VIII












Longtemps, Ludmilla s’était gardée de penser à Edgar car cela la faisait souffrir. Un jour, en se promenant, une Marly qui passait lui fit venir à l’esprit l’image de son éphémère mari. Elle se rendit compte qu’elle ne souffrait plus. Cette évocation lui faisait même plaisir. Elle se remit à penser au temps qu’elle avait partagé avec Edgar. En somme, il avait pris place dans le vaste répertoire de ses souvenirs, bons ou mauvais : sa mère, son village, un chat roux qu’elle avait eu enfant et qu’elle avait beaucoup aimé.

Elle était désormais très occupée par ses cours de musique. À vrai dire, le solfège l’ennuyait. Elle l’apprenait comme on suit des études arides en vue de pratiquer un métier. Ses seuls bonheurs, en musique, étaient les moments où elle chantait sous les voûtes de la chapelle. La beauté de sa voix l’avait fait connaître dans le voisinage. Il lui arrivait d’aller se produire dans d’autres églises, même si les sœurs n’aimaient pas cela. Elle continuait à travailler pour améliorer sa technique. Sa vieille professeure de musique ne serait pas éternelle, elle le savait. Il était urgent de tirer d’elle tout ce qu’elle pouvait en apprendre. Un jour, il serait trop tard.

En ce printemps de 1968, elle entendit des rumeurs de révolution. L’institution où elle habitait était presque autant à l’écart du monde que son village d’Ukraine autrefois. Ses camarades discutaient avec animation, commentaient des bribes d’information. L’une d’elles, qui faisait figure d’aventurière, s’était trouvée coincée la nuit précédente entre une barricade et une charge de CRS.

Ludmilla ne comprenait rien à tout cela. La situation, cependant, lui semblait grosse d’un cataclysme. Certaines cantates de Bach, ce mois-là, résonnaient en elle de façon solennelle comme si elles annonçaient de mystérieux décrets de la Providence.

Elle pensait que ces phénomènes se produiraient bien loin d’elle et à une échelle nationale. Au lieu de quoi, le tremblement de terre la concerna en propre et sous la forme la plus particulière.

Un matin du début de mai, une voiture de sport bleue se gara devant le portail des sœurs. Un homme élégant en sortit. Sa silhouette était élancée. Il portait un complet à la mode, c’est-à-dire cintré et avec le pantalon large aux chevilles. Une cravate à fleurs était nouée autour de son cou. Il tenait à la main un bouquet de pivoines qu’enveloppait un cône délicatement froissé de papier cristal. Il se dirigea d’un pas assuré vers le bureau de la sœur tourière. Ludmilla allait partir à sa leçon de musique. Elle était vêtue pour le printemps, avec un corsage blanc brodé, sans manches, et une jupe rouge, trop courte à son goût, que ses amies l’avaient encouragée à choisir. Ce qui la réjouissait, c’était ses sandales légères en cuir. Elles lui donnaient la sensation de marcher pieds nus comme jadis dans la campagne.

En passant dans le couloir, elle remarqua quelques filles attroupées autour d’une des fenêtres qui donnaient sur la cour d’honneur. Elles observaient en riant les démêlés du visiteur avec les sœurs. L’affaire devait être grave car on avait appelé la supérieure.

L’institution protégeait ses pensionnaires. Pour éviter que des maquereaux ne viennent harceler leurs anciennes protégées, tous les hommes étaient arrêtés au parloir. Aucun mâle n’était autorisé à entrer dans le bâtiment. Le visiteur ne semblait pas l’accepter. On entendait des éclats de voix et il agitait ses fleurs sous le nez des religieuses. Les filles riaient à la fenêtre. Ludmilla, par curiosité, approcha. L’homme réapparut à ce moment-là l’air furieux, balançant son bouquet à bout de bras la tête en bas. C’était Edgar.

Sans avoir jamais réfléchi à ce qu’elle ferait en pareil cas, Ludmilla réagit sans aucune hésitation. Elle poussa ses camarades, se pencha par la croisée ouverte et cria avec la même énergie qu’elle mettait dans son chant.

— Edgar !

Il se figea, chercha d’où venait cette voix désirée, vit Ludmilla et lui sourit. Elle dévala l’escalier en courant, sortit sur le perron. Au grand scandale des sœurs, ils s’embrassèrent en plein milieu de la cour d’honneur. Puis, se tenant par la taille, ils marchèrent jusqu’à la voiture. Toute l’institution les regarda démarrer et s’éloigner.

L’indignation était générale. Les sœurs réprouvaient semblable étalage de sentiments devant des jeunes filles. Quant aux jeunes filles en question, elles avaient donné en vain à Ludmilla pendant tous ces mois des conseils venimeux pour qu’elle oublie cet homme. L’irruption de l’amour est un phénomène reconnaissable entre tous, y compris par celles et ceux qui ne l’ont jamais éprouvé. Les retrouvailles impudiques de ces deux-là portaient sa marque et rendaient inutiles ou ridicules les interdictions, considérations morales et autres recommandations qui se prétendaient avisées.

La voiture d’Edgar était garnie de sièges en cuir bordeaux et le tableau de bord en racine de bruyère brillait de laque transparente. Par les fenêtres ouvertes entrait un air tiède et piquant, chargé des pollens du printemps. Ils ne se disaient rien, riaient. Edgar ôtait de temps en temps la main qui tenait celle de Ludmilla pour changer les vitesses.

Il y avait peu de voitures dans les rues, sans doute à cause des événements qui secouaient Paris en ce mois de mai 1968. Ils remontèrent l’avenue de l’Observatoire en roulant au milieu de la chaussée et, à Port-Royal, Edgar grilla même un feu rouge. Il avait vaguement l’impression qu’il aurait dû parler, donner quelques explications mais il n’y parvenait pas. L’instant était si voluptueux qu’ils avaient l’un et l’autre envie de le prolonger en silence. Edgar tira de sa poche des cigarettes américaines, des Lucky Strike sans filtre. Il les tendit à Ludmilla. Elle hésita, sourit, n’osa pas avouer qu’elle n’avait jamais fumé. Crânement, elle en prit une, en huma le tabac, la pinça entre ses lèvres. Edgar pressa l’allume-cigare et le porta devant leurs deux cigarettes. Ludmilla aspira une longue bouffée, grimaça à cause de l’amertume mais se retint de tousser. Edgar l’observa et ils partirent d’un grand éclat de rire qui remplaçait tous les commentaires.

Qu’aurait-il pu lui dire, de toute manière ? Bien des choses restaient mystérieuses à ses propres yeux. Il ne savait pas à quel moment précis il s’était remis à penser à Ludmilla. Il n’avait certainement jamais cessé de penser à elle. Mais ces évocations, à une certaine période, avaient changé de nature. Longtemps, elles avaient été douloureuses et désespérées : il était convaincu de l’avoir perdue. Parti volontairement, il s’étonnait que cette décision, qu’il ne regrettait pas, le laissât si nostalgique. Pendant ce temps, il suivait le cours chaotique de sa vie.

C’est à peu près au moment où il arriva chez le comte qu’il se mit à évoquer Ludmilla autrement. La culpabilité l’avait quitté. Il se disait qu’après tout il s’en était lavé en lui redonnant sa liberté. Restait le souvenir d’une histoire qu’il avait la conviction de n’avoir pas vécue. Le désir de protection, la honte, le sentiment d’indignité, tous ces parasites de l’âme avaient caché à ses yeux ce qu’il découvrait maintenant et trop tard : l’amour. C’est de cela, au fond, qu’il s’agissait et, s’il avait pu le voir à temps, il aurait évité bien des erreurs.

L’amour l’avait frappé lorsqu’il avait rencontré Ludmilla. L’amour encore lui avait donné l’énergie pour la tirer du bout du monde où elle vivait. Et c’était toujours l’amour qui entretenait son souvenir, qui faisait ressentir à Edgar de l’ennui et presque du dégoût chaque fois qu’il se rapprochait d’une autre femme. Il chercha d’abord à s’en délivrer, en chassant ces pensées quand elles venaient. Puis, à mesure qu’il construisait sa nouvelle vie, que les affaires semblaient lui réussir, il imagina qu’au fond rien n’était peut-être perdu. Il pourrait la revoir et, qui sait ? la reconquérir. Son aisance financière lui permettrait d’offrir à celle qu’il aimait toujours une vie plus belle que la première qu’ils avaient partagée. On voit qu’il ne pouvait tout à fait considérer l’amour en soi. Comme si ce sentiment tout seul n’eût pas suffi, il y mêlait à nouveau des aspects matériels. L’amour était pour lui un corps mou auquel seul l’argent et tout ce qu’il permettait d’acquérir servait de colonne vertébrale. En somme, il jugeait son aptitude à être aimé en fonction de sa capacité à gagner de l’argent. Faute de père, probablement, il s’était forgé cette idée du rôle masculin…

Quoi qu’il en fût, plus il réussissait, plus l’idée de revenir vers Ludmilla grandissait. Il finit par lui écrire à leur ancienne adresse. La lettre suivit un long parcours et l’atteignit enfin à l’institution. Elle ne contenait que quelques mots, à l’occasion de l’anniversaire de Ludmilla. Celle-ci répondit en s’appliquant. Elle ne voulait pas faire corriger les fautes par ses copines. Elle en laissa quelques-unes. Assez pour qu’il sût qu’elle avait écrit seule. Elle n’en disait pas beaucoup sur sa vie, parlait du chant et des sœurs. Il en conclut qu’elle était encore libre. C’était une idée à la fois présomptueuse et ridicule. Car, libre ou pas, elle aurait pu ne pas vouloir de lui. Et au contraire, si elle était toujours amoureuse, aucun autre engagement ne l’aurait retenue.

Ce malentendu n’eut pas trop de conséquences puisque Edgar décida de venir la voir. Son intention n’était pas de l’enlever, juste de reprendre contact, de lui offrir des fleurs. Mais la force du lien entre eux était telle qu’à peine réunis la passion avait eu raison de la bienséance et rendu tout préliminaire superflu. C’était comme la première fois dans le village d’Ukraine quand rien d’artificiel ne recouvrait encore leurs sentiments et quand ils étaient capables de se laisser envahir par l’évidence du désir.

Sans trop savoir pourquoi, arrivé au carrefour Cluny, au lieu de continuer vers l’île de la Cité et le boulevard de Sébastopol, Edgar tourna à droite et prit le boulevard Saint-Michel. Sans doute était-il attiré par le grand vide qui s’ouvrait devant lui. Cet axe d’ordinaire si fréquenté était silencieux et semblait offrir sa verdure, ses trottoirs larges, ses belles façades à la volupté du printemps. Edgar s’y engagea. C’était une mauvaise idée. Arrivés devant la faculté de Censier, ils tombèrent sur une manifestation d’étudiants. L’ambiance était tendue. Il était encore tôt et après les échauffourées de la nuit, un calme précaire était revenu devant les barricades qui bouchaient les accès à la Montagne-Sainte-Geneviève. Des forces de l’ordre tout juste relevées se mettaient en place. Face à elles, du côté des manifestants, on sortait des vapeurs de la nuit. L’irruption inopinée d’une voiture de luxe créa une sorte d’électrochoc de part et d’autre. Les étudiants l’accueillirent par une volée de projectiles en tous genres. Et la maréchaussée, pour s’échauffer, déclencha quelques grenades lacrymogènes dont une atteignit la carrosserie du coupé Mercedes au niveau de l’aile droite. Des éclats de verre, vestiges de la nuit précédente, jonchaient le sol. Deux pneus crevèrent, entraînant le véhicule dans un tête-à-queue particulièrement malvenu car il l’immobilisait au milieu du carrefour. Ludmilla et Edgar sortirent de la voiture en courant, craignant qu’elle ne prenne feu. Des rires et des quolibets accompagnèrent leur fuite. Si les jeunes insurgés avaient su qui ils insultaient, peut-être se seraient-ils ravisés. Edgar, fils d’une pauvresse, tout juste sorti de la misère, et Ludmilla, arrivée sans le sou d’une campagne ravagée, couraient sous les projectiles que leur lançaient de jeunes bourgeois en mal de révolution.

Comme il fallait choisir son camp, ils rejoignirent le côté des CRS où ils furent accueillis avec moins d’insultes mais guère plus de chaleur. Au terme des dix minutes qu’avait duré en tout cet incident, ils se retrouvèrent sur le quai Saint-Bernard, à pied. Ludmilla boitait à cause d’un talon qu’elle avait perdu et Edgar était au bord des larmes. Cette journée était décidément placée tout entière sous le sceau de l’inattendu. Nos amoureux, enfuis de chez les religieuses avec la fière allure de jeunes conquérants, parvinrent épuisés au domicile d’Edgar à la tombée de la nuit. Ludmilla avait les pieds en sang et Edgar tremblait de rage plus encore que de fatigue.

Si je raconte cet épisode, c’est moins pour l’anecdote qu’en raison de la manière bien différente dont il fut vécu par l’un et par l’autre. Cet écart n’est pas sans conséquence sur la suite des événements. Edgar m’a raconté qu’il était au creux du désespoir. L’actualité, dans son imprévisible cruauté, l’avait privé de ce à quoi il avait tant travaillé. Lui qui espérait offrir à celle qu’il aimait une entrée triomphale dans une nouvelle vie dut subir un ratage complet. C’est ainsi en tout cas qu’il vit l’abandon de sa belle voiture au milieu d’un carrefour du Quartier latin et son exode à travers Paris, revenu à la condition de piéton assoiffé et meurtri.

Ludmilla, quarante ans plus tard, se souvenait au contraire de cet après-midi comme l’un des moments les plus joyeux et les plus excitants de son existence, qui pourtant n’en manqua pas. Elle a gardé une image en particulier : leur traversée de la Seine sur le pont Sully. Notre-Dame se détachait sur le fond bleu pâle du ciel, l’eau était d’un gris velouté et le large parapet métallique était doux d’avoir été caressé par tant de mains de flâneurs et d’amoureux. Elle s’était arrêtée au milieu du pont pour embrasser Edgar. Encore bouleversé par ce qui venait d’arriver, il se laissait faire de mauvaise grâce. Alors, d’un coup, elle avait fait glisser le nœud de sa cravate et l’avait jetée à l’eau. La guirlande de tissu fleuri avait tournoyé longtemps dans l’air et était restée étalée à la surface du fleuve comme une algue flottante. Ludmilla avait glissé ses doigts dans la tignasse d’Edgar et l’avait libérée de son gaufrage de brillantine. Elle était attendrie de lui voir ce visage stupéfait d’enfant qu’un diable aurait soustrait à la discipline sacrée de sa première communion. Au fond d’elle, sans se l’avouer encore mais elle y repensa par la suite, elle était surtout heureuse que le concours des circonstances eût fait disparaître tous les accessoires, la Mercedes aux fauteuils de cuir, les cigarettes américaines, la cravate dernier cri. À ses yeux, ces détails n’étaient pour rien dans le fait qu’elle avait suivi Edgar. Il était bon qu’il sache qu’elle le préférait ainsi : décoiffé, dépenaillé, pieds nus. C’était encore trop. Elle voulait qu’ils soient nus tout à fait. Dès leur entrée chez Edgar boulevard Magenta, sans même un regard pour l’appartement dont il était si fier, elle arracha à la hâte son veston, sa chemise, lança au loin son corsage et laissa tomber sa jupe. Ils n’atteignirent pas la chambre à coucher, expression que Ludmilla avait d’ailleurs toujours eue en horreur. Un canapé, tandis qu’elle poussait Edgar en arrière, s’interposa et les recueillit. Jamais ils n’avaient éprouvé autant de volupté à se mêler l’un à l’autre. Le plaisir et la sueur de leurs assauts les faisaient frissonner dans la brise tiède de la nuit printanière. Au loin, ils entendaient des déflagrations assourdies, sans savoir s’il s’agissait d’une guerre lointaine ou d’une révolution minuscule.

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