XXVII












Ludmilla n’a pas bénéficié longtemps du surcroît de publicité que lui avaient valu les frasques de son mari.

Rick de Lacour s’en tenait à une règle simple, tout en sachant qu’elle était dangereuse : « Dites-en du bien, dites-en du mal, mais dites-en quelque chose. » Cette idée selon laquelle tout écho médiatique est préférable au silence peut être juste lorsqu’on l’applique à un débutant. Ludmilla, elle, n’avait pas besoin de notoriété ; la sienne était très haute. En revanche, la qualité de son image publique n’était pas indifférente. Mêlée contre son gré à une histoire sordide, elle finissait par en être éclaboussée. Après être d’abord apparue comme une victime, elle fut peu à peu assimilée dans l’esprit du public à l’immoralité d’Edgar. Tout s’inversa assez vite : ses caprices de diva n’attendrirent plus mais apparurent comme d’insupportables exigences de riche. Ses airs hautains, loin d’être vus comme un signe de noblesse, furent considérés comme prétentieux et ridicules. Surtout, ses annulations de spectacles furent désormais accueillies sans aucune indulgence.

Le milieu lyrique, qui s’était détourné d’elle depuis longtemps, ne cacha plus son hostilité. Elle était régulièrement sifflée ; les articles qui étaient consacrés à ses passages sur scène étaient de plus en plus venimeux. Finalement, les directeurs de théâtre qui l’engageaient encore à cause de son exposition médiatique se mirent à l’éviter pour la même raison.

Sa dernière grande interprétation fut Aïda, comme si la boucle devait être ainsi bouclée. Le choix de l’Opéra de Paris avait été très critiqué mais les succès passés de Ludmilla dans ce rôle lui donnaient malgré tout une légitimité incontestable.

La première se déroula dans un climat tendu. On était en hiver. Ludmilla avait pris froid, ne se sentait pas en voix. Une cabale était organisée dans le public par un groupe d’opposants résolus, sous la conduite d’un critique en vue. Les places s’étaient vendues très cher sans que l’on sût si les spectateurs avaient été attirés par la qualité de la distribution ou s’ils espéraient être témoins d’un naufrage. Pour donner plus de solennité à l’événement, le président de la République polonaise, en visite officielle en France, avait exprimé le souhait d’assister à une représentation de l’Opéra Garnier. Le protocole de l’Élysée avait donc réquisitionné les deux premiers rangs de l’orchestre pour des officiels.

C’est dans cette ambiance lourde de menaces que Ludmilla avait fait son entrée sur scène. Les excès de ces dernières années, l’abus de tranquillisants, les régimes inadaptés, les crises de fringale, l’avaient alourdie. Quiconque – ils étaient rares cependant – l’avait vue dans le premier Aïda, celui qui, vingt ans plus tôt, l’avait lancée, pouvait mesurer les effets du temps. Et ceux qui ne l’avaient pas connue jadis jugeaient simplement qu’elle manquait de grâce, que son jeu était démodé, sa silhouette figée.

Dès les premières notes, le public comprit que la magie de la voix ne viendrait pas corriger la mauvaise impression produite par l’attitude et l’aspect de l’artiste. Ludmilla chantait mal et le sentait. Le plaisir qu’elle éprouvait d’ordinaire dès qu’elle commençait à faire entendre sa voix était cette fois contrarié par la douleur de gorge qu’elle ressentait. Elle avait suffisamment de métier pour entendre qu’elle ne chantait pas bien. En quelques instants, les sifflets et les cris vinrent ajouter leur tumulte, recouvrir sa voix.

La morsure de l’humiliation lui parut d’abord salutaire. Elle s’en imprégna. Dans le passé, c’est ce sentiment d’hostilité qui avait eu le pouvoir de la faire sortir d’elle-même, de lui donner une énergie capable de tout vaincre. Mais cette fois, le déclic intime ne se fit pas. La violence du public l’étouffait, lui ôtait ses dernières forces. À un moment, elle se figea. Les siffleurs s’arrêtèrent, curieux de savoir ce qu’elle allait faire. Il y eut un silence car l’orchestre ne pouvait continuer seul. Ludmilla fixa un horizon invisible dans l’obscurité du théâtre, symbole en cet instant d’un monde vide d’amour, et lentement, d’une démarche presque sereine, elle quitta la scène.

Elle n’y remonta jamais plus.

Elle habitait à l’époque un appartement assez vaste avenue Georges-Mandel, en face du cimetière du Trocadéro. Elle s’y enferma et passa des jours de grande solitude. Rick de Lacour avait compris depuis longtemps que ce filon était épuisé. Il avait monté une agence indépendante et gagné de nouveaux clients plus prometteurs. Il fit encore quelques profits sur le dos de Ludmilla, en vendant à des journaux des images de sa retraite. Un cliché, en particulier, symbolisa la chute de l’ancienne icône. On y distinguait Ludmilla à sa fenêtre, écartant de deux doigts un voilage et regardant au loin. Sans maquillage, coiffée d’un chignon lâche, elle dégageait une impression de détresse poignante. Mais elle avait été trop admirée pour être plainte. Les lecteurs du magazine, orientés par le titre de l’article, y virent plutôt la fin d’une imposture. Tout à coup, le talent, réalité toujours gênante pour ceux qui n’en possèdent pas, révélait qu’il n’était au fond qu’un artifice. Celle qu’on avait placée parmi les demi-dieux retombait lourdement sur le sol des mortels et devenait cette mégère en peignoir de tulle, défigurée par la morsure des ans, muette à jamais.

Les prétendus amis qui virevoltaient autour de Ludmilla disparurent presque tous. Il est vrai qu’il fallait forcer sa porte pour garder le contact avec elle. Peu se donnaient cette peine. Parmi les rares à lui rester fidèles figurait quelqu’un qu’elle n’avait revu que récemment : Mathilde, son ancienne copine du temps lointain où, après son premier divorce d’avec Edgar, elle s’était réfugiée dans l’institution religieuse de la rue de Lourmel.

Elle avait la cinquantaine, désormais. Sa vie s’était déroulée en province, dans la région de Clermont-Ferrand où elle avait suivi un mari garagiste. Ses trois enfants étaient grands. Elle avait divorcé elle aussi, mais une seule fois, et avait décidé de revenir à Paris. Après une longue interruption, elle avait repris son activité d’aquarelliste. Mathilde avait perdu de vue tous ses anciens amis en quittant la capitale. Elle avait suivi dans les médias la carrière de Ludmilla. En arrivant à Paris, sans se faire guère d’illusions sur ses chances d’obtenir une réponse, elle lui avait écrit. Ludmilla disposait alors d’un secrétaire pour sa correspondance. Quand il lui avait lu la lettre de Mathilde, elle avait été émue et s’était écriée : « Répondez-lui qu’elle vienne me rendre visite un de ces jours. »

Juste avant que n’éclate l’affaire de Santa Monica, elles s’étaient revues. Mathilde avait jugé son ancienne amie très superficielle, livrée au tumulte du succès. Cependant, pour s’être connues bien longtemps avant, les deux femmes étaient capables d’une relation plus authentique. En Mathilde, quelque chose de grave et de bon incitait aux confidences et à la sincérité. Sur elle qui avait vécu une vie simple sans artifice, la fascination de la célébrité et de l’argent agissait peu. Lorsque Ludmilla eut à traverser les épreuves de ces derniers mois, elle avait trouvé en Mathilde l’appui solide dont elle manquait par ailleurs. Elles se virent alors très souvent et, quand Ludmilla eut quitté la scène, Mathilde devint sa confidente quotidienne.

Elle l’aida beaucoup à supporter le changement de vie que provoquait la fin de sa carrière lyrique. Les revenus de Ludmilla s’effondrèrent d’un coup. À cela s’ajoutèrent plusieurs procès intentés par des théâtres où elle n’avait pas honoré ses engagements. Les contrats négociés par Rick se révélaient extrêmement défavorables à l’artiste : en cas de défection et si elle en était tenue pour responsable, Ludmilla devait verser d’importants dédommagements.

Il lui fallut quitter l’appartement du Trocadéro qu’elle louait très cher. Elle n’avait pas pris garde au placement de son argent. Quand elle s’en préoccupa, elle se rendit compte qu’il lui en restait assez peu. À la fois par économie et pour être plus loin de l’attention malsaine des médias, elle s’installa en Haute-Savoie, près de Saint-Julien-en-Genevois, au pied du mont Salève. Elle avait connu cette région en allant s’y promener quand elle chantait à Genève. Les saisons y étaient bien marquées et cela lui rappelait le climat de l’Ukraine. La neige lui avait manqué ces dernières années. Ce n’était pas pour s’y adonner aux sports d’hiver – elle n’en pratiquait aucun. Mais elle aimait le bruit assourdi des campagnes enneigées, la morsure du froid, le retour dans une maison chaude après une longue promenade. Il lui semblait qu’en ce lieu elle pourrait se dépouiller plus facilement de ses oripeaux artificiels de diva, revenir à la simplicité de la vie. Mathilde l’avait beaucoup encouragée dans ce projet. Elle lui rendait de fréquentes visites. Elles se téléphonaient presque chaque soir.

J’ai bien connu Mathilde, par la suite, cette femme généreuse et discrète. Il y avait en elle une douceur dont on pouvait comprendre qu’elle avait aidé Ludmilla pendant ces moments pénibles. Je n’ai pas pu, malgré mes questions indiscrètes, obtenir de Mathilde de révélations intéressantes. Elle m’a seulement décrit le quotidien de Ludmilla dans sa petite maison de Saint-Julien. Ce qui étonnait le plus Mathilde, qui n’avait rien connu d’autre, était que son amie pût considérer comme exceptionnelles des choses aussi banales que faire ses courses au marché, cuisiner son dîner ou passer l’aspirateur. En l’accompagnant dans ces tâches, Mathilde se sentait un peu comme ces guides de haute montagne qui emmènent des citadins sur des pentes familières et les voient s’extasier d’un spectacle qu’ils ont chaque jour sous les yeux.

Dans son nouvel environnement, Ludmilla subit une assez rapide transformation physique et mentale. Son corps s’affina, nourri de produits sains qu’elle cuisinait elle-même. Elle put se passer des tranquillisants et retrouva un sommeil paisible et naturel. Elle reprenait goût aux plaisirs simples de la vie. La nature de ce piémont lui offrait d’innombrables itinéraires de promenade.

Elle se tint scrupuleusement à l’engagement qu’elle avait pris pour elle-même de ne plus se produire à l’Opéra. Cependant, le chant lui manquait. Renoncer à la scène ne signifiait pas pour autant se priver à jamais du plaisir de chanter. Un jour (elle était à Saint-Julien depuis six mois environ), elle reçut la visite du curé. C’était un jeune prêtre lumineux qui était admiré pour sa ferveur et son énergie. Il était natif d’un village voisin et semblait avoir trouvé dans son sacerdoce un métier de la montagne comme un autre ; on l’aurait vu tout aussi bien guide, bûcheron ou éleveur de roussettes. Peut-être avait-il attendu, avec une sagesse paysanne, que Ludmilla se fût un peu acclimatée. Telle qu’elle était en arrivant, elle lui aurait sans doute fait trop peur pour qu’il risquât sa démarche. Il vint lui demander très respectueusement, et en se troublant un peu, si elle accepterait de chanter à l’église du village. Cette proposition tombait à point nommé. Le dimanche suivant, elle entonnait des cantiques de Bach qui lui rappelaient sa jeunesse. Mathilde, au premier rang de l’église, pleurait de nostalgie. Les voûtes baroques s’emplirent ainsi chaque semaine de la voix merveilleuse de Ludmilla. Il n’y avait plus ni contrat à honorer, ni cabale à affronter, ni critiques à redouter. Le chant était un cadeau de l’artiste aux fidèles de son village, qui l’accueillaient comme un miracle.

L’écho de ce bonheur se répandit bientôt dans toute la région. On vint de Genève pour entendre la messe de 11 heures à Saint-Julien. L’église était pleine, de la nef au chœur et jusqu’aux chapelles votives. Mais quoi que l’on pût faire, jamais Ludmilla n’accepta de chanter ailleurs ni d’étendre sa participation à d’autres offices.

Mathilde n’a jamais voulu commettre d’indiscrétion à propos de son amie. Elle a refusé de me dire si elle était heureuse, si elle pensait encore à l’amour, si elle évoquait parfois Edgar.

Elle me raconta seulement la scène au cours de laquelle Ludmilla apprit, malgré elle, ce qu’il devenait. Dans la maison de Saint-Julien, il y avait une chaîne stéréo pour écouter des disques mais ni téléviseur ni poste de radio. On pouvait y vivre hors du temps, comme jadis dans l’Ukraine communiste. Aucun journal n’arrivait non plus et surtout pas les magazines, que Ludmilla avait en horreur. C’est par hasard, un jour qu’elle traversait le village pour aller chercher du pain, qu’elle lut à la volée une affichette à la devanture du marchand de journaux. Les nouvelles les plus sensationnelles y étaient écrites sur fond jaune et renvoyaient à l’édition du jour du quotidien local. Le titre était cette fois « Le roi du luxe prend la fuite ». Une photo d’Edgar de très mauvaise qualité était reproduite en dessous.

Ludmilla revint chez elle. Mathilde était là. Elle lui demanda si elle pouvait aller acheter le journal. Sans doute n’avait-elle pas osé le faire elle-même. L’exemplaire que rapporta Mathilde resta plié sur la table du salon jusqu’au soir. Le lendemain matin, il avait disparu. Ludmilla se leva tard. Elle avait les yeux rouges, le visage bouffi comme, naguère, lorsqu’elle prenait des somnifères. Elle ne dit pas un mot à son amie de ce qu’elle avait lu.

Acculé à la faillite et au terme de plusieurs mois de bataille juridique et financière, Edgar ne s’était pas présenté à une convocation du juge d’instruction chargé de son dossier. On avait appris peu après qu’il avait quitté la France à bord d’un vol pour Dubai. Mais sa destination finale était inconnue. Un mandat d’arrêt international allait être délivré contre lui.





*

J’ai rencontré Ingrid à cette époque-là. Elle avait vingt-trois ans et était étudiante en école de commerce. On l’avait affectée pendant un stage de deux mois à l’hôpital où je travaillais comme médecin. Elle devait s’initier à la gestion d’un établissement de santé. J’avais dix ans de plus qu’elle. À la fin de mes études, j’avais choisi cette pratique aux limites de l’humanitaire, dans un hôpital public de Seine-Saint-Denis où la plupart des patients étaient des immigrés et des gens sans le sou.

J’ai tout de suite remarqué cette grande fille farouche. Le directeur l’envoyait dans les services régler des questions administratives et observer le fonctionnement de l’institution. Je l’avais interpellée à propos d’une question assez secondaire de livraison de matériel qui se faisait attendre. Elle m’avait répondu devant tout le personnel avec une précision remarquable mais sur un ton que je n’avais pas accepté. Je n’avais pas voulu faire d’esclandre et j’étais allé la voir dans son petit bureau l’après-midi pour lui dire de ne plus jamais s’adresser à moi de cette façon. Elle s’était excusée en rougissant et j’avais compris qu’elle était inhibée par la timidité. Venu pour la réprimander, j’étais reparti en l’invitant à déjeuner pour le lendemain. C’était une période de grande instabilité affective pour moi. Après avoir conservé la même compagne pendant toutes mes études – elle était médecin aussi –, j’avais commencé à vagabonder. Après trois années de pratique en Afrique, j’avais pris ce poste et me sentais flottant, incertain de mes choix, d’autant moins fixé sur mon avenir qu’il semblait tout tracé. Ce qui m’attira chez Ingrid, ce fut son charme froid, sa dureté fragile qui évoquaient si peu les passades auxquelles j’étais habitué à ce moment-là. Sa gravité m’intriguait. Je n’avais aucune idée sur sa famille. Elle portait le nom d’Edgar mais il est assez courant et je ne savais pas qu’elle était sa fille. Il me fallut plusieurs rencontres et une intimité déjà fort avancée avec elle pour qu’elle me parlât un peu de ses parents. Elle s’était contentée de me dire qu’ils étaient loin et qu’elle ne les voyait pas. C’était vrai. Ludmilla avait déjà migré en Haute-Savoie et Edgar était en fuite. Je ne lui en demandai pas plus.

Notre relation est vite devenue très sérieuse. J’étais sous le charme de sa personnalité énigmatique, à la fois tendre, sensible à l’excès et capable de brutalités de langage. Elle avait un corps qui reflétait les mêmes contradictions. Musclée, tendue, sans le moindre excès de graisse, elle était d’une douceur et d’une lascivité que je n’avais jamais connues, quand elle s’abandonnait. Elle m’avoua avoir traversé à l’adolescence des périodes successives d’anorexie et de boulimie, de maigreur extrême et de quasi-obésité.

Je compris vite que nos années d’écart, loin d’être un obstacle comme je l’avais craint, la rassuraient. Je ne résistai pas à la facilité de penser qu’il y avait sans doute dans ses goûts amoureux la recherche d’un père. Je ne l’interrogeai pas là-dessus. Les choses viendraient à leur heure.

En attendant, nous avancions vite. Nous nous voyions presque chaque soir et nous passions les week-ends ensemble. Ce qui la rassurait aussi dans notre relation, c’était ma famille. Si j’avais à l’époque un comportement de célibataire erratique, il est vrai que je viens d’un monde très stable. Mes parents sont pharmaciens à Desvres, dans le Pas-de-Calais. Je suis le troisième de leurs cinq enfants. Ingrid me fit parler de mon éducation, de la rassurante monotonie de notre vie de province, de la douceur un peu vénéneuse de ce cocon familial ; il m’a donné beaucoup de bonheur mais aussi l’envie de fuir et de connaître d’autres horizons. Quand je lui demandai si elle aurait aimé avoir une famille comme celle-là, elle réfléchit longuement et ne répondit pas.

— En tout cas, finit-elle par me dire, je ne veux jamais me marier. Jamais.

Elle n’en révéla pas plus ce jour-là.

C’est peu de temps après qu’elle reçut les premières nouvelles de son père, depuis qu’il avait quitté la France et disparu. Elle ne me dit ni où il se trouvait ni pourquoi il était parti. Mais pendant deux jours, elle chantonna toute seule, se montra pleine d’une gaieté à laquelle je ne la pensais pas capable de se livrer. Sa tendresse à mon égard prit une forme nouvelle. Je compris qu’elle n’excluait plus d’envisager l’avenir avec moi.

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