VII












Avec ce divorce, Edgar avait retrouvé son énergie et cet humour qui était chez lui une arme de combat. Non pas qu’il fût heureux ; il était libre, ce qui n’est pas la même chose. De cette liberté il ne faisait pas un usage hédoniste : elle était la force qui le faisait avancer, imaginer, réaliser.

Il est toujours troublant, lorsqu’on connaît la fin d’un parcours, et d’autant plus qu’il a été exceptionnel, de revenir à ces limbes, à ces époques pendant lesquelles le jeune être se cherche et doute. À vrai dire, quand on considère les chances d’Edgar de parvenir à ce qu’il est devenu par la suite, on se rend compte qu’elles étaient infimes. Ce qui paraît extravagant aujourd’hui, ce n’est pas qu’il ait douté mais au contraire que, contre toute évidence, il ait pu conserver une part de confiance dans ces moments sombres. Outre ses handicaps de départ, l’échec de ses premières tentatives professionnelles lui donnait mille raisons d’être découragé. Les lendemains de son divorce furent loin d’être radieux. Son emploi de placier en livres était encore plus éprouvant que les petits boulots enchaînés jusqu’alors. Il s’agissait pour lui de vendre une édition de la Bible en vingt volumes, agrémentée d’illustrations affreuses. Mal imprimés et mal reliés, les livres étaient loin de tenir les promesses des Prophètes et surtout du dépliant publicitaire. Il valait mieux avoir déguerpi après avoir fait signer la souscription. Edgar priait le Ciel, quand il sonnait à la porte d’un pavillon, pour qu’aucun de ses prédécesseurs n’ait démarché cette adresse avant lui.

Comme souvent dans la vie, cette expérience éprouvante lui fut utile par la suite. Il y déploya ses talents naissants de bateleur. La nécessité lui donnait le moyen de trouver l’argument décisif, le geste encourageant, le sourire qu’il fallait pour que la victime se laisse plumer.

Il devait vite se rendre compte qu’à ce jeu ce sont les plus faibles qui perdent. La richesse ou tout au moins l’aisance des rentiers ou retraités leur avait fait connaître la vie et ajouté la méfiance à la ruse qu’ils tenaient de leur atavisme bourgeois. Tandis que de pauvres gens, mal armés contre les arnaques, s’enthousiasmaient plus aisément pour le boniment d’Edgar.

Un jour, il tomba sur une femme d’une soixantaine d’années qui vivait seule et cultivait un potager de ses mains déformées par les rhumatismes. Elle n’avait guère l’habitude de recevoir des visites dans sa maison isolée. Cette bible tombée du ciel lui sembla être un cadeau de la Providence qu’elle ne pouvait pas repousser. Elle alla dans une pièce voisine, sa chambre probablement, fouiller sous un matelas pour rapporter de quoi payer la souscription. En ouvrant le petit sac en coton qui contenait ses économies, elle se mit à parler de son fils qui était « monté » à la capitale. Elle s’en voulait de soustraire cette somme à ce qu’elle lui envoyait chaque mois. Mais elle dit que cet achat serait aussi une action de grâce et qu’elle en espérait du bonheur pour lui. Edgar, en entendant ces mots, vit sa mère sous les traits de la pauvre femme. Il fondit en larmes, laissa en plan son exemplaire de démonstration et les catalogues ridicules dont il se servait pour tromper son monde. Il partit sans pouvoir prononcer un mot et jeta dans un fossé toutes les bibles qu’il avait dans son coffre. Il lui fallait trouver un autre emploi.





*

Le divorce avait fait naître dans le cœur de Ludmilla une douleur à laquelle elle n’était pas préparée. Elle avait laissé Edgar s’éloigner sans imaginer ce qui allait advenir. Elle était comme pétrifiée, incapable de résister à ce qu’Edgar lui imposait. D’ailleurs, au fond d’elle subsistait une large part de doute : elle ne savait pas grand-chose encore des usages de la France, ce pays nouveau pour elle. Peut-être l’amour y avait-il perdu sa force ? La liberté que l’on glorifiait sans cesse dans les discours et les journaux avait peut-être produit entre les êtres une forme d’intolérance à tout lien, à toute entrave ? Elle se demandait jusqu’à quel point le comportement d’Edgar était conforme à la norme en Occident. Elle n’avait pas osé poser la question à ses amies de peur de paraître ignorante et surtout parce qu’elle n’avait jamais encore parlé à quiconque de ses sentiments. Mais quand Edgar fut parti et le divorce prononcé, les camarades de Ludmilla, la voyant si désespérée, la questionnèrent et apprirent d’elle la vérité. Elles furent très surprises et lui expliquèrent tout ce que la conduite d’Edgar avait d’exceptionnel et d’inattendu. C’est alors que Ludmilla comprit qu’elle aurait dû lui parler et tenter de le retenir.

En même temps, ses amies, pour la consoler, essayèrent de la convaincre qu’elle devait plutôt se réjouir. Après tout, elle était jeune, Edgar l’avait sortie de son sinistre pays. S’il n’avait pas su l’aimer, c’était tant pis pour lui ; elle en trouverait un autre.

Ludmilla se révoltait en elle-même contre cette idée. Elle n’éprouvait aucun désir pour d’autres hommes. Ceux qui, le samedi, quand elles sortaient toutes ensemble, lui tournaient autour la dégoûtaient. C’était seulement la fierté qui la retenait de se lancer à la recherche d’Edgar. La fierté et l’amour aussi, car, pour malheureuse que cela la rendît, elle continuait d’espérer que la liberté apporterait le bonheur à Edgar.

Elle avait déménagé chez les sœurs pour des raisons d’économie mais aussi sur l’insistance de ses camarades. Elles étaient convaincues que la solitude était mauvaise pour elle. L’ambiance de pensionnat de l’institution la distrairait de sa rumination. En réalité, sitôt installée dans sa petite chambre, Ludmilla ne cessa de fuir l’encombrante sollicitude de ses voisines. Elle se remit à faire de longues promenades, partant toujours sans prévenir pour que personne ne l’accompagne. Elle déclara avoir besoin de beaucoup de sommeil afin de pouvoir rester au lit le matin à rêver. Surtout, elle fréquenta l’église où les conversations étaient interdites.

Elle n’avait jamais pratiqué de culte et la religion solitaire de sa mère ne la préparait guère à suivre les interminables offices qui se déroulaient sous la grande nef. Ludmilla s’essaya à la prière. Elle fut d’abord rassurée de voir que, dans cet environnement, elle était l’égale des autres puisque le latin, langue presque inconnue de tous, servait de véhicule à l’oraison. Cependant, elle sentit vite un malaise. Le mystère de la religion était déjà très épais pour elle, pourquoi le rendre encore plus impénétrable en imposant, dans les relations avec cette invisible divinité, l’usage d’une langue dont on ne comprenait pas le sens ?

Le seul moment dans ces cérémonies où elle ressentait une émotion véritable et l’impression d’être confrontée au surnaturel était le chant. Elle y prenait part avec bonheur. Si les paroles des cantiques ne lui étaient pas plus intelligibles, du moins la mélodie lui permettait-elle d’exprimer ses sentiments. Elle mettait ses espoirs et ses peines dans la musique, et chantait à pleine voix. Les sœurs ne mirent pas longtemps à la remarquer. Elles lui proposèrent de travailler avec la responsable des chœurs. En quelques séances, Ludmilla avait capté les airs et pouvait les interpréter d’une voix très sûre. À la messe de Pâques, quand l’église accueillit un vaste public venu de tout le quartier, elle fit retentir son premier cantique en soliste sous les voûtes. Elle provoqua dans l’assistance une émotion si forte que le prêtre lui-même resta longtemps assis, parcouru de frissons, sans parvenir à se lever ni à poursuivre la célébration. Tout le monde s’accorda, en sortant, pour dire qu’elle avait la voix d’un ange.

Mais c’était encore une bête qui faisait l’ange. Le talent de Ludmilla pour le chant n’était à ce stade que l’expression d’un instinct, une aptitude presque animale, comme en montrent les oiseaux. Il n’y participait ni culture, ni étude, ni conscience. Elle chantait avec son âme. De là procédait l’émotion qu’elle suscitait. Elle s’en serait contentée et, à vrai dire, n’importe quelle mélodie lui aurait convenu, y compris celles qu’elle découvrait en elle-même, sans savoir qui les avait inspirées. Mais les sœurs avaient d’autres exigences. Elles tenaient ce talent en suspicion : la preuve était l’effet que cette voix avait eu sur le curé. Pour la rendre licite, il fallait en faire un instrument maîtrisé, soumis à des règles et mis au service de la liturgie. Elles orientèrent donc Ludmilla vers l’étude. Une vieille professeure de musique fréquentait l’institution le dimanche pour y suivre la messe. Les sœurs lui demandèrent si elle pouvait se charger d’apprivoiser le don sauvage de la jeune fille. Elle accepta d’autant plus volontiers qu’elle était présente à Pâques, quand Ludmilla avait bouleversé l’assistance.

Cette madame Baudeloque, Thérèse de son prénom, habitait un minuscule appartement au rez-de-chaussée dans une cour, rue de Lourmel, tout encombré de partitions. Le seul meuble était un piano quart-de-queue, laqué avec tant de soin qu’il pouvait servir de miroir. Ludmilla vint presque chaque jour prendre des leçons de solfège. Qu’on puisse lire la musique, que des signes sur du papier gardent la trace des sons et permettent à l’œil de remplacer l’oreille pour faire entendre des mélodies, cela lui parut une merveilleuse invention. La musique, tout à coup, quittait le domaine invisible des songes et entrait dans la réalité concrète, comme ces îles fabuleuses qui cessent d’appartenir au monde rêvé des récits de navigateurs pour prendre un contour et un relief sur des cartes.

Ludmilla se jeta dans l’étude. Le plaisir qu’elle y trouva lui fit oublier d’être malheureuse.





*

Pendant ce temps, Edgar poursuivait, lui, sa traversée aride de l’échec. Après son expérience ratée de vendeur de bibles, il avait repris des emplois sans avenir pour lui : serveur de restaurant, chauffeur de camionnette et même jardinier pour un châtelain de Montargis. Pourtant, il ne se décourageait toujours pas. Peut-être est-ce une manière de reconstruire ses souvenirs et d’y mettre une cohérence rétrospective, quoi qu’il en soit, il me l’a affirmé lui-même quand nous en avons parlé pendant nos entretiens. En passant d’une de ces éphémères conditions à la suivante, il avait l’impression d’être un orpailleur debout dans le torrent et qui agite la boue dans son tamis, en attendant qu’y brille une pépite d’or. Il savait qu’elle apparaîtrait un jour et cette certitude, que rien n’étayait, le gardait de toute mélancolie.

La suite lui donna raison : chacune de ces expériences l’a préparé à ce qu’il allait devenir. Ce fut le cas, en particulier, pour son emploi de jardinier au service du comte de H* dans le Gâtinais. Le château du vieil aristocrate était un bâtiment XVIIIe à double corps, en pierres et briques. Un parterre de gazon ornait la façade au sud. La tâche principale d’Edgar fut d’abord de tailler les bordures de buis compliquées qui dessinaient des arabesques. Puis il dut replanter les vivaces qui avaient passé l’hiver sous des serres.

Le comte, qui était veuf, vivait seul. Pour se désennuyer, après s’être habillé avec gilet, cravate et redingote, il s’asseyait sur un banc sous un des grands arbres du parc et regardait son jardinier travailler. Comme à son habitude et bien qu’il ne fût guère joyeux à cette époque, Edgar régalait le comte avec ses sourires, sa bonne humeur et le faisait rire en lui racontant des histoires grivoises, ramassées sur les chemins de son errance.

Il était logé dans un réduit situé au-dessus de l’appentis où étaient rangés les outils de jardinage et les pots en argile vides. Il avait à peine la place de s’y faire à manger, en posant une casserole sur une plaque électrique. Le comte, qui l’aimait beaucoup, prit l’habitude de le faire entrer chez lui en fin d’après-midi pour boire un whisky en sa compagnie. Bientôt, il le garda à dîner. Edgar retournait dans sa chambre tard dans la soirée, une lampe à la main, souvent assez éméché.

La fierté du comte était sa bibliothèque. Il pouvait passer des heures à en faire découvrir les trésors à Edgar. On y comptait des ouvrages très anciens, incunables et post-incunables aux couvertures souples de vélin. Plusieurs sections contenaient des in-folio du XVIIIe aux tranches magnifiquement dorées et d’autres volumes plus petits reliés en maroquin rouge et frappés aux armes du comte. Nombre de ces livres lui avaient été transmis par ses ancêtres. Mais il était plus fier encore de ceux qu’il avait réunis lui-même. Sa collection proprement personnelle comptait une quantité considérable d’éditions rares du XIXe siècle.

N’était le respect qu’il avait pour le vieil homme, Edgar n’aurait guère prêté attention à ces reliures sombres et à ces papiers jaunis. Mais le comte les maniait avec tant d’amour qu’il s’obligeait à marquer de l’intérêt.

Ce qui frappa le plus Edgar dans cette collection, ce fut l’identité des auteurs dont le collectionneur lui montrait les autographes. Leurs noms étaient passés à la postérité sous la forme de rues ou de stations de métro. Edgar qui, on le sait, n’avait pas terminé sa scolarité s’étonnait de découvrir ces grands hommes dans leurs œuvres. Leur écriture à la plume, leur signature plus ou moins tremblée, les lignes qu’ils avaient tracées sur des pages donnaient d’eux une image vivante et au fond presque pitoyable. Ainsi ces écrivains devenus des mythes avaient commencé par s’asseoir chaque matin devant une feuille de papier, sans penser à la gloire qui les attendait. Ils avaient cherché des idées, raturé des lignes entières, souffert beaucoup sans doute. Cela les rendait familiers et presque fraternels.

Le comte en profita pour guider les lectures d’Edgar et lui inculquer des rudiments de culture littéraire. Il forma son goût et lui fit aimer les écrivains talentueux, que ce fussent des classiques ou des auteurs contemporains.

Un fait impressionnait beaucoup Edgar : le comte était prêt à payer n’importe quel prix pour assouvir sa passion. Il lui confia par exemple quelle somme il avait déboursée pour acquérir une lettre de Napoléon adressée à Joséphine pendant la campagne d’Italie. C’était un billet d’amour presque illisible, écrit deux jours après l’épisode du pont d’Arcole. Le comte l’avait manquée lors d’une première vente à Belfort. L’acheteur était âgé et le comte avait pris depuis lors des nouvelles de sa santé, en espérant qu’elle déclinerait vite. Il caracola vers Belfort sitôt qu’il reçut la nouvelle de l’agonie de son rival. Il obtint le document à un prix exorbitant mais moindre tout de même que s’il avait attendu une vente publique. Il s’était en effet arrangé avec l’une des filles du défunt. Elle accepta d’autant plus volontiers de céder le document que l’argent, versé de la main à la main, ne fut jamais déclaré dans la succession.

Le comte riait encore de l’aventure et répétait à l’envi qu’il avait fait une bonne affaire. Avec ce montant, Edgar se disait, lui, qu’on pouvait acquérir un appartement comme celui qu’il avait loué avec Ludmilla.

Il commença à questionner le comte sur le monde particulier des bibliophiles. Il apprit ainsi que ces collectionneurs aussi enragés que discrets se connaissaient entre eux, publiaient d’austères bulletins et s’échangeaient des informations, à condition toutefois de ne pas être en concurrence sur une affaire précise.

Les livres que le comte lui montrait chaque soir avec des mines gourmandes parurent moins tristes à Edgar lorsqu’il sut qu’ils étaient chers. Il était de ces esprits tournés passionnément vers la vie qui considèrent l’argent non en lui-même mais pour ce qu’il permet d’acquérir d’aisance, d’autorité et peut-être même de bonheur. Il en avait trop manqué pour se défier d’en posséder.

En écoutant le comte, il devint rapidement très averti en matière de maroquin, de basane et de chagrin. Il sut reconnaître les contrefaçons hollandaises du XVIIIe siècle et retint par cœur le millésime des éditions originales de Stendhal, de Flaubert ou de Maupassant. Son maître s’enthousiasma à tel point pour ses progrès qu’il envisagea d’en faire son assistant. Il lui commanda de cesser le jardinage car il ne souffrait pas de le voir manipuler ses précieuses reliures avec des mains noires de terreau.

Le secours inespéré de ce jeune élève redonna au comte l’envie d’agrandir sa collection. Il l’avait perdue les dernières années, faute de pouvoir se déplacer comme avant. Dès qu’Edgar fut suffisamment formé, il le chargea de le représenter dans les ventes aux enchères.

Ce hasard fut le début de la carrière d’Edgar. On peut s’en étonner car ce n’est pas dans cette activité qu’il a acquis plus tard la célébrité. Reste que c’est ainsi qu’il a véritablement commencé. La bibliophilie l’a fait quitter l’enchaînement sans espoir des petits boulots. Elle lui a donné un premier succès, même s’il fut éphémère.

Sur le développement de cette affaire Edgar a toujours fait preuve par la suite d’une certaine discrétion. Puisqu’il y eut un procès, on comprend qu’il n’ait jamais voulu trop en dire, même trente ans plus tard. Il s’en est tenu à la version officielle, telle qu’elle est consignée dans le verdict. Moi qui ai pu consulter l’intégralité du dossier, j’en sais un peu plus et je mesure à quel point le sujet a pu demeurer sensible.

Edgar, en effet, a connu dans cette activité une réussite fulgurante et ses ennuis sont venus précisément de cette rapidité.

Au départ, il se contenta de représenter le comte dans des ventes comme celui-ci le lui avait demandé – et il était payé pour cela. Puis, tout en continuant à faire le courtier, il créa sa propre société. D’où tenait-il les fonds qu’il utilisa pour les premiers achats ? La question n’a jamais été élucidée. Il est certain qu’il s’associa avec deux autres personnes croisées dans ses vies passées. Hugues Laureau, un chauffeur livreur qu’il avait rencontré à Langres, servit probablement à apporter quelques fonds et surtout à prêter son nom pour éviter que celui d’Edgar n’apparaisse. Le troisième personnage prit au cours du procès la place principale, attirant toute la faute sur lui par des aveux circonstanciés. Reste que son rôle exact ne fut jamais tout à fait clair. C’était un dénommé Georges Rabutin. Il était plus âgé qu’Edgar et avait dépassé la cinquantaine au moment de cette association. Il exerçait officiellement le métier d’encadreur mais ses compétences allaient bien au-delà, comme devait le montrer la suite de l’affaire. Edgar l’avait connu lors de son bref passage à Loudun, comme serveur de bar. Rabutin louait le rez-de-chaussée d’un ancien relais de poste. Le bâtiment était isolé et l’encadreur, s’il n’en occupait qu’une partie, avait l’usage du tout s’il le souhaitait, à titre de débarras ou d’atelier.

Edgar continua de loger au château près de Montargis et de représenter les intérêts de son patron. Rien ne le reliait officiellement à cette société appelée « Laureau et Cie ». Nouvelle venue dans le monde de la bibliophilie et des manuscrits, cette entreprise de courtage se révéla vite être un phénomène commercial. Elle mit en vente un grand nombre de pièces rares et mêmes introuvables. Bientôt assez puissante pour être un acquéreur majeur sur le marché, elle généra un chiffre d’affaires énorme pour ce secteur et des profits considérables. Jusqu’à quel point le comte fut-il informé des activités de son ancien jardinier ? A-t-il contribué, comme certains l’ont prétendu, à l’établir dans ce métier ? Là encore, le mystère demeure. Au bout de deux ans, Edgar quitta officiellement le château, en prétendant devenir le directeur de cette société florissante, dont il était en fait l’un des propriétaires. On était en 1968. La mode n’était pas à la richesse mais plutôt à la contestation. Il n’en avait cure. Ce fut sans le moindre complexe qu’il fit un gros emprunt pour acheter un grand appartement à Paris, boulevard Magenta. Il s’offrit aussi un coupé Mercedes et se fit imprimer, gravées sur le meilleur bristol, des cartes de visite à son nom.

M’a-t-il menti ? En tout cas, il m’a affirmé que pendant qu’il gravissait à grandes enjambées les degrés de cette première réussite, il n’avait qu’une idée en tête : revoir Ludmilla et lui offrir enfin la vie qu’elle méritait.

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