XIII












Il est difficile de comprendre pourquoi, à peine un an et demi après un divorce qui les avait rendus si heureux, Ludmilla et Edgar éprouvèrent le besoin de se remarier.

Lorsqu’on tente, comme je le fais, d’explorer la vie d’un couple, on tombe inévitablement sur le mystère de l’intimité. Il y a des barrières que l’on ne peut pas forcer. Les aveux en cette matière ne sont guère sincères. Ce que disent les intéressés reflète plus leur être social que leur vérité privée. Ils ont toujours prétendu l’un comme l’autre que ce troisième mariage n’avait eu qu’un but : régulariser la situation de leur enfant.

En effet, Ludmilla était déjà au sixième mois de sa grossesse quand Edgar la conduisit de nouveau à la mairie. Leur fille, Ingrid, devait naître au début de 1975.

Autant l’avouer tout de suite ; bien plus tard, Ingrid deviendra ma femme et c’est à ce titre que je ferai, dans les années 2000, la connaissance de ses parents.

Comme toujours dans les confidences, cette affaire de « régularisation » est certainement vraie en partie. À cette époque, les enfants naturels jouissaient de moins de droits. On peut concevoir que Ludmilla et Edgar, meurtris chacun dans leur enfance par des deuils et des abandons, aient tenu à accueillir leur bébé en lui donnant toutes les chances, toute la dignité d’un enfant légitime.

Je crois cependant que ce troisième mariage était aussi le témoignage d’une nouvelle phase de leur vie. Ce fut le mariage de la normalité, le marqueur d’une période, pendant laquelle ils ont connu une vie non pas à vrai dire ordinaire (la leur ne le fut jamais) mais dans une honnête moyenne qu’ils n’avaient jamais connue et qu’ils ne connaîtraient plus par la suite.

Cette vie « ordinaire » n’était ni alourdie par les drames de la misère ni écrasée par les ors de la célébrité. Ce fut une parenthèse si courte dans leur existence qu’elle rend presque incompréhensible ce qui chez tout le monde serait le cours habituel des choses.

Fait remarquable, cette troisième union arriva à un moment où, grâce au coup de force de Ludmilla et à leur deuxième divorce, la question du mariage en tant qu’institution avait cessé pour eux d’être investie par les angoisses et les fantasmes venus du passé. Edgar ne considérait plus cet engagement comme une responsabilité écrasante et Ludmilla ne sentait plus l’obligation pénible de s’y soumettre, comme à une coutume étrange attachée à sa nouvelle patrie. C’était un papier à acquérir, une démarche à accomplir, voilà tout.

Ils se rendirent à pied à la mairie du VIe arrondissement où ils habitaient désormais. Ils avaient donné rendez-vous à quatre amis qui chacun avait pris sur son emploi du temps pour venir les assister dans cette procédure. Ludmilla était vêtue très simplement d’une robe qu’elle avait portée la semaine précédente, bleu marine, en lin, découvrant le genou, avec un décolleté rond qui mettait en valeur son cou fin et long. C’est à peine si son ventre, un peu moins plat qu’à l’ordinaire, laissait deviner sa grossesse. Elle avait les cheveux courts et cela la rajeunissait encore. Edgar portait un complet gris perle et une cravate club jaune et rouge.

Ils n’avaient fait aucune publicité et n’avaient pas lancé d’invitations, par crainte que des journalistes indiscrets ne signalent l’événement. Le soir, ils organisèrent un dîner avec les témoins et quelques amis chez eux, rue Guisarde, dans l’appartement de quatre pièces qu’ils louaient au dernier étage. Là aussi, la normalité était omniprésente : aucun faste, aucune trace non plus des privations que, récemment encore, ils avaient dû subir.

Bien sûr, depuis la fameuse soirée d’Aïda, Ludmilla était sortie de l’anonymat. Son triomphe dans le rôle qu’elle avait dû assumer au pied levé avait été complet. Les journaux le lendemain consacraient tous une longue place à l’événement. Le Quotidien de Paris en faisait même son titre de une car Philippe Tesson était dans la salle ce soir-là. L’histoire de la petite Ukrainienne tirée de l’ombre pour assurer courageusement le rôle laissé vacant par un monstre sacré de la scène enchantait les journalistes. L’anecdote était belle et Ludmilla très photogénique. Elle se prêta à des interviews du matin au soir, pendant près de deux semaines.

Toutefois, ce succès était, en ce qui concernait sa carrière, plus ambigu qu’il n’y paraissait. En effet, ce qui avait été mis en avant dans les articles, c’était plutôt son parcours, le « miracle » d’une jeune immigrée gagnée par le succès. Son talent était souligné incidemment. Cependant, nul ne semblait vouloir admettre que son triomphe en fût le fruit. D’après plusieurs critiques, le public avait surtout été heureux de faire la nique à la diva qui l’avait boudé. Célébrer cette inconnue, c’était une manière de pousser la star Leontyne vers la retraite et de prendre une revanche sur ses manières capricieuses – même si la pauvre n’était pour rien dans les mésaventures de son avion.

Les mêmes critiques accablaient de leur mépris la malheureuse V* qui avait été incapable de relever le défi (car personne n’avait voulu croire à l’histoire de l’entorse). La tonalité générale était plutôt un double accès de mauvaise humeur, contre la Price et contre sa remplaçante officielle. Ludmilla recueillait finalement des louanges par défaut.

En somme, si cet épisode l’avait fait connaître, s’il donnait à Vaclav toute latitude pour lui trouver des emplois, cela n’avait pas encore fait d’elle une prima donna.

« Le plus beau point de vue est à mi-pente », écrit Nietzsche. Et il est vrai que Ludmilla apprécia beaucoup cette phase de sa vie professionnelle : elle avait franchi les premiers degrés de la célébrité mais n’en était pas encore prisonnière. Elle se mit à travailler avec d’autant plus d’acharnement qu’elle pouvait espérer progresser, en ayant désormais l’occasion de se produire sur de grandes scènes.

Sa grossesse la contraignit pendant quelques semaines à interrompre sa carrière. Des complications survenues peu après l’époque du mariage l’obligèrent à s’allonger et à prendre un traitement qui l’abrutissait. Cette courte absence de la scène ne lui fut pas trop préjudiciable. Cependant, quand elle revint, le souvenir de la fameuse Aïda s’était un peu effacé. Il restait elle, chanteuse prometteuse, au répertoire mieux défini, mais qui avait encore tout à prouver.

Edgar aurait pu souffrir de sa situation ; il traînait sa faillite frauduleuse, ne gagnait rien et vivait grâce aux revenus de sa femme. Pour quelqu’un qui avait eu naguère une si haute idée de ses responsabilités de « chef de famille », c’était l’opposé de toutes ses valeurs.

Or, non seulement il ne fut pas sujet à la mélancolie, mais il traversa cette période avec un bonheur complet.

D’abord, il était fier pour Ludmilla. Quand, descendu des cintres au terme des vingt rappels auxquels elle avait dû sacrifier, elle lui avait sauté au cou devant tout l’orchestre, les chœurs et les figurants, il avait fondu en larmes. Pendant toute la période de gloire qui avait suivi la parution des articles sur cette soirée, il était honoré de se promener avec Ludmilla à son bras. Les passants la reconnaissaient dans la rue. Elle donnait des autographes. Pour Edgar, être le mari d’une telle héroïne procurait une satisfaction qui n’avait rien de machiste. Il était totalement entré dans les vues de Ludmilla : il se sentait embarqué dans la même aventure de vie. Après avoir partagé des moments de privation, il était simplement heureux de voir leur condition se transformer pour le meilleur. Loin de le rendre morose par rapport à sa propre situation, le succès de Ludmilla conforta en lui la certitude qu’il connaîtrait à son tour de belles heures et qu’un avenir d’exception l’attendait aussi.

C’était une idée qu’en vérité il n’avait jamais eue. Il était sorti de l’enfance avec des ambitions limitées et il aurait déjà été reconnaissant à la vie si elle lui avait apporté aisance et sécurité. Avec sa fugace entreprise, il s’était laissé griser par des revenus inespérés. Mais, au fond de lui, étant au courant des bases frauduleuses de toute l’affaire, il ne s’attendait guère à ce qu’elle se prolonge.

Le triomphe de Ludmilla sur la scène de l’opéra lui ouvrait une autre perspective. Celle d’un succès durable, fondé sur le travail et mettant en jeu les talents qu’il avait en lui. Restait à trouver lesquels. Il sentit que cela ne tarderait pas.

Pour l’heure, le succès de Ludmilla leur avait permis de quitter le pavillon de Neuilly où ils s’étaient exilés. Ils avaient loué à bon marché l’appartement de la rue Guisarde à une mélomane enthousiaste qui avait assisté à la représentation d’Aïda. Leur choix s’était porté sur le quartier de Saint-Germain-des-Prés à cause de la vie culturelle qui l’animait. Cependant, eux-mêmes n’y participaient pas. Leur quotidien était rythmé par le travail de Ludmilla.

Elle avait bien compris – et Vaclav le lui avait répété souvent – que rien n’était acquis. Les rares commentaires qui avaient pris intérêt à sa performance vocale dans les articles qui lui avaient été consacrés soulignaient sa puissance, son aplomb, le courage avec lequel elle avait résisté à une salle hostile, au point de la retourner. Mais personne n’avait vanté la qualité de son interprétation d’Aïda. Et pour cause. Elle avait été assez médiocre du strict point de vue lyrique. Ludmilla avait des excuses : c’était un rôle qu’elle n’avait jamais joué et elle n’était pas vraiment préparée à le tenir ce soir-là. Elle avait dû mobiliser toute son attention pour se donner une présence et s’imposer physiquement au public. Elle n’avait guère eu le loisir de mettre des nuances dans son interprétation. Cela n’expliquait pas tout : il lui faudrait encore beaucoup de travail pour être reconnue au plus haut niveau. Chanter lui était naturel et, pour y parvenir dans une église, elle n’avait eu qu’à se laisser porter par son instinct. Passer à l’opéra lui avait demandé d’acquérir d’autres bases et elle y était parvenue jusqu’à pouvoir résister au choc d’Aïda. Mais occuper des rôles de premier plan dans des conditions normales, être jugée dans l’absolu, en comparaison avec les meilleures, se forger un style, imposer de nouvelles qualités d’interprétation, c’était autre chose. Elle était sur la bonne voie mais le chemin était encore long.

Denise, à New York, avait donné instruction à Vaclav de reprendre avec énergie le programme de formation de Ludmilla. Cours de chant, de solfège, de langue (car elle chantait les opéras en allemand sans rien comprendre) s’ajoutèrent à la formation scénique que supervisait toujours la redoutable madame Florimont. Celle-ci jugeait le succès d’Aïda avec sévérité. Dans le désordre impudique de l’opéra de Verdi, l’émotion de Ludmilla et sa naïve sincérité avaient produit un miracle éphémère. Il aurait été très imprudent de bâtir quoi que ce fût sur une base aussi fragile. Il fallait, selon madame Florimont, revenir à l’essentiel : la maîtrise de soi. Elle organisa pour Ludmilla un emploi du temps impitoyable qui l’occupait du matin au soir.

Edgar faisait en sorte de rendre leur vie confortable, afin que Ludmilla pût supporter ce rythme. Il restait à la maison pour lire et répondre au courrier. Il en profitait pour prendre la responsabilité des courses, de la cuisine et même du ménage, aidé en cela par une forte Bretonne deux après-midi par semaine. Quand le bébé revint à la maison avec Ludmilla, il s’en occupa activement de jour comme de nuit.

En tant que mère, on peut juger sévèrement Ludmilla. Sa fille, ma femme, n’a pas manqué de le faire. D’après Ingrid, sa mère a très souvent et très tôt sacrifié sa fille à sa carrière et même à sa vie personnelle. Elle l’accuse, par exemple, avec une grande injustice il me semble, d’avoir sans état d’âme renoncé à l’allaitement au profit de biberons qu’Edgar préparait bien plus souvent qu’elle, surtout la nuit. Elle couvrait sa fille de baisers et plus tard de cadeaux mais ces manifestations d’amour maternel cachaient mal une réalité bien différente. Entre autres preuves de cette affirmation, Ingrid l’accuse de l’avoir presque toujours confiée, pendant toutes les vacances, à des amis fortunés.

Je m’en suis tenu longtemps à ces récits et j’ai jugé la mère avec la même sévérité que sa fille jusqu’à ce que, pour écrire ce livre, je me sois penché plus attentivement sur ce passé lointain. Mon opinion, aujourd’hui, a changé. Il y a certes chez Ludmilla, et cela depuis son enfance sans doute, un fond de solitude rêveuse qui la prédispose à l’égocentrisme. C’est le revers de la médaille de son talent et de sa force.

Mais, s’agissant de sa fille et, au-delà d’elle, de la famille qu’elle composait avec Edgar, je crois qu’il ne faut pas juger son comportement selon les critères habituels de la cellule nucléaire occidentale, avec ses enfants rois, ses rôles sociaux longtemps figés. Ludmilla est restée une survivante, une femme de combat. Dans la situation où ils se trouvaient après la faillite d’Edgar et ses débuts à l’Opéra, elle a compris que l’essentiel de l’effort allait, dans l’immédiat du moins, porter sur elle. Elle a fait comme ces femmes russes qui, en temps de paix, savent être coquettes et futiles mais qui, si la guerre est là, vont courageusement construire des routes ou faire tourner les hauts-fourneaux. En somme, son premier devoir à l’égard de sa fille était de lui assurer un avenir décent, et pour y parvenir, tant qu’Edgar subissait les conséquences de sa ruine, c’était à elle et à elle seule d’en prendre la responsabilité.

Pour autant, ce rôle maternel plus distant et assuré par procuration à travers Edgar ne signifiait pas froideur et indifférence. Ludmilla avait exposé sa conception de la vie à l’occasion de leur deuxième divorce et cela valait toujours après la naissance d’Ingrid : elle donnait la priorité au bonheur, à la gaieté, à l’art. Elle voyait la famille comme une sorte de radeau qui traverse la vie en suivant le courant, affronte des rapides, navigue au mieux entre des rochers mais toujours chemine au milieu des merveilles du paysage.

Qu’Ingrid ait regretté les absences de sa mère, qu’elle l’eût préférée plus proche et plus à son écoute, c’est bien naturel. Reste qu’elle est obligée d’admettre que son enfance fut heureuse, en particulier dans cette période, trop brève il est vrai, de « normalité ». Sa mère chantait à la maison, était toujours gaie. Son père pourvoyait à l’essentiel dans les choses quotidiennes. Mais Ludmilla apportait toujours le superflu qui rendait la vie plus chaleureuse ; elle rentrait avec du caviar, de riches bouteilles, pensait à faire livrer un énorme sapin à Noël, organisait avec des amis musiciens des soirées où l’on riait beaucoup. Une troupe joyeuse se rassemblait autour d’eux à son initiative – car les connaissances d’Edgar s’étaient prudemment enfuies au moment de son procès.

Ainsi leur vie réglée pour le travail était-elle emplie dans ses marges par de grandes périodes de joie et une perpétuelle bonne humeur.

Avec toute la précaution qu’imposent les récits composés a posteriori, je pense pouvoir affirmer que ce bien-être se traduisait également dans la sexualité. Après des débuts hésitants marqués par l’inexpérience pour l’une et l’inhibition pour l’autre, Ludmilla et Edgar avaient appris à connaître leurs corps. La normalité de leur vie était trop nouvelle pour provoquer la lassitude qu’elle génère chez beaucoup. Au contraire, ils vivaient comme un exotisme inattendu de pouvoir s’embrasser à l’ombre des tours de Saint-Sulpice, de faire de longues promenades en été dans le jardin du Luxembourg jusqu’à s’y laisser enfermer par les gardiens et d’avoir les pelouses désertes pour décor érotique. C’est à cette époque aussi qu’Edgar acheta une voiture. C’était, là encore, une voiture « normale », la voiture de tout le monde (à condition d’en avoir les moyens), une DS Citroën. Elle avait été longtemps auparavant une voiture de luxe et Edgar réalisait un rêve en l’achetant. Mais dans cette seconde moitié des années soixante-dix, elle était déjà démodée et remplacée par des modèles plus performants.

Peu leur importait. Ils prenaient leur DS pour sortir de Paris le week-end car Ludmilla n’avait plus de cours ni de répétitions du samedi midi au lundi matin. Ils adoraient la forêt de Fontainebleau, Edgar grimpait sur les rochers et Ludmilla aux arbres. Ils revenaient tard et, à la tombée de la nuit, dans la nature ou sur les coussins aux ressorts bruyants de la DS, c’était des moments de sensualité et de tendresse comme ils n’en avaient jamais connu.

Il existait pourtant une différence entre cette vie normale et celle de tant de gens : elle portait en elle le germe de sa destruction prochaine. Ils le sentaient sans savoir d’où viendraient les bouleversements, quelle serait leur nature ni à quoi ils aboutiraient. Ils étaient cependant convaincus (ils me l’ont dit mais ne se le sont jamais avoué à l’époque) que le temps de cette vie normale était compté. Ainsi, ils la vivaient avec l’intensité que d’autres réservent à un moment exceptionnel. Et, de fait, c’en était un. Souvent, dit le poète, l’inattendu arrive. Il arriva en effet plus violemment qu’ils n’auraient pu le craindre et les porta plus loin qu’ils ne pouvaient l’imaginer. Ce qui allait bouleverser leur vie était déjà là ; ils ne le voyaient pas.

Comme une planète qui dissimule en elle sa chaleur, c’était le feu de ces violences à venir qui donnait à leur quotidien banal une tiédeur douce et qu’ils allaient découvrir éphémère.

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