II
Ils étaient entrés depuis deux jours en URSS et s’enfonçaient dans les terres noires de l’Ukraine.
À la frontière, un cinquième passager les avait rejoints à bord de la Marly. Edgar et Soizic devaient se serrer à l’arrière pour faire une place au « guide touristique » qu’ils s’étaient engagés à transporter. C’était un Géorgien d’une trentaine d’années, la bouche encombrée de dents en métal. Il était mal rasé et répandait une odeur mêlée de suint et d’eau de Cologne bon marché.
À l’arrivée de la voiture, les villageois s’approchaient avec une curiosité souriante mais dès qu’ils apercevaient le guide ils faisaient mine d’avoir une affaire urgente à poursuivre. L’homme s’appelait évidemment Ivan, c’est-à-dire personne, et ne parlait aucune langue étrangère. Quand la voiture roulait, il tenait les yeux mi-clos et semblait lutter contre le sommeil. Mais au moindre coup de frein, il sursautait et regardait méchamment autour de lui.
Du fait de sa présence, les jeunes Français avaient peu de contacts avec les populations – si ce n’est aux étapes prévues et avec les interlocuteurs qu’on leur avait préparés. Ils rencontrèrent ainsi un tractoriste de kolkhoze, radieux et fier de sa machine moderne ; une ménagère dans une maison cossue à la périphérie d’un bourg minier qui leur avait fait visiter sa cuisine neuve ; un vétéran de la grande guerre patriotique, arborant une planche entière de décorations sur la vareuse d’uniforme qu’il portait en sarclant son potager. Même Nicole n’y croyait pas. Tous ces numéros sentaient le toc, pire, la terreur. Il semblait que d’invisibles canons tenaient ces malheureux en joue et les obligeaient à débiter leur boniment, sous peine d’être abattus sur place.
Edgar prenait consciencieusement des photos. Il était maintenant bien familiarisé avec les notions d’ouverture et d’exposition. Les bobines s’accumulaient au fond de son sac. Paris-Match, qui avait confirmé son intérêt pour le reportage et pris l’engagement de le publier, y mettait deux conditions : que les photos soient de bonne qualité et les plus originales possible. Edgar était à peu près sûr qu’elles seraient techniquement réussies. Mais il voyait bien à quel point les sujets étaient convenus et il ne désespérait pas de trouver mieux.
La scène décisive se déroula par un temps gris. Le soleil avait brillé les jours précédents car le printemps était déjà bien installé. Ce retour des nuages semblait d’autant plus incongru : les gens les regardaient avec mépris, comme les derniers détachements d’une armée en déroute. C’est dans cette atmosphère lourde que se produisit un accroc dans l’étoffe trop parfaite de la propagande.
Ils arrivaient dans un village d’Ukraine que rien ne distinguait de tous ceux qu’ils avaient traversés : maisons basses couvertes de bardeaux décolorés, fenêtres entourées de larges encadrements de bois sculptés, meules de foin dressées dans les cours autour de piquets en bois et toujours ces paysans apeurés qui gardaient les yeux baissés. Cette fois pourtant, le village où ils pénétraient paraissait en proie à une agitation inhabituelle. Le guide touristique sentit un danger et passa au-dessus d’Edgar pour mettre le nez à la portière. Les deux mains sur la banquette, il reniflait comme un chien d’arrêt. Chose étrange dans ces villages toujours plus ou moins déserts, une troupe compacte s’était rassemblée sur la place centrale. On aurait presque pu parler de foule. Au centre de l’espace trônait un grand chêne. L’écorce autour du tronc avait été usée par le frottement du bétail et lardée d’entailles au couteau, laissées par des jeunes gens désœuvrés. On imaginait volontiers que, les jours de chaleur, les oisifs du village profitaient de son ombre. La nuit venue, il avait dû abriter pas mal de couples d’amoureux. Pendant ce printemps continental, les arbres se couvraient lentement de feuilles mais le chêne était le dernier à étaler sa ramure complète. Il ne portait que de gros bourgeons à peine éclos. On voyait encore l’entrelacs de ses branches sombres se détacher sur le ciel gris pâle.
La foule regardait l’arbre, les yeux fixés sur ses plus hautes branches. On entendait des rires mais, quand la Marly se gara sur la place, le silence se fit. Le guide sortit de la voiture et chacun secoua la tête, s’efforçant de montrer à quel point il était scandalisé par ce spectacle et tout à fait étranger à l’événement. Les quatre Français descendirent à leur tour. Edgar se mit à prendre des photos. Quand le déclic arriva aux oreilles du guide, celui-ci entra en fureur et arracha l’appareil des mains d’Edgar. Il cherchait un moyen de l’ouvrir et, faute de savoir s’y prendre, il allait le jeter par terre. Edgar l’en empêcha et choisit un moindre mal : il ouvrit le capot du Foca et remit la pellicule au commissaire politique qui la déroula, la laissa tomber et la piétina.
Cet incident clos, tout le monde revint au chêne. L’objet du scandale était toujours là. À dix mètres du sol peut-être, sur une haute branche en forme de lyre, était assise une femme. On la distinguait mal à travers les rameaux couverts de pousses vertes mais il n’y avait aucun doute : elle était complètement nue. Le silence se prolongea, laissant entendre le sifflement du vent à travers la toiture noircie d’une grange brûlée. Soudain, une voix d’homme retentit parmi les assistants.
— Ludmilla !
Suivit une longue phrase dont ni Edgar ni ses compagnons ne comprirent rien, car ils ne parlaient pas le russe. Cependant, le sens était clair : l’homme demandait à la jeune femme de descendre et ajoutait à son ordre menaces et jurons.
Les paysans semblaient plus inquiets depuis l’apparition de la voiture. L’air mauvais du « guide » les incitait à se montrer plus actifs. L’un d’eux saisit une pierre au sol et la lança. Elle n’atteignit pas son but. D’autres l’imitèrent avec plus de force mais, à cette hauteur, les projectiles arrivaient très affaiblis et la jeune fille ne bougeait pas.
Il se produisit alors un événement si inattendu que personne n’eut le temps d’intervenir. Le guide sortit un pistolet de sa poche et tira dans la direction de l’arbre. Edgar savait que le commissaire politique était armé. Il avait remarqué comme les autres la saillie que le pistolet faisait sous son veston. Mais qu’il pût s’en servir ainsi sans sommation pour tirer sur une jeune femme inoffensive ne lui avait pas effleuré l’esprit.
La balle alla se ficher dans le tronc un peu trop bas, avec un bruit mat. La fille ne bougea pas. L’homme pointa de nouveau son arme. Cette fois, Edgar et Paul se précipitèrent pour l’empêcher de tirer. Il y eut un début de bagarre, beaucoup de confusion. Pendant ce temps, on s’agitait dans la foule. Quelqu’un portait une échelle et, quand le guide eut enfin accepté de ranger son arme, la fille était en train de descendre. Sitôt à terre, une femme lui jeta un sac de jute sur les épaules et l’en enveloppa pour cacher sa nudité. C’était une toile grossière et rêche, tachée de graisse et semée de grains d’orge qu’elle servait d’ordinaire à transporter. Elle formait un contraste atroce avec la peau blanche de la fille sur laquelle frisait un duvet doré.
Les villageois s’étaient attroupés autour d’elle et allaient l’emmener mais le guide voulut la voir et on la conduisit devant lui. Il avait grande envie de la frapper, mais il sentait autour de lui l’attention indiscrète des quatre étrangers et il se retint.
Il interrogea la fille. Elle lui répondit d’une voix ferme mais ne le regarda pas. Elle ne semblait même pas le voir. Elle tenait les yeux fixés ailleurs, sur ce qui paraissait à tout le monde être un point vague. En réalité, elle regardait Edgar. Et lui, qui était un peu en retrait derrière le garde-chiourme, au milieu de ses compagnons, se sentait transpercé par le regard de cette femme auquel il répondait en offrant ses yeux grands ouverts. Il les écarquillait comme on écarte les bras, pour qu’elle vienne s’y blottir, s’y réfugier.
Ses yeux… Ce fut longtemps tout ce qu’il connut d’elle. Beaucoup croient qu’il fut séduit par sa voix, et c’est naturel quand on connaît la suite de l’histoire. Mais il a fallu longtemps pour qu’il en entende le timbre et, déjà, tout était joué. En vérité, c’est son regard qui l’a frappé au cœur.
Moi qui ai rencontré Ludmilla dans son grand âge, j’ai subi la même fascination pour ce regard. Le temps avait ridé ses paupières et alourdi son visage mais ses yeux gardaient leur puissance envoûtante. Détailler un tel pouvoir, c’est le détruire. On peut dire qu’ils étaient bleus, en amande, que la pupille y était si noire qu’elle semblait la bouche d’un canon, d’où partaient d’invisibles et meurtriers projectiles quand elle dévisageait quelqu’un ; on n’a rien révélé pour autant de leur charme. Car, en réalité, ils n’étaient pas toujours bleus. Ils étaient l’expression du ciel et du moment, gris d’acier ce jour-là. Elle avait certes les pommettes hautes des Slaves et les yeux légèrement bridés mais en cet instant précis, tandis qu’elle les tenait dans ceux d’Edgar pour la première fois, ses sourcils levés et ses paupières grandes ouvertes trahissaient sa stupeur et l’abandon de tout son corps à un bonheur inattendu. Quant à ses prunelles, dans la lumière éclatante et diffuse du soleil voilé, elles étaient réduites à deux points minuscules, deux insectes qui flottaient sans l’altérer sur le lac à peine bleuté de ses iris.
Quand un tel choc amoureux arrive, le temps est suspendu. Et quand il prend fin, aucun des deux épris ne pourrait dire combien il a duré.
La toile grossière glissa sur l’épaule de Ludmilla, un sein apparut. Une commère bondit pour le cacher. Le guide, désespérant d’obtenir une réponse à ses questions, fit signe d’emmener la coupable. La foule immonde se referma sur elle et la poussa vers une des maisons de la place. La jeune fille trébucha sous les coups, tomba à genoux dans une flaque. Des mains calleuses aux ongles noirs de terre la saisirent et la relevèrent. Quelqu’un lui empoigna les cheveux. Elle ne cria pas. On entendait seulement les invectives de la meute, claquer des gifles. Puis le groupe et sa proie s’engagèrent dans un hangar et disparurent de la vue des Français. Ivan le guide reprit contenance, eut le rire gras de quelqu’un qui vient d’assister à une scène inconvenante mais sans importance et il fit signe à Paul de reprendre le volant. Nicole s’assit à l’avant à côté de lui. Ivan monta derrière.
Edgar ne bougeait pas. Il est difficile de rendre l’émotion qu’il ressentait. Le plaisir et la douleur s’y mêlaient avec tant de puissance qu’il en était paralysé. Il avait envie de courir vers le hangar, de délivrer cette femme, de l’étreindre, de la protéger. En même temps, il ne s’en sentait pas la force. Ou plutôt cette force le pétrifiait comme ces héros de contes qu’un sort a rendus semblables aux rochers et livrés à la malédiction de l’immobilité.
Soizic, à côté de lui, était la seule à avoir compris ce qui venait de se passer. Si elle manquait tout à fait de culture, elle avait une intuition et une sensibilité qui lui faisaient déceler l’amour dans toutes ses expressions. Elle regarda Edgar et fondit en larmes. C’est en la voyant sangloter qu’il s’éveilla. Il la suivit dans la voiture et laissa le village s’éloigner.
Si j’ai sorti cette scène de celles qui l’ont précédée et suivie, c’est bien sûr parce qu’elle revêt rétrospectivement une signification particulière. Mais sur le moment, il n’en est rien paru. Le voyage s’est déroulé conformément au programme, avec son lot de rencontres et de rares complications liées à des pannes ou à des obstacles imprévus, comme ce pont que la fonte des glaces avait emporté et qui contraignit les voyageurs à faire un détour de plus de trois cents kilomètres.
Soizic, on l’a dit, avait senti quelque chose mais elle n’en fit pas part aux autres, se contentant de pleurer encore plus longtemps chaque soir dans la tente. Ainsi, à part elle, personne ne comprit ce qui avait frappé Edgar ni à quel point il était intérieurement bouleversé.
Lui-même ne dit rien et resta seulement silencieux. Il ne participa plus aux conversations que Paul et Nicole consacrèrent à l’incident, pendant qu’ils roulaient à travers les plaines ukrainiennes où s’activaient des milliers de paysans pour les semailles.
Faute de pouvoir tirer quelque explication que ce soit de leur rustre de guide, les jeunes gens étaient arrivés à la conclusion qu’ils avaient assisté à une scène médiévale mettant aux prises une malade mentale et une populace abrutie par l’ignorance et la superstition. Edgar, consulté sur cette opinion, l’approuva silencieusement. Mais ses pensées étaient bien différentes. Il ne parvenait pas à ôter de son esprit l’image de cette jeune femme et son regard lui brûlait le cœur comme s’il eût imprimé jusqu’au fond de son être un sceau incandescent. Il était partagé entre cette douleur et quelque chose de plus inattendu encore : la certitude que cette rencontre était la promesse d’infinies délices à venir.
Il dut faire un effort immense sur lui-même pour recouvrer un peu de l’énergie et de la gaieté auxquelles il avait jusque-là habitué ses compagnons. Il fit mine de s’intéresser aux femmes et aux hommes qui avaient été sélectionnés d’étape en étape pour apporter à l’Occident le témoignage des charmes soviétiques. Il se força à prendre des photos, soignant le cadre et attentif aux réglages nécessaires. Il lui arriva même de rédiger des notes par exemple quand Paul avait été victime d’une grave indigestion qui le laissait très affaibli.
Une fois à Moscou, ils durent prendre part à des réceptions officielles d’une hypocrisie épaisse dans lesquelles personne n’était ce qu’il prétendait être, sauf eux. Ils séjournèrent trois jours à l’hôtel Intourist de la capitale. Après avoir revendu la Marly à un attaché de l’ambassade de France, les quatre aventuriers étaient rentrés à Paris sur un vol Aeroflot. Une réunion fut organisée presque aussitôt dans les locaux de Paris-Match. Les responsables de la rédaction se montrèrent assez satisfaits des photos d’un point de vue technique et esthétique. Mais, comme il était à prévoir, ils les jugèrent un peu trop convenues et sentant la propagande. L’essentiel, à l’évidence, serait le récit du voyage. Ils fixèrent des délais très brefs pour le rendre. Paul, qui en était chargé, composa une sorte de journal de bord pour le grand public. C’était un récit assez enlevé, lucide sur la situation politique si on savait lire entre les lignes. Il n’avait pas l’intention de le faire passer, comme ils s’y étaient engagés, à l’ambassade de l’URSS pour validation. Bizarrement, c’est Edgar, qui s’était toujours montré plutôt libre et n’avait jamais perdu une occasion de contourner les règlements soviétiques, qui insista pour que Paul fasse tout de même contrôler son texte.
— Au diable l’ambassade, protesta Paul. On n’a pas l’intention de retourner là-bas.
Edgar ne répondit rien mais s’entêta jusqu’à ce que Paul, de guerre lasse, envoie copie de son article. Ils reçurent un mot de remerciement et de félicitations de l’ambassadeur russe en personne.
La parution du reportage mit le projecteur sur les quatre jeunes gens. Paul et Nicole se révélèrent assez doués pour répondre aux interviews. Soizic se contenta de faire admirer ses coiffures et son maquillage, non sans résultat d’ailleurs : à la faveur d’une des conférences qu’ils donnèrent en province, elle rencontra un jeune propriétaire terrien du Périgord et l’épousa quelque temps plus tard.
Un éditeur prestigieux signa un contrat pour un livre illustré. J’ai réussi à en retrouver un exemplaire sur un site de livres anciens. C’est un témoignage très intéressant sur l’URSS de la fin des années cinquante : la vie d’une famille « aisée » dans la promiscuité d’un logement minuscule, le quotidien d’une vendeuse du Goum, une noce paysanne digne de Tolstoï…
On y voit avec quelle tragique naïveté le régime communiste essaie d’imiter les productions de l’Amérique mais sans en accepter les fondements. Les voitures qu’on présente comme des instruments de liberté sont issues d’industries d’État ; les gratte-ciel qui prétendent rivaliser avec ceux de New York ont été construits par des prisonniers de guerre ; les éléments d’électroménager qui accompagnent prétendument la libération des femmes sont installés dans la cuisine sordide des appartements communautaires. Ces images décrivent mieux qu’un long discours les contradictions de la grande utopie soviétique… Mais ce n’est pas notre sujet. Pour ce qui nous occupe, ce livre est intéressant parce qu’il comporte des images du petit groupe de voyageurs et de leur Marly. Les garçons se sont laissé pousser la barbe. Ils posent avec le pantalon remonté jusqu’en haut du ventre, comme c’était la mode. Les filles sont coiffées à la Rita Hayworth, ce qui ne devait pas aller sans mal dans les conditions où elles étaient.
Je me suis efforcé de voir si on peut noter un changement dans le comportement d’Edgar pendant ce voyage. C’est assez difficile à dire. Rien ne signale clairement qu’un événement décisif pour lui se soit déroulé en Ukraine. On peut seulement signaler que plus l’expédition avance, plus il semble marquer ses distances avec le reste du groupe. Et, peut-être parce que je connais la suite de l’histoire, je lui trouve sur les derniers clichés un regard vague et comme voilé par la mélancolie.
Généreusement, Paul et Nicole laissèrent la plus grosse part de l’à-valoir du livre à Edgar. Avec les droits d’auteur, il quitta sa chambre de bonne chez les parents de Paul pour un petit studio indépendant dans le XVIIe arrondissement, près des Batignolles. Edgar, ne vivant plus à proximité de Paul et de sa compagne, se mit à moins les fréquenter. De loin en loin, il leur rendait visite mais sans leur raconter ce qu’il faisait. En vérité, il ne s’ouvrit à personne du projet qu’il poursuivait.
La première étape pour réaliser ce projet était de se faire engager dans un grand journal. Edgar avait fait de gros efforts pour se faire bien voir par les rédacteurs en chef de Paris-Match. Moins pour la qualité de ses photos que parce qu’ils avaient succombé à son charme, ils lui donnèrent bientôt la possibilité de rejoindre l’équipe éditoriale. Sans aller jusqu’à lui proposer un poste de permanent à la rédaction, ils lui offrirent de généreuses conditions financières en tant que photographe pigiste régulier. Il accepta et suggéra d’abord deux sujets proches et rapides à exécuter. C’est ainsi qu’on le vit, au début de 1959, se mêler aux mineurs en grève dans le Massif central puis embarquer sur un remorqueur chargé de mettre à flot un nouveau paquebot. Il devait chaque fois rapporter des images et rédiger de courts textes. La rédaction du journal apprécia son travail.
On allait lui réserver un emploi permanent quand, soudain, il abattit ses cartes. Il ne voulait pas d’un travail régulier. Il ne demandait qu’une seule chose mais avec tant d’énergie et de charme qu’il avait toutes les chances de l’obtenir. Il voulait retourner en Ukraine. Pour conférer à ce voyage un semblant de raison, il avait trouvé une idée : faire un reportage sur Khrouchtchev, l’homme fort du Kremlin qui était en train de prendre l’ascendant sur les autres leaders poststaliniens. Aller sur les traces de son enfance en Ukraine, visiter son école, son usine, recueillir des témoignages sur son accession à la tête du Parti local.
La rédaction se montra dubitative. Edgar répondit à toutes les objections. On finit par lui donner le feu vert. Il sollicita un visa, régla les problèmes pratiques du voyage, choisissant le train plutôt que l’avion et, le 20 mai, il embarqua gare de l’Est dans un wagon en partance pour Lviv.
Si ses commanditaires avaient eu l’idée de lui faire ouvrir sa valise, ils auraient été bien étonnés. À part une tenue de rechange pour lui, elle ne contenait que des habits de femme. Pendant toutes ces semaines, il les avait achetés discrètement mais avec passion. Il ne connaissait pas la taille exacte de celle qui les porterait mais, en s’imaginant l’étreindre, en se donnant la volupté de la voir debout devant lui et d’imaginer sa corpulence, ses mensurations, il rêvait déjà de la serrer contre lui. Elle ne lui était jamais apparue que nue ou couverte d’un sac rêche.
Car c’était Ludmilla le but de ce voyage. Edgar n’avait fait que l’entrevoir mais il n’avait pas cessé depuis lors de penser à elle. Il l’avait abandonnée aux coups de la populace quand elle avait eu, elle, l’audace de tout affronter pour lui sourire.
Cela, il ne l’avait pas oublié. Il était prêt à payer cette lâcheté au prix fort.