V












Retrouver Ludmilla était le premier but vers lequel avaient convergé jusque-là tous les efforts d’Edgar. Une fois ce but atteint, il lui fallut mener un nouveau combat qui mobilisa une énergie encore plus grande. À quel titre en effet Edgar pouvait-il prétendre mener une relation avec une jeune citoyenne de l’URSS dont il ne connaissait même pas le nom de famille ? Passé l’instant des retrouvailles, si fort et si irrésistible qu’il avait laissé l’assistance stupéfaite, des murmures s’élevèrent qui disaient en somme : tout cela est-il légal ? Qui est cet étranger et depuis quand les capitalistes sont-ils autorisés à venir se pourvoir en femmes dans les campagnes soviétiques ?

Ludmilla ne pouvait pas être d’un grand secours. Elle ne connaissait que l’ukrainien et un peu de russe. Edgar en avait appris des rudiments pendant ses mois de préparatifs mais, faute de pratique, il était incapable de le parler.

Heureusement, il était doté d’une qualité qui lui serait précieuse toute sa vie : plus la situation était incertaine et même dangereuse, plus il puisait d’énergie en lui pour l’affronter. La morosité et même la mélancolie qui pouvaient le saisir dans les moments d’attente et d’inaction faisaient place quand c’était nécessaire à un dynamisme souriant, à un optimisme communicatif, à un charme entraînant auquel il était difficile de résister.

De surcroît, pour ce qui concernait Ludmilla, il avait assez soigneusement préparé son affaire. Il saisit une bouteille de vodka dans la voiture. Prenant le maire par les épaules, il lui en fit cadeau et se laissa mener par l’édile jusqu’à sa maison. Il y entraîna Ludmilla, en la tenant toujours par la main. Il trouvait cette main rugueuse et ferme, à cause du labeur agricole mais peut-être aussi parce qu’elle révélait, par-delà les formes douces et l’air fragile de la jeune fille, un caractère solide et une certaine dureté d’âme qui lui plut.

Ils s’assirent dans la cuisine du maire. Le chauffeur les y avait suivis, pour servir d’interprète. Ludmilla n’y était pas retournée depuis qu’on l’y avait conduite à sa descente de l’arbre. Cette fois, la maîtresse de maison s’adressa à elle avec politesse. Elle fut même obligée, la mort dans l’âme, de placer un verre devant elle, comme elle l’avait fait pour son mari, le chauffeur et Edgar, et de lui verser de la vodka. Ils trinquèrent et la discussion s’engagea. Edgar avait bien réfléchi à la situation pendant ces mois d’attente et de préparation. Il était arrivé à la conclusion que la seule manière de sauver la jeune femme était de proposer un mariage. Il avait effectué par correspondance toutes les démarches auprès du consulat de France à Kiev. Les papiers nécessaires de son côté étaient prêts. Restait à obtenir ceux de Ludmilla. Compte tenu de la bureaucratie soviétique, il était quasiment impossible de vivre dans ce pays sans y produire régulièrement ses documents administratifs. Si rêveuse et misérable qu’elle fût, Ludmilla devait avoir des papiers, comme tout un chacun. Et si elle n’en disposait pas, le maire, lui, était capable de produire les certificats requis.

Edgar avait d’ailleurs compris que le bougre ne serait guère sensible au langage de l’amour et que le seul qui pût l’impressionner était celui de l’autorité. C’est pourquoi, sitôt le verre de vodka vidé, il poussa sous le nez du chef de village une liasse de documents en diverses langues, bardés de tampons officiels et d’en-têtes impressionnants. Il ajouta un seul commentaire que le chauffeur n’eut pas besoin de traduire car Edgar l’avait appris dans la langue locale : « mariage ».

Le maire prit un air d’importance, chaussa des lunettes dont la monture était rafistolée avec du fil de fer et se plongea dans l’examen des divers documents. Pendant le long silence qui accompagna cet examen, la femme resservit de la vodka et le glouglou du liquide sonna lugubrement comme l’écoulement de l’eau dans une clepsydre fatale.

Enfin, le paysan se redressa, repoussa les papiers en hochant la tête, pour indiquer qu’ils étaient conformes. Il posa cependant une question que le chauffeur traduisit et qui surprit Edgar.

— Cette femme est-elle d’accord ?

Il était cocasse que la question du consentement fût le fait de ce rustaud. Dans toutes les conjectures où il s’était perdu, Edgar ne l’avait jamais envisagée. Il prit conscience tout à coup que c’était une présomption de sa part et, à tout le moins, un manque d’égard pour celle qu’il comptait épouser. Il lui semblait évident qu’elle serait trop heureuse d’accepter. Pourquoi cette idée ? Parce qu’il avait senti en elle la force de l’amour ? Ou, plutôt, parce qu’il exprimait là une forme mineure mais réelle de mépris ? Comme si la différence de leurs conditions devait à elle seule pousser Ludmilla à se jeter dans ses bras. Je l’ai dit, le désir de protection avait tendance à recouvrir en lui la conscience de l’amour. Il devrait un jour en payer le prix mais, pour l’heure, il n’eut pas trop à s’en préoccuper. Ludmilla, consultée dans sa langue, répondit qu’elle acceptait avec joie le mariage. La négociation put continuer.

Elle dura longtemps. L’apparatchik était coriace et il avait compris que sa signature bloquait tout. En réalité, il avait grande envie de se débarrasser une fois pour toutes de cette folle, faiseuse d’ennuis et qui ne livrait même pas ses charmes. Il était inespéré pour lui d’en tirer, en plus, de l’argent. Quand même, il barguignait.

Edgar fit preuve d’une patience et d’une habileté qui devaient lui être bien utiles par la suite. Il demeura maître de lui, évalua les forces et les – nombreuses – faiblesses de l’adversaire et finit par obtenir ce qu’il désirait. S’il ne laissait rien paraître, il était intérieurement au dernier degré de l’angoisse. Cette première autorisation arrachée, ils étaient sur la bonne voie. Mais il restait bien des obstacles à franchir.

Le soir même, qui à cette saison tombait tard, ils quittèrent le village devant les paysans, qui agitaient les mains et, c’était un comble, paraissaient sincèrement émus. Ils roulèrent au milieu des champs d’orge qui rosissaient au couchant. À la spontanéité de leur première rencontre avait succédé une gêne pleine de désir et qui n’était pas sans charme. Edgar et Ludmilla étaient assis à l’arrière de la Ziel, à bonne distance l’un de l’autre, et se tenaient chastement la main.

Ils furent à Kiev le soir même. Edgar dut louer deux chambres à l’Intourist car ils n’étaient pas encore officiellement mariés. Il alla seul le lendemain au consulat de France pour fixer la date du mariage et faire rédiger un laissez-passer pour Ludmilla. Le consul général, un quadragénaire fatigué qui détestait le pays et ne pouvait concevoir qu’on y prenne femme, ne mit pas du sien pour accélérer les procédures. Il exigea même de nouveaux documents du côté soviétique, qui entraînèrent de nouvelles démarches, de nouvelles palabres et de nouveaux frais. Tout fut enfin réglé et une brève cérémonie put être organisée pour sceller l’union des deux inconnus.

Elle se déroula dans une salle aux murs jaunâtres, mal éclairée par une fenêtre dont les carreaux étaient en verre dépoli, comme s’il eût fallu cacher aux regards indiscrets une scène impudique. Ludmilla avait revêtu une robe qu’Edgar avait apportée dans ses valises. C’était un modèle un peu vieillot, en satin blanc, dessiné pour que le haut soit près du corps. Hélas, faute d’essayage, le vêtement était trop grand et flottait. Ludmilla, peu habituée à paraître en public, se tenait un peu voûtée, les épaules basses et les bras ballants.

Une Marianne réglementaire ouvrait de grands yeux de plâtre. Le consul général égrena les états civils et les articles du Code puis il poussa un soupir gênant. Il fallait en venir aux questions rituelles. Il les posa en français. Ludmilla, qui ne comprenait pas les paroles mais savait bien de quoi il s’agissait, prononça fièrement le seul mot qu’elle avait appris : « oui ».

Les mariés signèrent un registre, suivis par les témoins, une amie du chauffeur d’Edgar, danseuse dans un cabaret louche, et un gendarme du poste de garde. Il n’y eut pas d’échange d’anneaux. Edgar expliqua qu’il n’avait pas pu prendre la mesure du doigt de Ludmilla et qu’il y pourvoirait en arrivant en France. La vérité est qu’il n’y avait pas pensé, faute d’avoir assisté à un mariage dans sa vie. Le consul hocha la tête comme un professeur qui se désole d’une étourderie. Il remit à chacun des époux un livret de famille. Ainsi s’achevèrent ces noces de papier.

Car ce séjour forcé à Kiev était tout sauf une lune de miel. Le statut précaire des nouveaux époux leur interdisait de trop s’afficher ensemble. Où seraient-ils allés, d’ailleurs ? La ville était sinistre en cet interminable après-guerre communiste : presque aucun restaurant et les boîtes de nuit, encore plus rares, étaient peuplées par un genre de femmes avec lesquelles Edgar ne voulait à aucun prix que Ludmilla fût confondue.

Il courait la ville du matin au soir pour les dernières démarches administratives, qui n’étaient pas les plus faciles. Quand il rentrait, souvent tard, il se couchait au côté de Ludmilla qui faisait mine de dormir. Pour qu’une intimité s’installe entre eux, il aurait fallu qu’ils puissent disposer d’un lieu assez beau, d’un environnement assez tranquille et surtout d’un temps assez long. Alors seulement, ils auraient pu jouer en pleine harmonie la pavane sexuelle qui, chez deux amoureux, permet de donner à la passion une expression charnelle, sans la dénaturer.

Quand vint le jour de s’embarquer pour Paris, Edgar et Ludmilla ne se connaissaient toujours pas.





*

Ils atterrirent au Bourget par un matin triste de septembre. La pluie fouettait le pare-brise du taxi. Ludmilla regardait tout intensément, sans cesser de sourire. Mais il fallait son émerveillement et son long exil dans une campagne d’Ukraine pour trouver du charme à la nationale encombrée qui traversait la banlieue nord.

Au moment de donner une adresse au taxi, Edgar avait hésité. Il avait tout liquidé avant de partir afin d’assurer le succès de son entreprise. Il savait qu’elle lui coûterait cher, moins à cause des trajets et du séjour que des innombrables pattes à graisser. Il n’avait plus d’endroit où aller. Il dit finalement « Place d’Italie » parce que ce nom à lui seul mettait un peu de soleil dans l’instant et parce qu’il se souvenait d’avoir vu des hôtels dans ce quartier.

Le taxi les déposa à l’entrée du boulevard Vincent-Auriol et ils pénétrèrent dans l’entrée d’un hôtel de catégorie modeste. Ludmilla portait une minuscule valise en toile et Edgar un sac à dos qu’il tenait à l’épaule par une seule bretelle. Les gens qui les croisaient auraient été étonnés de savoir que c’était là tout ce qu’ils possédaient au monde.

La chambre qu’ils louèrent était petite et donnait sur le boulevard. Hormis le lit double et une armoire à glace, elle était meublée d’une table en sapin et d’une chaise à barreaux. L’hôtel a aujourd’hui disparu, remplacé par les tours de Chinatown. C’est bien dommage. J’aurais aimé pouvoir retrouver ce lieu. J’aurais été curieux d’éprouver par moi-même ce qu’un tel décor pouvait faire ressentir. A priori, pour de jeunes mariés, tous les endroits se valent ou presque. Ils seront comblés si le lieu est beau mais, s’il ne l’est pas, ils ont en eux assez de feu pour le réchauffer et y jeter des couleurs vives. Ce fut loin d’être le cas. Sur ce point, les témoignages de Ludmilla et d’Edgar recueillis bien plus tard concordent. Leur arrivée dans cet hôtel fut lugubre. Edgar s’assit sur le lit dont les ressorts grinçaient et se prit la tête dans les mains. Selon lui, il réfléchit. Selon elle, il pleura nerveusement pendant de longues minutes.

La tension de l’opération était retombée. Edgar avait vaincu les uns après les autres tous les obstacles qui se dressaient sur sa route. Le dernier avait été cette longue hésitation du douanier soviétique devant les papiers de Ludmilla. S’en étaient suivies plusieurs minutes d’attente anxieuse. L’heure du vol approchait dangereusement. Edgar, s’ils n’embarquaient pas, n’avait plus les moyens d’acheter de nouveaux billets. Le tampon était toujours dans les mains du douanier. Il téléphona à Dieu sait quelle autorité invisible. Fallait-il sortir encore quelques roubles ? Dans l’ambiance très officielle de cet aéroport et au vu de tant de gens, cela paraissait plus dangereux qu’utile. Enfin le tampon résonna sur le plateau métallique du poste de contrôle. Ils coururent vers l’avion. La même scène, quoique moins angoissante, avait eu lieu lors des formalités de débarquement à Paris. Puis il y avait eu le taxi, la chambre et maintenant ce sommier grinçant. C’était fini. Tout ce qui avait occupé l’esprit d’Edgar pendant cette année était accompli. Ce projet mené à son terme, restait un grand vide. Edgar était sonné, hagard comme un boxeur qui a gagné un combat et s’effondre sans connaissance.

L’image de sa mère lui vint. C’était pour elle qu’il s’était battu. C’était elle qu’il avait arrachée à la violence et à la misère, elle dont il avait racheté le sacrifice, en lui offrant une nouvelle chance, une nouvelle vie. Edgar leva les yeux vers Ludmilla et sembla la découvrir pour la première fois. En se rendant compte que ce n’était pas sa mère qu’il avait sauvée mais une autre femme, il la regarda presque comme une usurpatrice. Tout cela s’opéra sans parole et peut-être même sans claire conscience. Les sentiments se bousculaient dans le cœur d’Edgar mais tous nourrissaient ses larmes. Il se dit qu’en voulant racheter la vie de sa mère c’était la sienne qu’il avait sacrifiée. Il s’était placé dans une tragique extrémité. Sans argent ni travail, il était désormais responsable d’une femme qui ne parlait pas le français, qui n’avait ni formation ni métier.

L’histoire de leurs familles était assez semblable, faite de beaucoup de deuils et de souffrances. C’est cela sans doute qui avait permis d’opérer un transfert et de faire du destin de Ludmilla une sorte de réécriture de celui de sa mère, sur le palimpseste de la vie. Reste que ces origines humbles de part et d’autre additionnaient les faiblesses dans la vie réelle. Ils entraient dans l’existence sans appui ni relation, sans fortune ni formation. Les sanglots d’Edgar, plus que d’un apitoiement sur lui-même, étaient le signe d’une impuissance, d’un accablement devant une tâche insurmontable.

Ludmilla regarda Edgar pleurer sans comprendre. Il lui sembla que c’était là, peut-être, la manifestation d’une de ces nombreuses particularités des mœurs de l’Occident qu’elle était condamnée, au début, à trouver étranges. La manière hostile qu’il avait de la regarder lui fit sentir qu’il valait mieux qu’elle n’approche pas trop de lui et ne cherche pas à le consoler par des caresses ou des mots tendres. Elle se fit couler un bain dans la petite salle d’eau, luxe inouï pour elle.

En vérité, Ludmilla n’arrivait pas à être inquiète. Elle mettait les larmes d’Edgar sur le compte de l’épuisement et sans doute n’avait-elle pas tout à fait tort. Elle ne voyait pas ce qui pouvait le désespérer. Tout était si merveilleux. Ce qu’elle découvrait à Paris était lumineux, passionnant, et elle se moquait bien des nuages et du temps gris qu’il faisait. Tout lui paraissait au contraire coloré : les voitures, les robes des femmes dans les rues, les panneaux publicitaires, la devanture des magasins. Elle n’avait aucune idée préconçue sur l’endroit où elle allait vivre et ne connaissait pas assez Paris pour distinguer un quartier d’un autre. Quant à la notion d’« hôtel », elle lui était presque inconnue. Les alarmes d’Edgar n’avaient aucune raison d’être, à ses yeux. Elle savait par expérience qu’au pire on peut survivre en élevant des lapins et en cultivant des choux.

Cette anecdote est devenue au fil du temps une partie de sa légende. Elle aimait bien raconter plus tard aux journalistes qu’elle avait passé sa première nuit à Paris dans une chambre d’hôtel à imaginer où elle allait disposer des clapiers et à évaluer le genre de légumes qui pourrait pousser sur le balcon !

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