subtilités des Précieuses parisiennes leur étaient inconnus.

Les curés de leurs paroisses et les religieuses qui les enseignaient avaient bien raison de les faire passer sans attendre de la férule de l'école à celle du mariage. Dès quatorze ans, c'étaient d'accortes petites femmes de colons, prêtes à assumer la solitude de l'hiver, les naissances annuelles, les travaux des champs et de l'étable, en de lointaines censives.

Marie-Ange du Loup, à seize ans, presque dix-sept, n'étant pas mariée, refusant tous les prétendants, et ne se reconnaissant pas de vocation religieuse, se trouvait dans une situation qui n'allait pas tarder à devenir difficile. Elle devait être à la fois plus enfant et plus « mûre » que ses compagnes, nées et élevées comme elle en Nouvelle-France, mais qui, du berceau au mariage, grandissaient étroitement motivées par ce destin de femmes de pionniers, de fondatrices de familles qui les attendait.

Ici, les années de formation mondaine n'étaient pas prises en compte.

– Cousin, n'est-il pas temps que nous nous tutoyions ?

– Comme tu le veux, petite cousine.

Elle se releva une nouvelle fois pour aller chercher une fourrure de grande taille qu'elle jeta sur eux deux étendus l'un près de l'autre, car le froid du crépuscule commençait à se faire sentir.

– À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.

– Le combat est pour demain, répondit-il en joignant ses paumes sur sa poitrine et en prenant l'attitude d'un gisant les yeux clos.

Il lui sut gré de ne pas poser d'autres questions et, loin de chercher à le distraire, de s'endormir après avoir enfoui son petit nez confiant contre son épaule.

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