XVII












La méthode de Langerbein était le mépris. Qu’il s’agisse de juger la manière que Ludmilla avait de chanter, de jouer, de se déplacer, il réagissait par des remarques froides, désobligeantes, trouvant toujours les mots pour la blesser profondément. Il les prononçait sans bouger, d’une voix calme, en regardant par la fenêtre ou en considérant ses ongles. Et il la faisait recommencer. Il l’insultait sans jamais élever la voix, avec dans le ton une sorte de découragement glacé. Elle crut d’abord pouvoir faire comme si elle n’en était pas affectée. Le résultat se révélait désastreux. Plus elle s’appliquait comme elle l’aurait fait avec madame Florimont, plus elle cherchait la perfection formelle, la maîtrise d’elle-même, plus elle encourait les sarcasmes de l’Italien.

Le plus curieux dans ces séances était qu’à aucun moment il ne lui avait expliqué ce qu’il attendait d’elle. Si elle avait reçu des consignes claires, quelles qu’elles eussent été, il lui aurait suffi de les appliquer. C’était ainsi que fonctionnait son ancienne professeure. Langerbein voulait obtenir d’elle autre chose, mais quoi ? Peu à peu, Ludmilla comprit que la finalité de ces exercices ne consistait pas à obéir aux ordres mais à les deviner. Elle varia les réponses, chantant par exemple tantôt de manière expressive, tantôt avec détachement, tantôt en exagérant l’attaque des syllabes, tantôt en mettant le moins d’accent tonique possible dans ses phrases. Rien ne convenait. Le maître ne se contentait d’aucune manière. Alors, après la soumission naquit une forme de découragement. Ludmilla sentait des larmes lui venir. C’était pire. Non seulement elle n’attendrissait pas le censeur mais elle le rendait encore plus cinglant, plus ironique, comme si l’expression de la souffrance lui eût procuré une satisfaction mauvaise.

Au moment où elle allait s’effondrer, il changeait d’exercice. Après l’avoir poussée à bout dans le chant, il lui demandait tout à coup d’exécuter des pas de danse selon une chorégraphie simple qu’il lui décrivait en bâillant. Le même cycle reprenait dans cette discipline : application, variations, découragement. Vers la fin de la matinée, ce jour-là, il lui commanda d’arrêter et ils descendirent déjeuner. Avant de rejoindre Karsten en bas dans la salle à manger, Ludmilla repassa par sa chambre et prit une longue douche. Elle la termina en fermant l’eau chaude. Le fouet du courant glacé la faisait presque crier. Elle libérait sa rage contenue. La seule chose qui la rendait heureuse était qu’elle avait réussi à la dissimuler. Elle avait gardé son calme pendant ces épreuves. Elle croyait qu’elle serait jugée là-dessus.

Au déjeuner, ils parlèrent de sujets sans importance. Alors qu’ils étaient sur le point de remonter en salle de répétition, elle osa lui poser la question.

— Vous cherchez à me faire sortir de mes gonds ?

— « De mes gonds » ?

— C’est une expression, en français.

Ils parlaient l’un et l’autre avec un fort accent mais Ludmilla avait plus de vocabulaire.

— Me mettre en colère, si vous préférez.

— Oui, répondit-il froidement.

Et cela augmenta la détermination de Ludmilla à garder la maîtrise d’elle-même. L’après-midi cependant, elle montra moins de résistance que le matin. Était-ce la fatigue ? Ou l’impasse dans laquelle elle se sentait acculée ? Elle avait tout essayé pour contenter son examinateur, sans recueillir autre chose que son mépris. Une vague de lassitude la submergea qui provoqua, par réaction, un réflexe d’indignation. C’était pendant un exercice de chant. Sa voix, soudain, s’emplit d’une profonde révolte. Elle tenta de la contenir mais la mélodie, déformée par un souffle de haine contre Karsten, tourna au cri, prit des tonalités animales, broyant les syllabes comme si elle les eût crachées à la face de celui qui la regardait silencieusement.

Et là, pour la première fois, il eut un sourire de contentement. Il pointa vivement l’index dans sa direction.

— Bien ! s’écria-t-il.

Elle crut qu’il jouissait d’une manière de victoire et elle se reprocha d’avoir craqué. Elle se trompait : ce n’était pas son anéantissement qu’il voulait mais sa colère.

— Reprenez, ordonna-t-il.

Elle chanta l’air de nouveau, en se contenant. Il frappa du pied sur le sol.

— Non, cria-t-il.

C’était une lutte sans merci. Il était livide de méchanceté, glacial, impérieux. Et elle, en sueur, au bord des larmes, résistait. De nouveau, elle se laissa déborder par la colère. Alors, il exprima sa surprise et sa satisfaction.

Elle comprit enfin ce qu’il désirait. Dans toutes les disciplines, le jeu, le chant, la danse, il cherchait à provoquer chez elle la perte de contrôle, l’abandon de la perfection, la transgression des règles. Il voulait qu’elle oublie son art, son long apprentissage, sa discipline et qu’elle se laisse envahir par quelque chose de désordonné, de sauvage, venu du plus profond d’elle-même.

Quand elle l’eut compris, elle crut pouvoir s’en tirer aisément. Elle se mit à jouer la colère comme elle avait joué la soumission. Mais, à ce moment-là, il reprit son air sévère et désapprobateur. Ce qu’il attendait, c’était qu’elle éprouve la colère, la vraie, celle qui vient de l’envie intense de résister, de survivre, de tuer. En la contrariant, il faisait revenir en elle cette force destructrice. Et elle comprenait ce qu’elle pouvait en tirer. Ce qui lui était d’abord apparu comme une faiblesse, un accroc à la sérénité nécessaire de l’art, lui apparaissait peu à peu au contraire comme son révélateur. Ses mouvements, sa voix, sa démarche, son attitude, sous l’effet de cette rage incontrôlée, prenaient une puissance inégalée. Elle découvrait une énergie enfouie, une vérité intime dont elle s’était éloignée et qui, en resurgissant, venues du fond de son enfance et de sa première jeunesse, fécondées par sa maturité de femme, sa solidité d’adulte, devenaient proprement irrésistibles.

Karsten mit fin à l’exercice peu après qu’elle s’était emplie de cette découverte. Ludmilla prétexta à juste titre une grande fatigue, et alla se coucher sans dîner. Elle dormit plus de douze heures d’affilée. Le lendemain matin, elle trouva son professeur dans la salle à manger. Il regardait le parc. Sa tasse à café était vide et des miettes sur la table indiquaient qu’il avait pris son petit déjeuner.

Ils ne parlèrent pas de la séance de la veille. Ludmilla commenta le temps, fit des remarques sur les autres pensionnaires. Elle l’interrogea sur son accident.

— J’avais vingt-neuf ans, dit-il.

— Que s’est-il passé ?

— L’hiver, en voiture, sur la route du col du Brenner. Entre l’Autriche et l’Italie. Une malédiction pour moi, cette frontière, décidément.

— Vous conduisiez ?

— Non, j’étais, comme on dit, « à la place du mort ». Ce qui signifie que j’ai eu de la chance… Ma tête a heurté le pare-brise. Un gros choc. Six semaines de coma.

— Cela vous a empêché de chanter ?

— Pas directement. Quelques séquelles de trachéotomie. Je tousse souvent, vous avez entendu, mais ce n’est pas cela.

— Quoi alors ?

Il moissonnait les miettes entre la pulpe de l’index et le pouce comme aurait fait un petit oiseau.

— J’allais recommencer à chanter. J’avais repris les répétitions. Mais les crises sont venues. L’épilepsie.

Il ricana comme s’il avait parlé d’une maîtresse cruelle dans la sujétion de laquelle il aurait la faiblesse de vivre.

— Plus personne ne vous confie un rôle quand vous pouvez vous effondrer à tout instant au milieu d’une scène et convulser comme un damné.

Alors Ludmilla comprit ce qu’il avait compris : la rage qui vous dévore vous donne une force inégalée, il avait dû l’éprouver plus que quiconque. Mais elle ne pouvait lui servir à rien puisqu’il n’était plus capable de chanter sur une scène. C’était cette force qu’il essayait de révéler en elle.

— Reprenons, coupa-t-il.

Ils remontèrent dans la salle de répétition. Les exercices durèrent encore deux journées pleines. Ludmilla se laissait conduire jusqu’au seuil de l’explosion. Dans ces régions dangereuses, elle apprivoisait les pulsions les plus inconnues et les plus destructrices. Pendant qu’elle chantait, sa voix prenait parfois une tonalité puissante et si sauvage que la directrice, appelée par les autres concertistes, vint entrouvrir la porte pour voir si rien d’abominable n’était commis.

Ces exercices aux limites produisirent cependant des effets extraordinaires. Ludmilla sentait que jamais plus elle ne chanterait comme elle s’était laissée aller à le faire sous l’impulsion, entre autres, de la triste madame Florimont. Elle avait retrouvé une force intacte, la même qui l’avait conduite naguère à son unique succès dans Aïda. Mais pour l’aiguillonner, à la place de la foule invisible et hostile de l’Opéra, dont elle n’avait jamais pu capter le regard ni entendre la voix, il y avait désormais les yeux intenses de Karsten, ses mots durs comme des fouets. Il suffisait à Ludmilla de sentir la morsure de ses coups, la froideur de son expression pour que se bande en elle le ressort d’une haine féconde et invincible.

Elle quitta la Chapelle royale Reine-Élisabeth seule, en taxi. Épuisée, elle s’endormit sur la banquette et le chauffeur dut la secouer pour la réveiller à la gare de Bruxelles-Midi.

Langerbein était reparti un peu avant au volant de son Alfa Romeo. En tant qu’épileptique, il n’avait pas le droit de conduire. Mais il s’était fait faire de faux papiers et tenait à miser son désespoir dans ce jeu mortel.

À Paris, Ludmilla rejoignit sa fille. Ingrid avait deux ans. Une gouvernante s’en occupait en permanence. L’enfant regardait sa mère avec une sorte de sévérité qui était encore de l’amour. Ludmilla ne le comprit pas. Quand elle vit que sa fille la boudait et refusait de l’embrasser, elle la tendit à la gouvernante et partit dans sa chambre.

Elle pleura pendant deux heures. Toute l’énergie dépensée ces derniers jours l’avait vidée. Elle se sentait désarticulée, malheureuse comme elle ne l’avait jamais été.

Edgar avait laissé un mot. Il était en déplacement pour l’ouverture d’un de ses nouveaux hôtels.

Le ciel était pâle. Des mouettes, remontées avec la Seine, criaient au-dessus de Paris. Ludmilla considéra la fenêtre et eut la tentation de s’y jeter. Heureusement, il y a un degré extrême dans la fatigue qui ôte jusqu’à l’envie de donner au désespoir une forme violente. Elle reposa la tête sur l’oreiller.

Puis, étendant le bras, elle saisit sur la table de chevet l’appareil téléphonique. Lentement, elle fit tourner le bout d’un doigt dans le cadran et composa le numéro qu’elle avait appris par cœur dès l’instant où il le lui avait donné. Au bout de trois sonneries, elle reconnut la voix, l’accent.

— Karsten ?

— Déjà ? répondit-il.





*

Edgar, pendant ce temps-là, creusait sa galerie en silence. En moins d’un an, il avait déjà créé deux établissements qui tournaient à plein. Un troisième était en construction. Il songea à donner un nom à ce qui devenait un embryon de chaîne. Le groupe « Détente » devint assez vite une référence et presque un nom commun. On allait chez « Détente » comme on ouvre un frigidaire. Et tout le monde savait ce que cela voulait dire.

Edgar ne craignait plus que Ludmilla apprenne la vérité sur la nature exacte de ses hôtels. Autant, dans les premières phases de développement, le projet aurait pu apparaître pour ce qu’il était encore, minable et glauque, autant, avec le succès, l’entreprise acquérait une respectabilité liée à sa taille. Le capitalisme offre cette chance à qui sait la saisir : il blanchit tout, dès lors qu’un degré suffisant de réussite fait oublier l’objet initial et le remplace par ce qu’il génère, c’est-à-dire l’argent. Dans les immenses tuyaux de l’économie circulent le meilleur et le pire mêlés. Le crime, le vice, l’injustice sont fondus dans une masse circulante de capitaux, un peu à la manière de ces composants toxiques qu’on mêle à la préparation de plats industriels.

Plus personne n’interrogeait Edgar sur ce qui se déroulait dans ses hôtels. Ses exposés devant les investisseurs et les fournisseurs se présentaient désormais sous la forme de tableaux de chiffres, de courbes ascendantes, de pourcentages éloquents, surtout lorsqu’il s’agissait de bénéfices.

Par un reste de superstition, il n’avait pas voulu que ce succès influence leur mode de vie à ce stade. Il réinvestissait presque tout l’argent qu’il gagnait et ne gardait pour l’usage du couple qu’une part modeste, quoique plus importante qu’auparavant.

C’est ainsi qu’il n’avait pas encore proposé à Ludmilla de déménager. L’appartement de la rue Guisarde était devenu un peu petit : la gouvernante y occupait une pièce, l’enfant une autre. Si l’on ôtait la chambre des parents, il restait un petit espace pour remplir tout à la fois les fonctions de salon et de salle à manger. Ils s’en contentaient. De toute manière, Ludmilla était toujours dehors pour ses cours et Edgar travaillait dans les locaux de sa société.

Il était, bon an mal an, beaucoup plus présent qu’elle à la maison. Il avait noué avec sa fille un rapport passionnel qui ne devait jamais cesser. J’en ai été le témoin jusqu’à sa mort. L’enfant l’adorait. Elle guettait son entrée, lui sautait au cou et cela contrastait beaucoup avec la distance qu’elle mettait entre sa mère et elle. Ludmilla pourtant se voulait très démonstrative avec sa fille. On aurait dit qu’elle compensait ses absences par une gaieté forcée et bruyante quand elle la voyait, par des cadeaux souvent exagérés. Par exemple, les ours en peluche qu’elle lui offrait étaient pour la plupart trop gros. Ils l’écrasaient, lui faisaient peur. Ingrid les rejetait et la scène se terminait en pleurs de part et d’autre.

Au moment où Ludmilla faisait le point sur sa carrière stagnante et partait pour son stage à la Chapelle royale, Edgar sentit venir de son côté un grand changement. La première phase de développement de son affaire était sur le point de se terminer. Il allait pouvoir sortir du bois. Il disposait d’une garantie suffisante pour solliciter des prêts conséquents et monter une affaire plus honorable. Louarn, son compère banquier, était prêt à suivre. Edgar avait observé les divers prestataires pendant la construction de ses hôtels. Il s’était convaincu qu’il devait – et que maintenant il pouvait – racheter l’un d’entre eux : il cibla finalement le groupe de BTP spécialisé dans le préfabriqué qui avait réalisé le gros œuvre.

C’était une entreprise familiale créée par un honnête maçon, doté du bon sens d’un paysan italien. Il était mort deux ans auparavant. Depuis, l’entreprise se trouvait dans une situation paradoxale. Un des enfants du fondateur avait fait de brillantes études d’ingénieur. Il était parti aux États-Unis et en avait rapporté un savoir-faire unique en matière d’ingénierie du bâtiment. Il avait l’ambition de faire entrer dans la vieille boîte de maçonnerie les méthodes des bureaux d’études et de l’aligner sur de nouveaux marchés comme celui des préfabriqués. Hélas, son frère, qui était chargé de la direction, était un cancre, un flambeur, sans rigueur ni autorité, quoiqu’il passât son temps à invectiver les employés. Les méthodes de gestion étaient obsolètes, les prix inadaptés, le recouvrement des créances très lent, les investissements constamment freinés. L’entreprise était au bord du dépôt de bilan. Edgar proposa de la renflouer et en prit le contrôle. Il écarta le frère incompétent en lui rachetant ses parts, confia la direction technique à l’autre et assura lui-même la présidence exécutive. Le marché, en cette fin des années soixante-dix, était extrêmement porteur, pour peu que l’on sût proposer les bons services et les vendre au juste prix.

Là encore, il y eut une phase ingrate de restructuration et de reprise en main qu’Edgar affronta sans en parler. Mais à la fin de l’épreuve, plusieurs gros contrats étaient arrivés, sanctionnant le fait que la boîte avait changé de taille et de capacité. Une conférence de presse était prévue à bref délai pour ouvrir le capital à de nouveaux investisseurs et présenter les performances de l’entreprise.

Edgar avait le sentiment d’être à la dernière étape de sa traversée du désert. Il allait pouvoir proposer un changement de train de vie et d’abord d’appartement. Il raconterait – ou pas – à Ludmilla comment tout cela avait commencé mais surtout il pouvait enfin être reconnu comme un vrai capitaine d’industrie.

Il devait encore retourner à Toulouse pour une échéance importante concernant l’un de ses hôtels. Dès son retour, il emmènerait Ludmilla dîner dans un grand restaurant et lui annoncerait tout cela. Il était fier et heureux.

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