Chapitre 73

Plus tard elle ôta ses vêtements encore tachés du sang du martyr et pénétrés de l'odeur de fumée, de l'odeur de l'hiver, de l'odeur des longs mois passés dans les ténèbres.

Elle souhaitait pleurer encore, mais quand elle se trouva revêtue de linge et de vêtements frais, non usés, et qu'elle reconnut dans les plis de la jupe, du caraco et du fichu, le parfum discret de son amie Abigaël, une euphorie bienfaisante la gagna.

Bientôt elle serait près de sa douce amie à se laisser entourer par elle d'attentions, à écouter la mer battre les rivages de Gouldsboro en attendant que surgissent les voiles du navire qui ramènerait Joffrey.

Abigaël avait songé à tout. Même à joindre à ses envois un sachet d'écorces de quinquina apporté par Shapleigh.

Elle glissa dans le sommeil, apaisée. Elle sut qu'elle dormait quand le visage du jésuite vint se pencher sur le sien. Ses yeux étaient bleus et il n'y avait aucune brèche noire dans le sourire de ses belles dents qu'elle n'avait pas eu le temps de réparer. Elle crut qu'il allait lui dire : « Il y a un orignal dehors !... Levez-vous. » Mais il se contenta de lui chuchoter : « Et Honorine ? » avec un clin d'œil complice, comme pour lui rappeler un secret entre eux, et qu'ils avaient encore une œuvre commune à mener à bien.

Ce rappel tira Angélique de son demi-sommeil avec un cri.

– C'est vrai ! Honorine !... Je sais pourquoi je ne veux pas quitter Wapassou, dit-elle à Colin qu'elle aperçut, veillant toujours à son chevet. Je dois y attendre Honorine. Elle ne sait pas que Wapassou a brûlé et essaiera de nous rejoindre ici.

Colin Paturel ignorait tout de l'odyssée d'Honorine, et croyait se souvenir que l'enfant était en pension, chez les religieuses à Montréal. Mais, voyant Angélique s'agiter, il lui affirma qu'ils resteraient à Wapassou aussi longtemps qu'il le faudrait pour attendre Honorine, se promettant de la raisonner le jour venu. Pour le moment, la nuit était encore profonde. Il fallait dormir, insista-t-il.

Combien elle était faible, nerveuse et diaphane ! se disait-il, en la regardant repartir dans le sommeil, comme sous le coup d'une défaillance, mais toujours indomptable.

Colin Paturel s'agenouilla près d'elle et posa ses lèvres sur la main abandonnée.

– Merci ! Merci mon agneau ! lui murmura-t-il. Merci d'avoir sauvé le bonheur de nos vies en surmontant ta mort...

La seconde phase de son repos, un peu avant l'aube, fut pour Angélique plus troublée. « Les Iroquois ! Les Iroquois, répétait-elle, poursuivant une pensée qui la fuyait mais qui, à la fin, se précisa. Les Iroquois, mais ce sont eux, au moins certains d'entre eux, qui pouvaient me donner des nouvelles d'Honorine... Si elle a passé l'hiver chez une de leurs nations... J'ai oublié de m'informer près d'eux... »

Elle s'éveilla en s'écriant : Les Iroquois. Elle était seule cette fois, dans une chambre ensoleillée. On l'avait laissée dormir, malgré le jour venu.

Fâchée contre elle-même, elle se jeta hors de sa couche, toutes ses forces ranimées.

– Les Iroquois sont-ils encore dans les parages ?

– Oui ! Fort bruyants et désagréables pour notre malheur, ils continuent de palabrer et de se quereller au fond du vallon.

– Dieu merci !...

Elle lui expliqua qu'il fallait immédiatement ou les joindre ou les convoquer car, par eux seuls, elle pouvait espérer obtenir des nouvelles d'Honorine. Sans essayer de la distraire de son idée fixe, Colin put aussitôt lui donner satisfaction. Point n'était besoin de les convoquer. Les Iroquois montaient vers eux. Outtaké s'était fait annoncer avec les siens pour l'heure prochaine.

En sortant, Angélique aperçut le grand fauteuil de bois qui avait été porté dehors.

– Le messager du Mohawk a recommandé de sa part qu'on te prépare un siège afin que tu puisses écouter, sans fatigue, sa harangue qu'il compte nous adresser avant de prendre congé de nous et qui sera longue.

Angélique prit place dans le fauteuil préparé pour elle, en hochant la tête avec résignation.

« Ces Indiens, je ne les comprendrai jamais !... »

Dans l'esplanade, son regard embrassait la perspective de Wapassou, qui lui parut plus déserte encore que dans les premiers jours où ils y étaient arrivés, en caravane, des années auparavant, pour rejoindre déjà au fond de ce terrier les quatre mineurs qui avaient commencé d'y travailler.

À gauche, elle distinguait une partie du lac d'Argent, miroitant au soleil comme s'il avait oublié que sur sa plaine blanche elle avait couru, pourchassée par les loups, en traînant un cadavre d'orignal.

Au loin, dans la combe verdoyante du vallon, la foule brune des Iroquois s'agitait et leurs démarches et allées et venues, pouvaient laisser envisager qu'ils se préparaient au départ.

– S'ils montent sans armes, il faudra que nos sentinelles dissimulent les leurs, recommanda Angélique à Colin.

Elle demanda que les deux jeunes gens qui s'étaient chargés de veiller sur Raimon-Roger et Gloriandre, vinssent se placer à ses côtés avec les petits. Ses deux rejetons, elle en était persuadée, ne manqueraient pas d'être intéressés par le spectacle bariolé d'une délégation iroquoise, mais ce n'est pas pour cela qu'elle prenait cette mesure, qui souleva autour d'elle des murmures de désapprobation. Elle expliqua à ceux qui s'inquiétaient que la vue des enfants flattait les Indiens et surtout les farouches Iroquois, leur prouvant qu'ils n'inspiraient pas de crainte et qu'on les recevait en amis de la famille.

À part quelques hommes du groupe qui avaient couru les bois pour la fourrure, ou qui avaient eu l'occasion d'habiter dans des villages des frontières, la plupart de ceux qui étaient venus des rivages se porter à leur secours nourrissaient un solide préjugé de méfiance vis-à-vis des Indiens de l'intérieur, plus encore envers les Iroquois, très redoutés, et dont les partis de guerre venaient de fort loin, semer la panique chez les Algonquins de l'est.

Angélique restait calme. Pour sa part, elle ne redoutait rien. Elle redoutait seulement de perdre patience. Ou de se laisser gagner par l'impatience durant le discours, dans son attente de recevoir quelques nouvelles de sa fille. Elle avait hâte d'interroger Outtaké. Par lui. elle obtiendrait peut-être une indication, quelqu'un qui l'aurait vue, aperçue, qui sait ?... aurait parlé avec l'enfant, et qui lui rendrait l'espoir, en lui assurant qu'elle était toujours en vie, malgré les guerres, les épidémies et la famine. Elle devrait donc attendre sans nervosité la fin de sa harangue.

Une petite main se posa sur la sienne, qui reposait sur l'accoudoir du fauteuil.

– Moi aussi, je suis là, lui dit Charles-Henri lui rappelant sa présence d'une voix gentille.

Angélique l'entoura de son bras et le serra sur son cœur.

– Oui, toi aussi, tu es mon fils, mon vaillant petit compagnon. Tu vas te tenir debout près de moi et m'aider à recevoir le chef des Cinq-Nations. Garde ta main sur la mienne et tiens-toi droit comme un fier soldat que tu es.

Qu'allait-il lui demander encore, Outtaké ? L'impossible... ou peut-être rien. Avec lui, on pouvait s'attendre à tout.

– Voici notre théâtreux qui s'avance, dit-elle à Colin, qui se tenait derrière elle et qu'elle devinait plus tendu et moins à l'aise que s'il avait eu à prendre d'assaut toute une flotte de pirates des Caraïbes.

Mais pour sa part, avec le petit Charles-Henri à ses côtés, elle les regardait venir sans frayeur, et presque sans rancune. Ils portaient à leur ceinture leurs petites hachettes de combat et leurs tomahawks de pierre rouge ou blanche. Ils avaient laissé leurs mousquets dans le vallon, et Angélique fit signe aux porteurs de mousquets qui se tenaient la mèche prête, d'aller se dissimuler derrière la maison ou dans les broussailles alentour.

Les chefs principaux des Cinq-Nations s'arrêtèrent à quelques pas de son fauteuil, avec derrière eux la masse de guerriers assemblés.

Un soleil pâle, un soleil encore froid d'hiver les éclairait.

Malgré leur harnachement de plumes et de fourrures, de pointes de porc-épic dans leurs cheveux dressés, de colliers de dents d'ours, de bracelets de duvets teints en rouge, ils étaient maigres, aussi maigres que des loups affamés. Leur chair lui parut blafarde sous la résille bleutée de leurs tatouages. Elle ignorait qu'ils avaient vécu cachés de longs jours dans les ténèbres de la Terre, en traversant, sur plusieurs lieues, les méandres de grottes et de rivières souterraines.

L'homélie d'Outtaké, contrairement à l'avis qu'il en avait donné, fut de courte durée. Mais, bien qu'il en choisît avec soin, dans son français châtié, les mots, ce fut un discours difficile à saisir. Chaque parole en portait une autre et allait plus loin, telles les lignes superposées des montagnes.

Plus tard, elle s'en souviendrait comme une main effleurant les cordes d'une harpe, et dont les sons lui seraient parvenus amplifiés par l'écho, et l'écho de l'écho.

Pourtant, il commença par parler en toute simplicité de sa querelle avec Hiyatgou.

– L'un de nous devrait être mort. C'est la loi. Et nous voici devant toi en vie, tous deux. Ce qui veut dire, Kawa : Il a été de ton dernier combat comme de mon combat avec Hiyatgou : pas de vainqueur, pas de vaincu. C'est le combat qui ne décide rien. Parce qu'en fait, il n'y avait pas d'ennemi et il n'y avait pas de guerre. Seulement un précipice, et un pont qui manquait pour se rejoindre. Mais la clause est secrète et il faut se cacher de ceux qui ne voient pas le pont et qui ne comprennent pas pourquoi nous l'avons franchi.

« Ticonderoga m'a fait faire des choses bien étranges dès que je l'ai vu. Il tordait mon être à l'intérieur comme une peau dans l'eau de la rivière. Il obligea ma raison à penser un peu à côté de son chemin habituel, ce qui est une douleur et un danger, mais peut mener au pont.

« Toi, tu étais l'esprit flottant de Ticonderoga. Lui se tenait à la terre, lourd du poids de sa science, et toi, tu courais en avant, légère et invisible pour me happer. Je l'ai su quand je vous ai vus à Katarunk, après le feu. Deux et unis, et d'une telle force. C'est ce qu'a dit la Robe Noire. « Unis on ne peut les abattre. Il faut les séparer ».

Où, quand, Sébastien d'Orgeval avait-il expliqué cela au chef des Cinq-Nations ?... Sans doute, jamais. Outtaké l'avait peut-être entendu en songe...

– Mais Ticonderoga n'est plus là, et toi tu vas partir. Me voici obligé de marcher encore un peu à côté de mon chemin si je ne veux pas tout perdre. Et voici pourquoi Hiyatgou est en vie... Voici pourquoi je l'ai épargné, fit-il, jetant un regard provocant au chef des Onondagas.

« Un seul mot encore que j'ai besoin d'entendre de ta bouche, Kawa. Assure-moi, assure-moi que celui qui est mort hier ne reviendra pas pour nous détruire...

– Comment peux-tu douter ? fit-elle, surprise de lire sur ses traits impassibles une réelle anxiété. Tu es averti de ces choses mieux que moi-même.

– La faim et la défaite ont affaibli la clarté de mes presciences. Autant Ticonderoga me fortifiait, autant Hatskon-Ontsi troublait et affaiblissait mes jugements.

– Tu parles au passé. Tu te donnes la réponse à toi-même, Outtaké. Il n'y a ni vaincu, ni vainqueur, disais-tu, parce qu'il n'y a jamais eu d'ennemi. Toi qui as mangé son cœur, tu sais maintenant de quel amour il vous aimait...

– Ne va-t-il pas s'employer à aider ses frères de race, les Français, contre nous ?

– Non ! Les Français n'ont pas autant besoin de lui que vous autres, Iroquois des Cinq-Nations, et c'était pour vous qu'il était venu. Je te le dis parce qu'il me l'a dit et que je le sens ainsi. Il est venu pour demeurer avec vous. Encore un peu de temps, et il se glissera parmi vous. Je sais que toi surtout, tu le sentiras toujours présent pour t'aider dans ta tâche et combattre à tes côtés.

– Veux-tu dire qu'il aura découvert la justice de notre cause et l'horrible trahison dont nos ennemis nous accablent ? interrogea le Mohawk, ses prunelles noires laissant miroiter une étincelle de joie et de triomphe.

Angélique ferma les yeux. À l'image de Wapassou détruit, l'Amérique qu'ils laissaient derrière eux lui apparaissait comme un champ de ruines, une terre brûlée, une terre qui se dévorerait elle-même jusqu'à ce que les surgeons aux racines les plus robustes réussissent à se maintenir et à dominer le chaos.

Elle n'était pas en état de jeter sur l'avenir un regard optimiste, mais devait lui répondre et lui rendre confiance.

– Il aura découvert que tu as mérité de l'avoir à tes côtés pour te soutenir et te conseiller jusqu'au bout de tes jours, répondit-elle avec fermeté, mais en soulevant ses paupières avec peine.

Ce bref instant où elle avait fermé les yeux pour réfléchir, elle avait cru qu'elle allait s'évanouir ou pour le moins s'endormir tant elle était fatiguée, mais elle savait que même blessés ou menacés comme ils l'étaient présentement, les Sauvages, et surtout son interlocuteur, étaient capables de reculer leur départ et de minimiser le danger qui les guettait, afin de poursuivre une discussion « de valeur », montrant, à présenter et réfuter les arguments de leur défense et de leurs attaques, une endurance qui pourrait les mener jusqu'au soir.

– Crois-tu vraiment, recommença Outtaké, rassemblant son souffle, pour une longue période...

Les paupières d'Angélique étaient retombées. Elle les rouvrit avec vaillance et fut surprise de voir le chef des Cinq-Nations incliné devant elle et lui présentant sur ses deux paumes une mince lanière de cuir enfilée de perles de koris blanches, noires et mauves.

– Je t'offre cette branche de porcelaines, dit-il. C'est tout ce qu'il me reste du trésor de guerre des Mohawks que les Français appellent Agniers. Garde-le en signe de mon alliance éternelle, et celui-là, ne le perds pas.

– Mais, je n'ai pas perdu le wampum des Mères des Cinq-Nations que tu m'envoyas lors de notre premier hivernage ici, protesta Angélique. Il a disparu dans l'incendie de Wapassou. Peut-être, si l'on fouillait les décombres, le retrouverait-on ?

– Les mères sont mortes qui te l'avaient envoyé, dit Outtaké d'une voix creuse, et le wampum qu'elles avaient tissé de leurs mains est enseveli sous les cendres. Ainsi vont les signes.

Il se recula de quelques pas, laissant le brin de coquillages enfilés sur les genoux d'Angélique.

– Et maintenant, j'ai à te donner des nouvelles de ta fille dont le nom est imprononçable, et que nous autres, Iroquois, nous nommons Nuée Rouge, fit-il d'un ton volontairement neutre et mesuré.

Mais son regard pétilla de malice, se réjouissant à l'avance de ce qu'il allait déclencher par ces paroles chez une aussi impulsive Française que celle qu'il avait sous les yeux et qui, si bien s'efforçait-elle de respecter les manières pondérées des Indiens, restait soumises au sang bouillonnant et anarchique de la race des visages-pâles sans éducation.

Cela ne manqua pas.

Angélique poussa une exclamation de joie, et son expression dolente fit place à l'excitation la plus éveillée du monde.

– Honorine ! Ma fille Honorine ! Tu sais quelque chose d'elle ?... Tu sais où elle est ? Ah ! Diable de Mohawk ! Pourquoi te taisais-tu ? Pourquoi ne pas me le dire aussitôt ?

– Parce qu'ensuite tu n'aurais plus rien écouté des discours que j'avais à te faire. Tu n'aurais plus apporté la moindre attention aux paroles très importantes que j'avais à te communiquer avant de te quitter, et peut-être ne plus te revoir jamais, et je tenais à m'adresser à une personne aux oreilles ouvertes. Tu n'aurais même pas remarqué, je te connais, fit-il avec un grand geste désabusé, que je t'offrais mon unique branche de porcelaines en signe d'alliance éternelle, Ô, mère que tu es ! Ô, Femme ! Femme ! Femme que tu es, car tu es trois fois femme, par la lune et par les étoiles. Il y a des femmes qui peuvent se souvenir de l'homme qu'elles furent dans un autre cycle, et trouver les mots ou attitudes qui ne choquent point la dignité de celui qui s'adresse à elle, mais toi, tu as toujours été trop femme pour t'en préoccuper...

– Parle ! s'écria Angélique, en se cramponnant des deux mains aux accoudoirs de son fauteuil.

Si elle avait eu à faire à Piksarett, elle se serait dressée pour le secouer par ses tresses d'honneur.

– Parle ! Je t'en supplie, Outtaké ! Dis-moi tout ce que tu sais d'elle, et ne me fais pas languir ou je te promets que je vais me souvenir que je fus moi aussi un guerrier qui maniait le coutelas mieux que toi-même, et qui te l'a fait comprendre un soir près de la source, et ceci n'arriva pas dans une vie antérieure.

Outtaké éclata de rire, imité par ses compagnons qui ne comprenaient qu'à demi l'allusion, mais appréciaient l'animation de la scène.

Puis, se calmant :

– Soit ! Je te dirai tout ce que je sais d'elle. Je te dirai d'abord ce que je sais d'elle de certitude.

– Où est-elle ? Est-elle vivante ? L'as-tu rencontrée ?...

Le Mohawk prit un air offusqué.

– Rencontrée ? Que dis-tu ? Mais tous les mois d'hiver elle partagea la vie d'une famille dans la longue maison de l'Ohtara du Chevreuil aux Oneiouts, et tous les jours, moi qui me rendais au Conseil de la Fédération comme chef des Cinq-Nations, je la vis et devisai avec elle, jusqu'au jour où, maudit soit-il, le nouvel Onontio de Québec mena à nouveau ses troupes jusqu'à notre vallée des Cinq-Lacs, et brûla la bourgade de Touansho malgré ses fortes palissades après un effrayant combat.

« C'est pourquoi, je ne peux répondre de certitude à ta première question : Où est-elle ?... Ni à la seconde : Est-elle vivante ?... Car, tu l'ignores peut-être, presque toute la population de cette bourgade a péri, sauf les quelques misérables que je pus entraîner avec moi et soustraire par mon habileté à la fureur vengeresse des Français et de leurs damnés Hurons, et de ces chiens d'Abénakis. Tout ce que je peux dire de certitude, c'est qu'elle ne fut pas parmi nous.

Il suspendait d'un geste le mouvement désespéré d'Angélique.

– Je sais qu'un certain nombre de femmes et d'enfants iroquois, m'a-t-on dit, ont été emmenés par les Français jusqu'aux missions de Saint-Joseph ou de Quinte près du Fort-Frontenac, mais je ne peux pas te dire de certitude si elle se trouvait parmi eux.

Voilant son visage de ses mains pour dissimuler ses traits, Angélique refusait d'envisager que l'enfant eût péri dans les flammes des villages incendiés. C'était impossible. Il fallait donc souhaiter qu'Honorine se trouvât entre les mains des Français, ses compatriotes, que ceux-ci la ramèneraient à mère Bourgeoys ou à son oncle et sa tante du Loup.

Outtaké éleva le bras avec solennité, comme pour réclamer du ciel l'inspiration et, des personnes présentes, la plus scrupuleuse attention.

– Et maintenant, je vais te dire ce que je sais d'elle, Nuée Rouge, par voyance.

Il ferma les yeux et se prit à sourire.

– Elle arrive ! murmura-t-il. Elle vient vers nous ! Ne te hâte pas de quitter ces lieux, Kawa, car ton enfant se dirige vers le lac d'Argent pour t'y retrouver. Elle est accompagnée... d'un ange !...

Il s'esclaffa derechef, comme s'il avait été le témoin d'une cocasse plaisanterie.

– Ah ! Tu m'écoutes à présent, et sans dormir cette fois !...

Il riait de plus belle, soutenu par l'hilarité de ses guerriers. Ce fut sur ces éclats de franche gaieté suscitée une fois de plus par les expressions interloquées des Blancs, et leurs difficultés à ajouter foi aux révélations si sûres des songes, que les Iroquois s'éloignèrent et se séparèrent de celle qu'ils ne reverraient, sans doute, jamais plus.

Abasourdie par ce qu'Outtaké venait de lui dire, Angélique réalisa trop tard qu'ils s'étaient éclipsés. Et lorsqu'elle voulut au moins faire revenir Outtaké pour lui demander plus de renseignements et prendre mieux congé de lui, on ne trouva plus trace du chef Mohawk, ni de ses compagnons.

– Par grâce, rattrapez-le, supplia-t-elle.

Outtaké n'avait-il pas dit d'Honorine : « Je la voyais tous les jours » ?... Elle aurait voulu le questionner sur sa petite fille perdue au cœur de la si grande Amérique.

Et puis, elle s'avisait qu'à aucun moment elle n'avait songé à le remercier pour les sachets de nourriture qu'il lui avait fait parvenir par l'intermédiaire du jésuite.

– Rattrapez-les !

Mais on ne rattrape pas des Iroquois qui sont repartis à la recherche des fragments errants de leurs tribus afin de les ramener dans la vallée des Ancêtres, et à la recherche de leurs ennemis afin de les exterminer.

Ils s'étaient fondus à travers le vaste paysage de monts, de bois et de gouffres, aux pistes invisibles et intracées.

Et à vrai dire, personne ne se sentait vraiment très empressé de vouloir les rattraper.

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