XII
Le coup de poker de Ludmilla avait réussi au-delà de toutes ses espérances. Dans la nouvelle union que scellait leur deuxième divorce, Edgar était délivré des scrupules mentaux qui l’avaient tant entravé précédemment. Du coup, il avait retrouvé sa gaieté et toute son énergie. Il était redevenu lui-même, drôle, optimiste et enthousiaste.
Il avait fallu cette catharsis pour qu’il comprenne et accepte la manière que Ludmilla avait de voir le monde. Il se rendit compte qu’il la partageait tout à fait et que leur amour, sans qu’il en eût conscience, était né de cette secrète et profonde ressemblance. Il supporta avec mieux que de la résignation, je dirais du plaisir, les moments de gêne financière et même de privation.
Ils en traversèrent un après la soirée qui avait célébré leur séparation officielle. Ludmilla avait tout pris en charge avec les revenus de ses petits cachets. En bonne logique, ils auraient dû épargner ces sommes pour payer les dépenses courantes après la faillite. Au lieu de quoi, elle avait jeté leurs derniers fonds dans le brasier de la fête. Ils se réveillèrent avec la gueule de bois et sans le sou. Il leur fallut manger des patates pendant plusieurs semaines, se coucher parfois la faim au ventre, mettre au clou les robes que Ludmilla avait sauvées de la saisie et notamment celles de Saint Laurent qu’elle portait chez Dominique. En d’autres temps, Edgar aurait vécu cela avec culpabilité et angoisse. Au contraire, il se sentait prêt à bondir comme un lévrier maigre, ivre d’affronter les privations, remplaçant les nourritures du corps par celles de l’esprit : il lisait, réfléchissait, écoutait Ludmilla pendant ses répétitions. Ils étaient légers, joyeux, toujours gais et surtout confiants. La déesse Fortune aime s’amuser, c’est bien connu ; elle prodigue plus volontiers ses largesses à ceux qui la divertissent qu’aux geignards et aux désespérés. Et, en effet, plus rapidement qu’ils n’auraient pu l’escompter, elle les favorisa.
Vaclav, l’impresario de Ludmilla, avait toujours eu l’intuition, en dépit des avis de madame Florimont, qu’elle était faite pour les opéras romantiques et en particulier pour ceux de Verdi. Denise, de New York, s’était opposée à cette idée. Elle pensait que Ludmilla s’était construit une petite réputation dans le registre mozartien et qu’il fallait l’approfondir, sans brouiller son image. Vaclav fit mine de lui obéir mais il continua d’explorer d’autres possibilités. La chance finit par lui sourire. Ludmilla fut engagée comme remplaçante dans une représentation d’Aïda montée à l’Opéra de Paris avec de gros moyens. L’artiste vedette était Leontyne Price. La première se déroulait dans une salle comble. On remarquait dans les loges un grand nombre d’hommes politiques de premier plan dont le ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing. Tout ce que le monde lyrique comptait de critiques et de directeurs de théâtre avait tenu à être là.
Pour une représentation de cette importance, le rôle principal était doublé par une remplaçante officielle. C’était, pour Leontyne Price, la jeune soprano déjà très appréciée Margaret V*. Ludmilla n’était en somme que la remplaçante de la remplaçante. Vaclav avait obtenu cette position de haute lutte, en offrant cette participation à titre gracieux. Il s’agissait d’une tentative de plus pour briser le mur d’indifférence et de vague mépris qui entourait encore Ludmilla.
Elle était donc dans l’obscurité des coulisses, ce soir-là, sans maquillage ni costume, à attendre une chance qui ne viendrait pas. Edgar avait insisté pour l’accompagner. Elle avait réussi à le faire entrer secrètement. Avec la complicité d’un machiniste d’origine ukrainienne, elle s’était débrouillée pour qu’il puisse suivre la représentation depuis une nacelle d’éclairage. Elle se disait qu’il ne perdrait pas tout à fait son temps, au milieu des poulies et des toiles peintes car, à l’issue du spectacle, un buffet était prévu pour les artistes et elle l’y emmènerait. Ce serait au moins l’occasion de boire un peu et de manger de bonnes choses. À mesure que l’heure du lever de rideau approchait, l’atmosphère dans les coulisses devenait plus électrique. Ludmilla attendait côté jardin, abritée derrière une console pleine de petits voyants rouges et verts. Une troupe de figurants en costume piétinait derrière elle. L’écho de leurs voix assourdies se perdait dans l’immensité obscure des cintres. Quelque part, là-haut, invisible et aimant, Edgar la regardait.
La scène encore sombre exhalait une odeur de parquet, de tissus lourds et de sueur. Les chanteuses du chœur, quand elles se mettaient en place, laissaient sur leur passage d’invisibles nuages de talc parfumé.
À cette agitation habituelle s’ajoutait, pour Ludmilla qui était désormais familière de ces événements, une tension particulière. Quelque chose n’allait pas. Elle le comprenait à des bruits de pas précipités, à des portes qui claquaient dans les étages avec des bruits atténués de carton. À un moment, elle distingua même des éclats de voix dans la direction des loges.
Le public, de l’autre côté du rideau, achevait de se mettre en place. On percevait le grelot des sonnettes, dans les couloirs et le foyer. Soudain, par quelqu’un qui était passé en courant, un des figurants avait capté la nouvelle. Il la répandit parmi les soldats romains à tuniques courtes, les prêtres égyptiens, les guerriers portant javelot et les joueurs d’olifant : l’avion de mademoiselle Price qui devait l’amener de New York n’avait pas atterri à cause du brouillard. Où était-elle partie ? Allait-elle être retardée ou l’avait-on débarquée dans un autre pays, d’où il lui serait impossible d’arriver à temps ?
C’est dans ces circonstances que Ludmilla regrettait de ne pas avoir plus de religion. Elle n’avait personne à implorer et, faute de savoir à qui s’adresser dans le ciel, elle leva les yeux en essayant d’apercevoir Edgar. Mais elle n’y parvint pas. Les minutes lui paraissaient longues, interminables.
Enfin, une autre nouvelle circula parmi les hoplites : mademoiselle V*, la remplaçante officielle, était en train de s’habiller. On l’avait conduite dans la loge de Leontyne Price qui, décidément, n’arriverait plus.
Comme les joueurs de bridge qui comptent les atouts et en déduisent des probabilités, Ludmilla se dit qu’avec la remplaçante dans le rôle-titre ses chances de pouvoir apparaître n’étaient plus nulles, bien que restant extrêmement faibles. Toutefois, elle pouvait espérer. Elle le fit avec fièvre jusqu’au moment où le directeur de l’Opéra apparut sur la scène devant le rideau rouge. Il prit la parole sans bien savoir se servir du micro qu’un technicien avait planté au milieu de la rampe. Le public qui n’entendait rien se mit à hurler.
— Plus fort !
Le directeur était troublé. Il se nommait Villebois et occupait son poste depuis six mois à peine. Il avait succédé à un homme très aimé et très talentueux ; tout le monde l’accusait d’avoir intrigué pour y parvenir car il était le cousin d’un Compagnon de la Libération, membre du cabinet du général de Gaulle. La salle, se doutant qu’il venait pour annoncer une mauvaise nouvelle, ne ménagea pas ses quolibets. Enfin, Villebois parvint à se faire entendre, en crachant dans le gros microphone.
— Monsieur le Ministre, Messieurs les membres du Parlement, mesdames et messieurs, j’ai le regret de vous annoncer que Madame Leontyne Price n’a pu atterrir aujourd’hui en raison de mauvaises…
Les sifflets couvrirent le reste. Il parla de la météo, ce que personne ne semblait accepter comme une excuse crédible. Il est vrai que Villebois, en négociant le contrat avec les agents de la cantatrice, avait réduit au plus juste son séjour dans la capitale pour faire des économies. En bonne logique, la célèbre artiste aurait dû être à Paris depuis deux ou trois jours. Le metteur en scène s’en était plaint et un écho avait paru dans Le Figaro la veille.
Lorsque le directeur annonça que mademoiselle V* remplacerait la diva, personne ne l’entendit. Il partit sous les hurlements et la salle était encore en plein tumulte quand le rideau fut levé.
Les lumières crues faisaient briller des toiles peintes représentant les pyramides. L’obscurité qui enveloppa le public dès l’extinction du plafonnier, le mouvement des figurants, l’élégance du décor, tout cela apporta un peu de calme, quoique l’on entendît encore brailler dans les balcons les plus hauts. On pouvait espérer que le tumulte allait s’apaiser. Hélas, dès que parut Margaret V*, la remplaçante de la diva, une onde mauvaise souleva le public. La voix de la malheureuse était couverte par les invectives et les sifflets. Certains criaient « chut », tentaient en vain de ramener le calme. Dès que la jeune cantatrice chantait, des cris hostiles se déchaînaient.
Ludmilla, tout à coup, cessa d’espérer prendre le rôle. Elle n’osait pas imaginer ce qu’elle aurait à affronter si pareille charge devait lui incomber. Cependant, il régnait tout autour d’elle dans les coulisses une agitation extrême. Compte tenu du bruit que faisait le public, les administrateurs du théâtre ne se gênaient plus pour discuter à haute voix. Fallait-il interrompre la représentation ? Certains jugeaient que ce serait pire car, au fond, le mal était fait et on pouvait espérer une amélioration. Hélas, chaque fois que retentissait la voix de la remplaçante, leurs espoirs s’envolaient. Les plus excités dans le public ne renonceraient jamais au scandale.
Comme la distribution d’ensemble de cet opéra était médiocre, toute la communication, ces dernières semaines, avait porté sur la seule présence de Leontyne Price. C’était le retour de la diva en Europe depuis quinze ans et la première fois qu’elle chanterait à nouveau Aïda, après son triomphe mémorable au Met, dix ans auparavant. Son absence gâchait tout.
Sa remplaçante resta en scène jusqu’à la fin du premier tableau. Elle était à bout de nerfs, humiliée par le chahut, bafouée par les cris d’animaux qu’on lui lançait. Pendant qu’elle s’efforçait de résister, elle pensait à la ruine de sa carrière, à la honte de ses proches. Elle était au bord des larmes. Sitôt la dernière mesure chantée, elle courut littéralement vers les coulisses. Elle était à deux mètres de Ludmilla et déjà cachée au regard des spectateurs quand, dans sa précipitation, elle buta sur une latte disjointe du plancher et tomba lourdement. On la transporta dans sa loge sans savoir si ses larmes étaient l’effet de la douleur ou de l’affront qu’elle venait de subir.
Tandis qu’on évacuait la malheureuse, Ludmilla sentit quelqu’un serrer son bras. C’était Vaclav.
Il fit preuve, dans ces minutes décisives, d’une présence d’esprit et d’une autorité dont elle devait toujours se souvenir.
D’abord, ils empruntèrent un escalier étroit qui menait aux loges. La dernière porte dans le couloir où ils débouchèrent était occupée par la cabine des maquilleuses. Vaclav ouvrit d’un geste brusque et, avec un aplomb extraordinaire, dit en regardant son chronomètre :
— Préparez mademoiselle pour le rôle d’Aïda – ordre de la direction. Il faut qu’elle soit habillée à la reprise, vous avez neuf minutes.
Ludmilla s’assit dans un haut fauteuil de cuir pivotant. Les maquilleuses et les coiffeuses, sans discuter, commencèrent à l’enduire de fard et à lui serrer les cheveux en chignon.
Vaclav avait déjà disparu. Comment s’y prit-il pour emporter la décision ? Ludmilla ne le sut jamais vraiment. Il était l’ami du directeur, ce Villebois qui, à ce moment, était assis derrière son bureau, la tête dans les mains. Que lui dit Vaclav ? D’aucuns ont prétendu qu’ils partageaient un secret qui ne fut révélé que bien plus tard. Il avait trait aux orientations sexuelles du dénommé Villebois. Il avait femme et enfants et tenait à préserver la réputation d’un homme exemplaire. Cependant, il lui arrivait de chercher le plaisir de façon plus conforme à sa nature et c’est ainsi que Vaclav l’aurait connu. Peu importe, à vrai dire. L’essentiel est qu’à l’ouverture du deuxième tableau Ludmilla, vêtue d’une lourde robe semée de perles, coiffée à la hâte d’une perruque brune sous laquelle dépassaient quelques mèches blondes, les yeux aveuglés par le khôl dont les maquilleuses n’avaient pas eu le temps d’ôter l’excès, se tenait côté cour entre deux trompe-l’œil qui représentaient des piliers de marbre. Quand elle avança jusqu’au milieu de la scène, une énorme extrasystole arrêta le cœur de la salle. Le public s’apprêtait à l’hostilité et voilà qu’il était saisi de stupeur. L’étonnement arrêtait les cris dans les gorges. Un silence total envahit le théâtre. Tout pouvait en sortir ; le meilleur comme le pire.
La remplaçante officielle de Leontyne Price, la pauvre V* qui, à cette heure-là, massait sa cheville foulée en attendant d’être conduite à l’hôpital, était moins célèbre que la diva mais néanmoins connue. Ludmilla, elle, n’était encore personne. Comme un prédateur renifle une proie avant de la dévorer, le public ouvrait grand les yeux sur la jeune femme qui s’avançait avec peu d’assurance. Cette image vide demandait à s’emplir d’une voix pour que l’on sût quel ramage allait avec ce plumage et qu’on comprît finalement à qui on avait affaire.
Ludmilla, dans le silence abyssal du théâtre, entendait le crissement de ses volants de soie sur le plancher. L’orchestre, sidéré lui aussi, mit un temps avant d’attaquer la partition. L’attente dura un instant de trop.
Un grondement s’éleva de la salle. Les plus timorés s’apprêtaient à se joindre à l’hallali quand, tout à coup, l’inconnue s’avança bien en face du public et chanta.
Les premières mesures furent un combat – Ludmilla calait sa voix : elle avait commencé trop bas, il lui fallait mettre plus de puissance. Les spectateurs rugirent, comme une bête fauve qui résiste à un ordre du dompteur.
En une fraction de seconde, ce cri grossier fit écho dans l’esprit de Ludmilla avec ce qu’elle avait vécu, jadis, dans son village : l’hostilité des paysans, leurs menaces. Elle se revit perchée sur son arbre, dans la lumière bleue d’un après-midi de soleil, tout comme elle était aujourd’hui placée en hauteur sur cette scène, encadrée par le poudroiement d’azur et d’or de la vallée du Nil, peinte sur les décors.
La menace mobilisait en elle la force qui lui avait permis de tout endurer et de tout vaincre. Une énergie mauvaise et pure emplit sa voix.
Elle était face à l’obscurité grouillante et lançait sur la masse hostile le filet céleste de son chant. Vaclav avait raison. La majesté des mélodies de Verdi convenait exactement à cet état d’âme. Ludmilla fit sonner les harmoniques puissantes de sa voix. Le souffle venait du ventre, tendait tous ses muscles, subissait l’insupportable torsion de la gorge, était modelé par ses lèvres. Soudain libéré dans l’immensité obscure, rebondissant sur les corps qui la peuplaient, il devenait le chant d’une âme invincible.
La foule n’aime rien tant qu’être vaincue par une force qui la saisit et lui impose sa volonté. Elle adore acclamer ce qu’elle était prête à conspuer, se coucher aux pieds de ceux qu’elle avait cru pouvoir dévorer.
Ludmilla pensait à Edgar, là-haut, bien au-dessus d’elle, qui assistait à ce combat. Elle en était émue aux larmes et cet épanchement, impossible dans le moment, ajoutait une intensité mélancolique et tendre à sa voix.
L’air se termina dans un salut de cuivres et les timbales résonnèrent. Tous les chanteurs étaient saisis, immobiles. Le chef avait abaissé sa baguette et attendait. Ludmilla sentait, sous sa robe, ses jambes qui tremblaient si fort qu’elle craignait de perdre l’équilibre.
Enfin, de la salle, monta une ovation qui se voulait à la mesure de l’émotion ressentie. On entendait claquer les ressorts des fauteuils de l’orchestre car tous ceux qui les occupaient s’étaient levés pour applaudir. Villebois, entendant le tumulte, crut à une émeute quand son régisseur vint lui dire qu’il s’agissait d’un triomphe. Edgar pleurait dans les cintres et les machinistes eux-mêmes, qui pourtant en avaient vu bien d’autres, essuyaient une larme sur leur manche.
La représentation était sauvée.