IV












Il est très facile aujourd’hui de retrouver le village de Ludmilla. En Ukraine, tout le monde le connaît. C’est une fierté nationale. Elle-même a beaucoup donné pour que la pauvre bourgade où elle avait passé son enfance connaisse une prospérité qui lui devait tout. Si les villages alentour n’ont guère changé depuis les années soixante, celui de Ludmilla a été refait à neuf, repeint, organisé pour les visites. L’église orthodoxe était si modeste jadis qu’Edgar ne l’avait pas remarquée lors de son premier passage. C’était à l’époque un simple hangar surmonté d’un bulbe et il était fermé depuis la Révolution. Depuis lors, l’ensemble a été restauré et désormais le bulbe est couvert en feuilles d’or. Le portail sculpté, qui date de la fin du Moyen Âge et avait subi de nombreux outrages, y compris la pose d’un enduit de plâtre pour cacher les bas-reliefs, est maintenant d’une splendeur que ses modestes créateurs n’avaient sans doute jamais espérée. La maison de Ludmilla est devenue un musée. Je l’ai visitée par un après-midi de juin sous la conduite d’une guide polyglotte et en compagnie d’un groupe venu en car de Finlande.

Comme souvent, l’ardeur de l’office du tourisme a transformé la maison d’enfance de Ludmilla en « maison natale ». En réalité, elle n’y est arrivée qu’à l’âge de deux ans, en 1942. La modestie proprette de la maison paysanne que l’on visite de nos jours ne rend pas compte de la misère et du drame de celle qui y passa son enfance. Car Ludmilla était issue d’une classe sociale que le stalinisme devait livrer aux persécutions et à l’infamie en l’affublant d’un nom qui, à lui seul, était une condamnation : les koulaks.

Originaire de Crimée, la famille de Ludmilla avait été en grande partie déportée en 1932. Sa grand-mère avait échappé à l’exil car elle était mariée à un cousin éloigné, membre du Parti. Ils étaient installés dans les environs de Kiev. C’est là que la mère de Ludmilla avait grandi. Malheureusement, lors des purges de 1935, le grand-père s’était retrouvé du mauvais côté de l’épuration et déporté à son tour. La mère envoya sa fille à la campagne pour qu’elle ne soit pas soumise à la répression. La jeune femme rencontra, dans le village où elle était placée, un musicien du Bolchoï de dix ans son aîné qui se cachait lui aussi. Grâce à l’argent dont il disposait, il avait acheté la complicité d’un couple de paysans. Ils l’employaient pour des travaux de force. Naguère virtuose du hautbois, il avait comme seule ressource, pour éviter que ses mains durcies par le froid et la terre ne s’ankylosent tout à fait, de jouer le soir sur une flûte qu’il avait taillée lui-même dans un os. Ludmilla naquit de cette union et passa les deux premières années de sa vie dans le village où ses parents s’étaient connus. La guerre venait d’éclater. Quand l’Allemagne attaqua l’URSS, son père fut enrôlé dans la mobilisation générale. Il troqua la fourche pour une mitrailleuse et ne revint jamais. Ludmilla fut emmenée par sa mère dans le village où Edgar, bien des années plus tard, la rencontrerait, car de mauvaises rumeurs couraient sur elles. Leurs origines koulaks les rattrapaient et l’argent du musicien n’était plus là pour faire taire les haines et les jalousies. Dans ce nouveau village, la mère de Ludmilla, rassemblant tout ce qu’elle avait économisé, loua une masure, cultiva un jardin, éleva des lapins et des poules et vendit le reste de ses forces pour soigner les vaches dans une étable collective. Elles survécurent.

Ludmilla apprit à lire avec sa mère et se mit à jouer seule sur la flûte en os que son père avait laissée en partant. C’était une fille solitaire, malingre, rêveuse. Les autres enfants se moquaient d’elle. Jusqu’au jour où, vers treize ans, elle se mit à grandir d’un coup. Avec la violence du printemps d’Ukraine, elle vit son corps fleurir de charmes désirables. On se mit non plus à la repousser mais à la poursuivre. Elle dut se garder des appétits de ceux-là même qui, hier, la méprisaient. Elle subit de nouveau leurs injures quand elle refusait leurs avances. Pour s’en garder, elle se renferma complètement, se contenta d’aider sa mère au jardin et de jouer de sa flûte. Les jours où elle était certaine qu’aucune brute ne la guettait de l’autre côté de la haie, elle chantait des mélodies qu’elle tenait des oiseaux, à moins qu’elle n’eût entendu son père les fredonner.

Les choses se gâtèrent peu à peu dans les années d’après guerre. Plus le temps passait, plus Ludmilla devait se résoudre à admettre que son père ne reviendrait jamais. Sa mère, usée, mal soignée pendant ces hivers rudes, s’affaiblit. Ludmilla eut à la remplacer à la ferme collective. Elle y subit une promiscuité dangereuse. Plusieurs soirs, alors qu’elle rentrait à la nuit tombée, elle fut attaquée par de jeunes paysans que ses menaces n’effrayaient guère. Elle put s’enfuir grâce à son chien, un vilain bâtard qui l’adorait. Un matin, elle le trouva empoisonné. C’est alors qu’elle choisit la seule solution à sa portée : elle devint folle ou en tout cas le fit croire.

Pour imiter si bien la folie, il fallait en avoir éprouvé certains aspects. Ludmilla connaissait l’angoisse quand elle était poursuivie dans l’obscurité par des ombres menaçantes. Elle connaissait la mélancolie des nuits d’été quand la solitude vous écrase et que tout, autour de vous, est hostile et fait obstacle au bonheur que la nature offre avec tant de force. Elle connaissait les hallucinations qui font venir des mélodies dans la tête, au point qu’il est inutile de les jouer pour les entendre distinctement. Elle connaissait le délire du rêve lorsque l’esprit vagabonde et qu’on le suit dans d’autres mondes. Elle n’eut, au fond, qu’à accentuer tous ces phénomènes, à s’y laisser entraîner sans retenue et au grand jour.

C’est ainsi que se répandit autour d’elle une odeur inquiétante de malédiction, de sorcellerie et de pouvoirs occultes. Dans ces mondes paysans où l’on brûlait volontiers les jeteurs de sorts, une telle réputation n’était pas sans danger. Heureusement, le rationalisme marxiste, s’il n’avait pas extirpé ces croyances, en limitait l’expression. On ne la fit pas monter sur le bûcher mais on se détourna d’elle. C’était ce qu’elle voulait.

Puis sa mère mourut. La pauvre femme eut le temps de lui dire où elle cachait l’argent que sou à sou elle économisait depuis des années. Elle espérait avec ce pauvre trésor qu’elles pourraient un jour retourner en ville et que sa fille y recevrait une éducation. Ludmilla, loin de préserver ces économies, y vit le moyen de vivre sans plus avoir à travailler au-dehors. Elle dépensa sans crainte de tout dilapider. Cette prodigalité était le signe de quelque chose qui grandissait lentement en elle, au point de devenir, ces derniers mois, l’objet constant de sa rêverie. Comment désigner ce sentiment puissant que rien, dans la réalité, ne confirmait ? Pour faire bref, je dirai : la confiance en son destin.

Était-ce quelques mois plus tôt le lancement du premier satellite ? L’écho de ce Spoutnik était parvenu jusqu’au village de Ludmilla qui, pourtant, ignorait tout du monde… Était-ce la contemplation des étoiles à laquelle elle se livrait, dès que les soirées étaient douces, au point d’en être aveuglée ? En tout cas, ces dernières semaines avant l’arrivée d’Edgar, elle était de plus en plus tournée vers le ciel. Elle rêvait de voyages dans les constellations, d’êtres fabuleux qui la prenaient pour reine. Elle inventait des cantilènes pour eux. Si elle n’était pas encore tout à fait folle, la solitude lui dérangeait de plus en plus l’esprit. Elle avait l’habitude de parcourir la campagne pour de longues promenades. Elle eut l’idée de grimper dans un arbre et s’y trouva bien. Elle était plus près du ciel auquel elle rêvait et, de haut, voyait passer les paysans qui allaient aux champs. Ils lui apparaissaient tout petits, inoffensifs, presque aimables. Elle prit l’habitude chaque jour de passer des heures perchée dans un des grands arbres qu’elle rencontrait en se promenant à travers champs.

Un jour, un convoi de véhicules militaires s’arrêta dans le village. Un haut-parleur fixé sur une des voitures ordonna le rassemblement de toute la population sur la place. Ludmilla se terrait chez elle. Deux soldats la sortirent de là sans ménagement. Elle se retrouva plantée avec les autres à écouter un officiel monté sur une caisse qui braillait dans un porte-voix. Il annonçait le passage la semaine suivante d’une voiture transportant des étrangers. Il n’était pas prévu qu’elle s’arrête dans le village. Mais, quoi qu’il advienne, tout contact personnel avec ces voyageurs était interdit. Il s’agissait de ressortissants du monde capitaliste, d’ennemis du peuple, d’adversaires venimeux du socialisme, etc. L’homme termina sa harangue le poing levé puis descendit de sa caisse. Le convoi repartit porter ses ordres à l’étape suivante. Comme Edgar et ses compagnons l’avaient pressenti, leur passage avait été soigneusement préparé.

Ludmilla rentra chez elle plus songeuse que jamais. Cependant ses rêves suivaient un cours nouveau. Elle avait l’intuition que ce qu’elle venait d’entendre lui était personnellement adressé. Elle comprenait cette proclamation comme une sorte de visitation, au point que le méchant fonctionnaire soviétique avec sa gabardine verte prenait peu à peu dans son esprit la forme et la grâce d’un archange chargé de lui porter la Bonne Nouvelle. Elle n’avait de religion que ce qu’en disait sa mère. La pauvre femme avait la foi mais, dans l’impossibilité de la pratiquer, son culte se bornait à raconter les Évangiles à sa fille. Les aventures de Jésus étaient pour Ludmilla des légendes parmi d’autres. Elles prenaient place parmi les innombrables contes que roulait depuis des siècles la mémoire paysanne.

Quoi qu’il en fût, elle sentit qu’elle devait se préparer. Une confiance que rien n’étayait dans le monde réel l’habitait. Bien plus tard, quand je l’ai connue, elle était toujours sujette à ces inspirations étranges qui avaient pour elle force de réalité, qui guidaient ses décisions et finissaient du coup par advenir dans les faits. Elle avait ainsi la conviction que la visite annoncée de ces étrangers allait changer le cours de son existence. Ce fut le cas.

Le jour dit, elle quitta sa maison avant l’aube. Sans y avoir consciemment réfléchi, elle savait de science certaine ce qu’elle devait faire. Parvenue sur la place centrale, elle grimpa dans le chêne en s’aidant des anfractuosités que le temps avait creusées dans le vieux tronc. Elle s’installa le plus haut possible et attendit. C’était la première fois qu’elle dominait le village. Elle observa toutes les allées et venues, plongea son regard dans l’intimité des cours, s’amusa du spectacle des gamins qui se bagarraient, de la femme qui se vengeait de son mari infidèle en piétinant ses plants de tabac. Personne ne levait le nez. Jusqu’à midi, nul ne s’avisa de sa présence. Cela ne devait pas durer plus longtemps car la voiture des étrangers avait été annoncée pour le début de l’après-midi par l’homme au porte-voix. Il ne fallait pas qu’ils trouvent un village tranquille, sinon ils passeraient leur chemin sans s’arrêter. À midi et quart, Ludmilla retira son corsage et le lança. Il tournoya et se posa au beau milieu de la place. Personne ne le vit tomber. Quelques instants plus tard, une paysanne qui traversait en tenant une volaille par les pattes le remarqua. Elle crut d’abord que quelqu’un l’avait perdu. Elle allait s’en emparer discrètement quand une autre femme s’approcha. Elles discutèrent pour savoir d’où pouvait bien venir ce vêtement. C’est alors que l’une d’elles eut l’idée de lever les yeux : elle aperçut Ludmilla. Les cris des deux femmes ameutèrent le village. On alla chercher celui des paysans qui faisait office de maire pour les autorités. Il ordonna à Ludmilla de descendre. En guise de réponse, elle ôta sa jupe et la lui lança. Le rectangle de lourde étoffe rouge tomba sur la tête du petit chef. Comme c’était aussi le plus redouté des mouchards et qu’il n’était guère aimé, ce ridicule déchaîna les rires de toute l’assemblée. Le maire se dégagea à grand-peine et le regard mauvais qu’il jeta vers la foule suffit à la faire taire. Il montra son poing à la folle et ordonna à un jeune gars de monter à l’assaut. Ludmilla avait emporté avec elle une besace pleine d’objets de toutes sortes qui avaient en commun d’être lourds et pleins d’aspérités. Elle saisit un poids hexagonal en fonte par son anneau et le plaça à la verticale du grimpeur. Celui-ci ne tenta pas le sort ; il préféra encourir les injures du maire que d’avoir le crâne défoncé. Pour le récompenser de se montrer raisonnable, Ludmilla lui envoya son soutien-gorge.

S’ensuivit un long conciliabule autour du maire, à distance de l’arbre. Que fallait-il faire ? Lancer un assaut coordonné de plusieurs côtés, avec des échelles au besoin ? C’était risquer un drame et contrevenir gravement aux ordres de l’homme au porte-voix. La discrétion recommandée serait ruinée. Fallait-il laisser cette pauvre égarée dans son arbre ? Après tout, il y avait peu de risques que les automobilistes étrangers, s’ils traversaient le village, portent précisément leurs regards là-haut. Les villageois en étaient encore à débattre quand la voiture des Français débarqua. Ludmilla s’était délestée de ses derniers sous-vêtements. Elle était complètement nue. Ce sont les regards de la foule qui dirigèrent vers elle ceux des étrangers.

On sait comment elle descendit et se retrouva face à face avec Edgar. Elle fut aussi frappée par l’amour que lui et resta bouleversée. Ses sentiments, s’ils produisirent le même effet de stupeur, furent d’une nature bien différente. Il y eut chez Edgar une sorte de foudroiement, mais à l’amour se mêlait, on en verra les conséquences, une part douloureuse de pitié. Le besoin de protéger cette femme dominait toute autre considération. En elle, rien de semblable. Ce qui la marqua le plus intensément fut le plaisir un peu ironique que l’on éprouve lorsqu’une prévision se vérifie, qu’un calcul tombe juste, qu’une intuition se trouve confirmée par les faits. Elle savait que quelqu’un allait venir pour elle : il était là. Elle découvrait son apparence avec curiosité et ce n’était pas de cette apparence que naissait l’amour puisque, en somme, il lui préexistait. En détaillant Edgar, elle pensait seulement : c’est donc lui. Et elle était heureuse que tout ce qu’elle voyait rendît aussi séduisant l’homme qu’elle attendait. Elle aima son regard noir, l’épi de cheveux sur le coin de son front. Elle aima ses mains qui n’avaient jamais dû toucher de terre. Elle aima son torse large et la manière qu’il avait de se camper sur ses deux jambes, comme pour arrêter un ballon. Elle aima sa gêne et son malaise car elle y lut la confirmation qu’il était aussi fortement attiré par elle qu’elle par lui.

Que les commères lui jettent un sac de jute sur les épaules, elle ne s’en était pas souciée. Elle ne se préoccupait pas plus de l’hostilité de la foule autour d’elle. Ce fut seulement quand on l’éloigna qu’elle s’alarma. Elle avait tout prévu dans son inconscience, sauf ce dénouement qui était plus prévisible que tout : on allait les séparer. Elle avait rencontré celui qu’elle attendait. Il avait été frappé d’amour pour elle. Pourtant, il allait repartir et elle allait rester. À peine aperçu, le danger l’avait déjà engloutie. Elle fut conduite à la maison du maire, giflée par sa femme, obligée de remettre ses vêtements, jetée dans un cagibi. Elle y passa deux jours et deux nuits avant qu’un fourgon cellulaire ne vienne la chercher pour la conduire à la ville. Interrogée par le NKVD, battue, elle fut finalement déclarée folle. Le plus douloureux était, hélas, qu’elle ne l’était plus. En voyant Edgar, elle avait en quelque sorte atteint la fin de son rêve. La réalité prenait de nouveau des couleurs attirantes. Elle avait envie de vivre pour de bon et savait qu’avec cet homme elle sortirait de cette campagne. En comparaison de ce qu’elle espérait désormais de la vie, ses rêves de naguère lui paraissaient sans attrait. Pendant les mois qui s’écoulèrent ensuite, elle en aurait eu plus besoin que jamais. On la ramena au village. Pendant son absence, le maire avait fait fouiller sa maison et découvert ses économies. Tout lui avait été confisqué. Elle dut travailler à la ferme collective. Plus rien ne la protégeait du mépris des villageois, de leurs violences. De l’avoir vue nue avait éveillé d’abjectes convoitises chez tous les hommes et sa supposée folie ne la mettait plus à l’abri. Pour éviter le pire, elle choisit un des garçons du voisinage, le plus timide et le plus respectueux, et se laissa faire la cour. Il la considéra aussitôt comme sa propriété et la défendit contre les autres. Il n’était pas très hardi dans l’intimité et elle parvint à inventer suffisamment de prétextes pour retarder le moment de lui céder.

Elle allait devoir s’y résoudre quand Edgar revint au village.

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