III












Il est impossible de comprendre la passion qui saisit Edgar pendant ces mois décisifs sans rappeler la singularité de sa propre histoire.

À l’origine de sa vie était un mystère et il est aisé d’imaginer derrière ce mystère une violence : il était né de père inconnu. Sa mère, en tout cas, refusa toujours d’en révéler le nom.

Cette femme de petite taille aux cheveux gris et aux doigts rougis par le travail était vendeuse de fleurs sur les marchés. Hiver comme été, elle étalait ses bouquets sur des ais et plongeait les mains dans l’eau glacée des bacs où elle les conservait. Longtemps, elle n’avait disposé pour transporter sa marchandise que d’une charrette à bras. C’est seulement quand Edgar eut dix ans qu’elle fit l’acquisition d’une vieille mobylette bleue qui tirait une remorque en métal. Elle était née juste au moment de la déclaration de guerre, en 1914, dans une ferme de l’Oise où son père travaillait comme ouvrier agricole. Ils étaient huit enfants et elle n’avait ni la faveur d’être la dernière ni le privilège d’occuper le rang d’aînée. Elle avait été placée comme bonne à seize ans. À dix-neuf, elle était enceinte. Elle avait raconté à Edgar que son père était un important banquier dont elle ne pouvait livrer le nom. Contre toute évidence arithmétique, elle affirmait qu’il s’était suicidé en 1932, après avoir tout perdu lors du krach boursier de 1929. Edgar, né pourtant en 1937, n’avait jamais remis en question une histoire pour le moins étrange. Cette grossesse de cinq ans était comme un mensonge de tendresse qui unissait la mère et le fils. Plus tard, Edgar en était venu à considérer cette extraordinaire gestation comme un signe surnaturel qui faisait de lui, un peu à la manière de Gargantua, un être humain d’une espèce singulière. Cette part de rêve était la bienvenue dans une enfance marquée par une misère cruelle qui aurait pu verser dans son cœur le désespoir et l’humiliation. Edgar avait passé ses dix premières années dans une cour humide au fond d’une impasse en banlieue parisienne. Bobigny à cette époque était encore cerné par une campagne triste. Des barres d’immeubles en briques commençaient à s’infiltrer entre des relais de poste en ruine. Il y avait peu d’enfants dans le voisinage. Tout, sa mère, le décor, le manque d’argent, l’absence d’amis, de soutiens, aurait dû concourir à faire d’Edgar un être de mélancolie. Au lieu de quoi, il avait été dès son plus jeune âge un enfant souriant, heureux de vivre, toujours gai. Il faisait de son mieux pour soulager sa mère dans les tâches ménagères. Tout petit, on le voyait traîner dans les rues de gros sacs en toile d’où dépassaient des poireaux ou du pain. Les voisins enviaient la pauvresse d’avoir un enfant si courageux et si allègre. C’en était presque immoral quand tant de bourgeois aux petits soins pour leur progéniture ne recueillaient d’elle que déceptions et ingratitude.

Quand Edgar eut sept ans, un couple âgé sans enfant qui vivait dans un pavillon lui ouvrit sa demeure. La femme lui faisait faire ses devoirs ; son mari lui enseignait les échecs et lui parlait du monde, qu’il avait parcouru en tant que contremaître des chemins de fer. Ils l’invitèrent même en vacances, près de Cavalaire, dans une maison 1900 que l’épouse avait héritée de ses parents. Quand la guerre éclata, ils proposèrent de l’emmener avec eux dans le Sud pour y passer les hivers. Ainsi Edgar ne manqua de rien pendant l’Occupation. Il était fier, quand il rentrait du Midi, de rapporter des provisions d’olives et de charcuterie à sa mère. Pour éviter qu’il ne soit à Paris pendant les combats de la Libération, ses « grands-parents adoptifs », comme ils s’appelaient eux-mêmes, lui avaient fait passer tout l’été 1944 sur la Côte.

À son retour, surprise : Edgar trouva sa mère en ménage avec un homme. C’était un veuf, routier, de quinze ans son aîné. Il avait connu la jeune fleuriste en lui faisant préparer une couronne pour les obsèques de sa femme. Il était retourné la voir, sous prétexte de lui confier diverses commandes pour des amis. Finalement, il n’eut d’autre ressource que de lui faire préparer cette fois un bouquet pour elle-même et elle comprit.

Edgar et sa mère emménagèrent après guerre dans une villa que le beau-père tout neuf achevait de faire construire du côté de Montlhéry. La maison sentait les plâtres frais et les plates-bandes du jardin n’étaient encore couvertes que d’un gazon chlorotique qui poussait en brosse.

Je suis allé voir les lieux ou ce qu’il en reste car la maison aujourd’hui est à l’abandon. Le petit parc qui l’entoure a été amputé pour servir de remblai à l’autoroute du Sud. J’imagine ce qu’Edgar enfant put ressentir dans ce décor ; il garde encore, malgré les graffitis qui défigurent les murs et les ordures qui s’accumulent sur les planchers, les marques sinon du luxe, du moins d’un confort que l’enfant n’avait pas connu jusque-là. En déménageant, Edgar perdait ses vieux protecteurs et il devait partager sa mère avec un inconnu. C’était le prix à payer pour la savoir heureuse.

Mais les dieux, s’ils existent, n’allaient pas lui accorder ce bonheur. Ils envoyèrent à la pauvre femme une nouvelle épreuve. Pour payer les traites de la maison, le routier accélérait les cadences. La fatigue et le manque de sommeil lui firent prendre de plus en plus de risques. Un jour, au retour à vide de Bretagne, il roulait vite. Le temps était clair, la route déserte. L’accident ne pouvait avoir eu qu’une seule cause : il s’était endormi au volant. Il était mort sur le coup.

Le mariage avec la mère d’Edgar n’avait pas encore été célébré. Au regard de la loi, elle n’était rien pour le défunt. Deux paires de cousins se retrouvèrent en concurrence pour l’héritage de la maison. Ils commencèrent par s’entendre en la jetant dehors. Edgar avait douze ans. Sur les cinq années suivantes, je n’ai pas pu recueillir d’autre témoignage que le sien. Je sais seulement que la mère et l’enfant déménagèrent pour Chaumont, où il était sans doute moins onéreux de se loger. Elle reprit son premier métier sur les marchés. Edgar, forcé de l’aider, a quitté l’école à quatorze ans. Il a déchargé des camions sous la grande halle de la ville puis trouvé du travail comme ouvrier dans une scierie le long de la Marne. Sa seule distraction était la lecture. Il lisait tout ce qui lui tombait sous la main et ne faisait guère la différence entre Stendhal et Maurice Dekobra. Les livres, tous les livres, lui faisaient imaginer d’autres vies, rêver à des villes inconnues, des pays lointains. Il avait une dévorante envie de partir. À dix-huit ans, sa mère lui fit don de ses maigres économies et l’encouragea à aller découvrir le monde. C’est ainsi qu’il partit tenter sa chance à Paris.

J’ai raconté qu’avant son départ pour la Russie il était retourné brièvement à Chaumont. Cette visite l’avait bouleversé. La pauvreté dans laquelle vivait sa mère l’avait frappé avec une violence inattendue. À son retour d’URSS, il se précipita pour la voir. Il la découvrit à l’hôpital. Elle mourut un mois plus tard, comme elle avait vécu : sans se plaindre.

Edgar lui trouva une sépulture à Chaumont dans un cimetière moderne. Les tombes n’y occupaient encore qu’un quart de l’espace. Dans cet enclos de campagne envahi de fleurs sauvages, on avait l’impression que les morts étaient en vacances.

En racontant tout cela, j’ai conscience de trahir un peu la mémoire d’Edgar car lui n’en parlait pas volontiers. Pourtant, quand on veut comprendre ce qui fut peut-être l’acte le plus important de sa vie, ce retour solitaire vers l’URSS à la recherche d’une femme à peine entrevue, on est obligé, je crois, d’exhumer ces souvenirs enfouis.

Il est difficile de dire quand est né dans l’esprit d’Edgar ce projet précis. Il est rentré du premier voyage en Ukraine avec une douleur au cœur : le remords de ne pas avoir tenté plus énergiquement de sauver cette fille en danger. À quel moment ce remords est-il devenu volonté d’action ? Nul ne le sait. Le fait est qu’Edgar a réuni très tôt les informations qui constituèrent les jalons de son deuxième voyage. J’ai rencontré un général en retraite qui était à l’époque jeune capitaine et travaillait à l’École militaire dans un service d’analyse des renseignements. Il m’a raconté que les quatre jeunes gens avaient été longuement interrogés, à leur retour, à la caserne Mortier. L’URSS était en ce temps-là le grand ennemi. Tout ce qu’ils avaient pu observer pendant leur périple était précieux pour le contre-espionnage.

Edgar avait gardé le contact avec cet officier et l’avait revu par la suite à titre privé. Ils sont d’ailleurs restés amis toute leur vie. Dès qu’ils furent en confiance l’un avec l’autre, Edgar demanda au militaire de l’aider à reconstituer le trajet précis de leur premier voyage grâce à des cartes dont seuls les services de renseignement disposaient. Il voulait connaître l’emplacement et le nom du village où s’était produit l’incident avec Ludmilla. Ils y étaient à peu près parvenus, deux localités proches pouvaient correspondre.

C’est à la même date qu’Edgar prit sa carte au Parti communiste. Cet engagement demeura longtemps secret – sauf pour la DST qui l’enregistra immédiatement. Il fut révélé bien plus tard dans une des biographies qui lui fut consacrée. Il paraît évident, compte tenu de la concordance des dates, que cette éphémère adhésion au Parti était liée directement au projet que nourrissait Edgar à l’époque. Il comptait sur cette référence pour entrer plus aisément en contact avec les instances dirigeantes en Ukraine et pour obtenir d’elles les autorisations nécessaires. Il serait fastidieux d’énumérer tous les autres indices qui prouvent sans erreur possible que le retour d’Edgar en URSS fut méthodiquement préparé.

Quand il monta dans l’Orient-Express le 12 juillet 1959, il savait où il allait. Son reportage sur Khrouchtchev était un simple prétexte. La meilleure preuve est qu’il ne publia jamais rien à son retour sur le sujet. Son objectif était simple et tout autre : retrouver Ludmilla et la sauver.

Il l’avait vue à l’époque en tout et pour tout trois minutes à peine. L’amour est-il capable de frapper si vite et si fort ? Certains affirmeront que oui. D’autres voudront le croire, même s’ils en doutent. La plupart diront que c’est impossible. Chacun réagit en la matière avec sa propre expérience. Dans ce cas, il est certain, la suite le prouvera, que c’est bien d’amour qu’il s’agit. Cependant, pour expliquer l’immense énergie qu’Edgar déploya pour parvenir à sauver celle qui avait si brièvement mais si profondément imprimé sa marque en lui, il faut admettre que l’amour seul ne peut tout expliquer. Dans cette rage d’aller délivrer une inconnue brûla un autre combustible que l’on peut, faute de mieux, appeler le rachat.

Edgar, mis peu avant son départ en présence de sa mère sacrifiée par la vie, fut envahi par le désir de la sauver. Il était bien entendu trop tard pour elle. J’ai dit qu’elle allait mourir peu après. En somme, ce n’est pas cette vieille femme brisée qui appelait Edgar au sacrifice, c’était celle qu’elle avait été. Il m’a confié un jour qu’au fond des yeux de sa mère et dans ce corps auquel la vie avait ôté toute force et toute beauté, avait brillé jusqu’au bout un éclat de jeunesse. Comme ces villes antiques où l’on ne reconnaît plus rien mais où, tout à coup, une pierre sculptée vient porter témoignage des anciennes splendeurs, le regard de sa mère laissait apercevoir la beauté de sa jeunesse.

C’est cette fille innocente et belle si cruellement violentée par la vie qu’Edgar avait le désir de protéger. Vient toujours un moment où les enfants ont le désir douloureux et évidemment désespéré de protéger leurs parents, comme s’il était en leur pouvoir de leur donner à vivre une autre vie. Et par le moyen classique du transfert, ce désir de salvation peut s’arrêter sur un autre objet. Celui d’Edgar se porta sur Ludmilla.

Le déroulement du deuxième voyage d’Edgar en Ukraine importe peu, et l’on n’en connaît pas tous les détails. Disons seulement qu’arrivé en train à Kiev, il avait obtenu diverses audiences auprès des autorités de l’État et du Parti. Il était parvenu à se faire organiser un déplacement en voiture. Sans qu’on puisse y voir le jeu du hasard, la Ziel noire le conduisit jusqu’aux deux villages qu’il avait repérés sur la carte avec son ami officier. Le premier qu’ils atteignirent était le bon, reconnaissable au grand chêne sombre, couvert d’un épais feuillage vert bronze qui dominait la place centrale. L’atmosphère était bien différente que lors de son premier passage, à bord de la Marly. Un soleil impitoyable écrasait tout. L’air brûlé de chaleur sentait la paille sèche et la cendre. Fait étrange, malgré le bleu faïence du ciel et le tapis doré des champs mûris, le village paraissait encore plus triste et misérable que par temps gris.

Le chauffeur de la Ziel avait servi à Berlin pendant la guerre. Il parlait quelques mots d’anglais, à peu près autant qu’Edgar à l’époque. L’un avait appris cette langue chez des filles à soldats et l’autre en écoutant des disques de Harry Belafonte. Une partie de leur vocabulaire était commun : tout ce qui touchait aux femmes et à l’amour. Le garde du corps dont Edgar était inévitablement flanqué ne parlait que le russe mais le chauffeur et lui étaient cousins. Ce hasard facilita d’autant la conclusion d’un petit marché dont ils partagèrent le profit à égalité. Ils acceptèrent, moyennant une somme conséquente, de se mettre à la recherche d’une jeune fille nommée Ludmilla.

Sitôt dans le village, les deux cousins ratissèrent les maisons. Les paysans apeurés se tenaient au frais, volets fermés, dans la pénombre. Habitués au racket des autorités, ils étaient prêts à livrer de bonne grâce toutes les victuailles qu’ils avaient cachées. Le chauffeur et le garde durent crier fort pour leur faire entendre qu’il ne s’agissait pas de cela. Bientôt tout le village retentit du même nom. « Ludmilla. » Compères et commères trottaient d’une masure à l’autre, revenaient bredouilles ; certains grimpaient dans des greniers, d’autres descendaient aux caves. Partout on criait « Ludmilla ».

Edgar attendait assis sur le capot de la Ziel. Tout à coup, une clameur retentit au loin, presque à la sortie du village, à la porte d’un grand bâtiment qui devait être une étable communautaire. L’attroupement revint. Le chauffeur marchait en tête. Une fois sur la place, le groupe s’ouvrit. Edgar se mit debout. Il m’a confié qu’il avait toute sa vie cherché à éprouver de nouveau une émotion semblable. Malgré les triomphes et les chutes, malgré les bonheurs inouïs que la fortune lui réservait en part égale avec les chagrins, jamais il n’y était parvenu.

À dix pas de lui, vêtue cette fois d’un simple fourreau de toile qui découvrait ses bras nus et ses jambes jusqu’aux genoux, les cheveux en chignon lâche fixés par une branche d’osier, se tenait Ludmilla.

La poussière soulevée par le piétinement de la foule retombait lentement sur le sol gris. Edgar fit un pas, comme pour s’assurer que ses jambes le portaient encore. Ludmilla lâcha le panier qu’elle tenait à la main. Un œuf en sortit, roula et se brisa.

Il se fit un long silence. Il fallait que se recollent dans l’esprit de l’un comme de l’autre le souvenir qu’ils avaient gardé de leur première rencontre et l’image qu’ils découvraient à cet instant. La mémoire donne aux êtres qu’elle saisit une forme simplifiée, arrondie, floue, et elle se charge par la suite de l’enrichir de toutes les imaginations de l’amour. Quand elle se trouve soudain confrontée à la personne dont elle est le lointain reflet, elle résiste. On tient tant à cette image idéalisée qu’on préfère d’abord croire qu’elle est plus réelle que l’apparition crue et prosaïque que nous livrent nos sens.

Edgar, sale, fatigué par le voyage, le visage déformé par l’anxiété, ressemblait à peine à l’homme que Ludmilla avait entrevu en descendant de l’arbre et dont elle avait emporté le souvenir comme un trésor volé. Quand elle le vit s’avancer vers elle, elle eut un imperceptible mouvement de recul. Puis, sans y penser, elle lui tendit la main. C’était une manière tout à la fois de s’en approcher et de le tenir à distance.

Le contact de cette main chaude la surprit et la fit revenir à elle. D’un coup, le rêve prenait une réalité et l’homme auquel elle songeait cessait d’être une pure apparence pour devenir un corps et promettre le plaisir.

Edgar était aussi embarrassé. Il retint la main qu’il avait saisie et se plaça à côté de Ludmilla. Avec autant de maladresse que de douceur, il la conduisit vers la voiture.

Ils venaient à cet instant de quitter une vie qu’ils ne vivraient jamais plus : celle pendant laquelle ils ne s’étaient pas connus.

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