Postface
J’ai fait la connaissance d’Edgar et de Ludmilla à l’occasion d’une très ancienne lecture. J’ai reçu de ma mère après sa mort prématurée un livre illustré de clichés en noir et blanc que j’avais souvent feuilleté dans sa bibliothèque, intitulé Russie portes ouvertes. Le texte est de Dominique Lapierre (qui écrira plus tard Paris brûle-t-il ?, La Cité de la joie, etc.), et les photos de Jean-Pierre Pedrazzini (qui mourra la même année en couvrant l’insurrection antisoviétique de Budapest). Ces deux jeunes journalistes (ils n’avaient pas trente ans) ont pu, en 1956, pour la première fois traverser l’URSS librement (quoique sous la surveillance discrète et étroite des organes de sécurité staliniens). Ils se sont embarqués avec leurs compagnes dans une voiture moderne pour l’époque et ont parcouru le pays.
Enfant, je me suis longtemps rêvé en passager de cette voiture, ronde comme un vaisseau spatial, qui avait atterri sur la terre des Soviets à la manière des sondes qui abordent aujourd’hui des planètes inconnues. La différence, évidemment, est que les voyageurs, tout comme les peuples de Russie auxquels ils se mêlaient, étaient des êtres humains, susceptibles donc d’être dérangés par l’amour. Il n’y a pas de barrière que ce sentiment ne puisse rompre et on sait qu’il tire sa puissance des obstacles qui le contrarient. Faire se rencontrer Ludmilla et Edgar au milieu de ces périls, c’était les charger pour la vie d’une immense énergie.
J’ai toujours aimé les personnages solaires, positifs, même dans leurs faiblesses, habités par une force qu’ils mettent à l’épreuve d’une existence sans compromis. Ludmilla et Edgar étaient, dès leur naissance dans mon imagination, armés pour affronter les drames les plus cruels et les succès les plus écrasants. Cela m’a plu et je les ai tout de suite adoptés.
Assez vite, il m’est apparu que l’histoire de ce couple était liée à ma propre histoire. Il allait me permettre de mettre en scène des souvenirs intimes et, plus généralement, d’illustrer ce qui m’apparaît de plus en plus clairement comme un aspect caractéristique de notre époque : la vie qui s’allonge favorise non seulement les ruptures mais aussi les retrouvailles. Il n’est plus rare de voir réunis des couples qui s’étaient d’abord déchirés. Et ce processus d’éloignement et de rapprochement peut dans certains cas prendre la forme de mariages multiples entre deux mêmes personnes.
S’il faut que l’auteur apparaisse un instant derrière sa création, je dirai simplement que j’ai personnellement éprouvé ces phénomènes. Il suffit de se référer à ma biographie sur Internet par exemple pour savoir que j’ai connu plusieurs divorces et autant de mariages avec la même personne. L’avouer ainsi, c’est faire en général beaucoup rire.
Si le couple, quel qu’il soit, garde toujours pour ceux qui l’observent de l’extérieur sa part de mystère, le couple à mariages multiples constitue une énigme encore plus grande. Il est donc commode pour tout le monde de le réduire à son aspect risible. Les observateurs éludent ainsi les questions troublantes que de tels parcours suscitent en eux. Quant aux protagonistes de ces unions en pointillé, ils se dispensent, en acceptant l’autodérision, de faire l’aveu de leurs raisons profondes, de leurs souffrances intimes et de leurs bonheurs retrouvés.
Je n’aurais pas eu le courage de briser cette convention en racontant directement ma propre histoire. L’aveu, chez moi, prend toujours le masque de la fiction. En projetant sur des personnages des passions que j’ai éprouvées moi-même, je me délivre de toute inhibition, j’écarte la pudeur et accède à la liberté du créateur. Edgar et Ludmilla me permettent de préserver non seulement mon intimité mais celle de l’autre. Mais ils font bien plus : ils apportent au récit leur couleur singulière et leur force propre.
Raconter leur histoire, c’est d’abord la faire comprendre et accepter. En se bornant à compter abruptement les séparations et les unions, on reste à la surface des choses et le résultat serait une pantomime. Tandis qu’en reconstruisant étape par étape la vie de ce couple on peut donner à voir à quel point ses déchirements et ses retrouvailles s’inscrivent dans une logique, je dirais presque une nécessité.
Ce qui pourrait paraître saugrenu dans un résumé hâtif devient ainsi compréhensible et même désirable. La mécanique du destin génère de façon irrésistible ces moments tragiques ou heureux. Sur le temps long, le couple apparaît comme le produit sans cesse changeant d’influences multiples, de prises de conscience et d’incapacité à communiquer, de chutes et de relèvements, de transformations intérieures et de contraintes sociales. C’est la vie tout entière, en somme, qui est livrée au lecteur, à travers non pas un seul individu (comme il est d’usage en ces temps de « particules élémentaires ») mais deux.
À cela s’est ajouté pour moi le bonheur d’évoquer en suivant ce couple l’histoire pleine de poésie et de tumulte de cette seconde moitié du XXe siècle. Ce n’est pas sans nostalgie que j’ai refait avec Ludmilla et Edgar le parcours qui mène des ruines de l’après-guerre à notre monde contemporain, à travers les Trente Glorieuses et les crises qui ont suivi.
Ce fut une période d’une exceptionnelle richesse au cours de laquelle on a vu naître un monde nouveau. Des personnalités d’exception ont traversé ces années et y ont laissé leur légende. De la Callas à Bernard Tapie, on retrouvera dans la vie sublimée d’Edgar et de Ludmilla l’écho plus ou moins assourdi de ces phénomènes. Aucune de ces références ne constitue à elle seule un modèle : Ludmilla comme Edgar sont uniques et, s’ils évoquent d’illustres contemporains, c’est sans en être pour autant les doubles.
L’essentiel, de toute façon, n’est pas là. Ce récit est d’abord un conte.
Je l’ai écrit avec un seul espoir : faire aimer ces êtres comme ils se sont aimés eux-mêmes et surtout les comprendre. Ce qui fait leur prix à mes yeux, c’est d’avoir dépassé la vision binaire du couple : soit fusionnel, soit déchiré. Et de s’être délivrés de la solution trop souvent choisie pour résoudre cette contradiction : le renoncement.