XIV












Bien des ennuis de Ludmilla et d’Edgar sont venus de leurs fréquentations. On l’a vu avec l’entreprise de bibliophilie : elle n’aurait pas été possible sans la rencontre et l’amitié d’Edgar avec Rabutin.

Cependant, le mari et la femme n’eurent jamais en la matière le même comportement. Lui était attiré surtout par les amitiés superficielles et les personnalités originales, souvent un peu troubles. Quand quelqu’un, pour une raison ou une autre, le fascinait, il s’en entichait. Il était même prêt à le suivre dans des aventures qui pouvaient amener le meilleur comme le pire. Ensuite, il s’en détournait et passait à quelqu’un d’autre.

Ludmilla, au contraire, n’abandonnait jamais personne. Comme un chalutier, elle traînait dans ses filets tout ce qui flottait entre deux eaux dans son voisinage. Sa gaieté, son talent, un certain magnétisme qui avait produit son effet sur scène le soir d’Aïda étaient perceptibles, quoique de façon atténuée et involontaire, dans sa vie quotidienne et attiraient les personnes les plus diverses. Toute son existence, elle fut entourée d’une sorte de cour, constituée de gens aussi différents qu’il était possible, qu’elle amenait à vivre des moments de fraternité, pendant les soirées de fête notamment mais qui, en général, se détestaient entre eux. Ils défendaient jalousement les uns contre les autres la part d’amitié que Ludmilla leur accordait et qu’ils espéraient la plus grande, à défaut d’être exclusive.

Rue Guisarde, le cercle de ces relations restait encore étroit, même s’il était déjà très divers. Les jours où Ludmilla lançait des invitations – parfois du matin pour le soir –, se mêlaient dans le petit appartement des amies de l’institution religieuse – essentiellement Mathilde et deux ou trois autres filles auxquelles elle avait pardonné leurs sarcasmes passés –, des artistes rencontrés à l’Opéra, et même de simples admirateurs qui étaient venus la féliciter dans sa loge. Parmi les artistes, Ludmilla ne choisissait pas en fonction de la notoriété mais en suivant sa seule sympathie. Elle s’attachait aussi bien à de simples figurants qu’à de grands chanteurs. Mais à cette époque, les têtes d’affiche de l’Opéra étaient encore rares à lui accorder leur amitié. Son succès avait suscité des jalousies et un peu de méfiance : elle n’était pas vraiment admise par le milieu. Beaucoup espéraient encore qu’elle retomberait lourdement après son bref envol. On voyait donc se presser plutôt chez elle des personnes occupant à l’Opéra des emplois moyens, voire subalternes : choristes, couturières, instrumentistes du deuxième rang de l’orchestre. Les chanteurs professionnels qui l’ont suivie tout de suite étaient pour la plupart des personnages blessés auxquels manquait une qualité, un détail parfois, pour devenir tout à fait grands. Ainsi Viktor, un baryton hongrois qui souffrait d’avoir un physique si peu en accord avec sa voix qu’il en devenait comique et même ridicule chaque fois qu’il jouait un rôle de tragédie. Sa voix était profonde, caverneuse, superbe dans les graves, mais il mesurait à peine un mètre cinquante, avait des membres graciles et des jambes trop courtes… Il vouait à Ludmilla une passion douloureuse. Sans doute représentait-elle pour lui cette harmonie du corps et de la voix qui lui faisait défaut. En tout cas, dès la première fois qu’il la rencontra sur une scène, il devint une sorte de chevalier servant, touchant de prévenances et d’attentions. Il se mourait pour elle d’un amour si platonique que la présence d’Edgar ne le gênait en rien. Il avait d’ailleurs d’égales attentions pour le mari et pour la femme, comme si l’un et l’autre eussent été les deux faces d’un même astre.

Edgar aimait la compagnie des admirateurs de Ludmilla. Il savait qu’ils ne venaient pas pour lui mais, en somme, ils étaient, eux et lui, les adorateurs de la même divinité. Il créa du reste de véritables amitiés avec ces aficionados de l’opéra. Certains étaient accompagnés de leur conjoint qui n’avait souvent rien à voir avec le monde lyrique. Edgar eut ainsi l’occasion de faire des connaissances inattendues parmi ces inconnus qui entraient rue Guisarde sans aucune idée de ce qu’ils allaient y trouver. C’est l’un d’entre eux qui allait une nouvelle fois et pour longtemps changer le cours de sa vie.

L’homme se nommait Champel. Sa femme était costumière à l’Opéra Garnier. Sa tâche précise était d’entretenir les perruques. Elle aimait beaucoup Ludmilla et ne s’était jamais pardonné de l’avoir si mal coiffée le soir d’Aïda. Elle était originaire de Haute-Provence et avait gardé l’accent du Midi. Son mari venait d’un village voisin du sien. Il était déménageur, sans cesse en voyage avec son poids lourd. C’était la première fois qu’il accompagnait sa femme pour un dîner rue Guisarde. Comme il ne connaissait personne, il se tenait un peu à l’écart. Edgar vint lui offrir un verre et ils engagèrent la conversation.

L’homme était assez fruste. Il avait sorti ses plus beaux habits, un costume bon marché et une cravate fripée ; il avait l’air d’un noctambule qui aurait passé la nuit sur un banc. On sentait que pour calmer sa nervosité il avait peigné avant d’entrer ses cheveux noirs pleins de gel.

Edgar était à l’aise avec tout le monde mais de son époque de pauvreté il avait gardé une dilection particulière pour les gens ordinaires. Quand je l’ai rencontré, il avait acquis au fil des années et des expériences un vernis mondain sans accroc. Mais il suffisait qu’il se cogne un orteil dans un meuble, et on l’entendait jurer avec des accents faubouriens et un vocabulaire d’une grande vulgarité. En réalité, Edgar a toujours joué sur ces différents tableaux. Il a fait de cette plasticité une composante de son charme et elle n’a pas été pour rien dans son succès.

Bref, il trouva ce Champel sympathique, but quelques verres avec lui et l’alcool délia la langue du déménageur. Il raconta longuement ses difficultés de petit patron. Il faisait des horaires impossibles, avait plusieurs fois frôlé l’accident mortel. Même avec le salaire modeste de sa femme, ils avaient du mal « à joindre les deux bouts ». La vie en région parisienne, nécessaire pour être proche de l’Opéra, était au-dessus de leurs moyens. Ils s’étaient installés dix ans plus tôt en banlieue, à Alfortville. Ils avaient réalisé leur rêve en achetant un pavillon. La maison n’était pas belle, tout en ciment avec un entourage de briques vernies autour des fenêtres. Mais ils avaient un grand terrain autour, quatre mille mètres carrés exactement, sur lequel ils cultivaient des roses et des simples de chez eux : thym, romarin, lavande…

Malheureusement, les Trente Glorieuses les condamnaient. Le « progrès », on sentait que Champel avait envie de cracher par terre en prononçant ce mot, poussait dans leur direction des tentacules effrayants. Il y eut d’abord les grands ensembles, des barres d’immeubles qui leur ont peu à peu coupé l’horizon. Puis maintenant les autoroutes. Une voie rapide longeait le pavillon, obligeant à doubler les fenêtres de ce côté-là. Et l’année précédente, comme si cela ne suffisait pas, on avait construit un échangeur qui les ceinturait complètement. Ils étaient désormais placés au centre d’un triangle infernal. De chaque côté de leur terrain couraient des bretelles routières en béton sur lesquelles roulaient jour et nuit voitures, autobus et camions. Ils n’avaient pas le choix et devaient déménager. Mais comment vendre une propriété aussi mal placée ? Qui pouvait s’intéresser à un endroit pareil ? Et d’ailleurs, que pouvait-on y mettre ? Une usine ? Elles fermaient partout dans le voisinage car les industries étaient repoussées de plus en plus loin en périphérie. La banlieue devenait presque exclusivement un lieu de résidence. Un immeuble ? Personne n’accepterait de vivre dans un tel environnement. Un supermarché comme il commençait de s’en construire un peu partout ? L’accès entre ces voies rapides était mal commode. Et l’espace était insuffisant pour aménager un vaste parking.

Edgar compatissait aux malheurs de son hôte. Il avait un peu honte d’évoquer ces galères, penché avec lui sur la rambarde de sa terrasse, face aux tours illuminées de l’église Saint-Sulpice. Mais cela n’avait pas l’air de gêner Champel. En fait, l’un et l’autre acceptaient la vie comme elle était avec ses riches et ses pauvres. Edgar, qui avait commencé dans la misère, donnait plutôt de l’espoir à ses interlocuteurs : il montrait que la roue tourne et qu’un jour chacun peut se retrouver en haut.

C’est alors que, sans y penser, en portant son verre à ses lèvres, Champel lui souffla l’idée.

— Si j’avais de l’argent, pardi, je saurais bien ce que j’y ferais, moi, sur ce terrain.

— Et quoi donc ?

— Un hôtel.

— Un hôtel ?

Edgar était étonné. Pour lui, il n’y avait que deux sortes d’hôtel : les meublés à bout de souffle qu’on trouvait encore dans Paris, comme celui où ils avaient vécu après leur premier mariage boulevard Vincent-Auriol. Ils étaient voués à disparaître peu à peu et semblaient n’être que des survivances du passé. L’autre catégorie était les hôtels de tourisme, comme ceux qu’ils avaient fréquentés lors des tournées en province de Ludmilla. Ceux-là semblaient peu compatibles avec les nuisances qui polluaient le terrain de Champel.

— Oui. Nous ne sommes pas loin de Paris, surtout avec les autoroutes qui passent devant. C’est commode quand on est pressé…

— Ah, vous voulez dire un hôtel pour les hommes d’affaires ?

Edgar pensait à un article qu’il avait lu sur deux associés qui venaient de créer un embryon de réseau d’hôtels modernes et pratiques, spécialement dédiés aux déplacements professionnels. Cependant, d’après ce qu’il en avait vu, ils avaient plutôt choisi des emplacements de prestige devant les gares ou près des aéroports.

— Oui, ricana Champel. Les affaires… Appelons ça comme ça. Ha ! Ha !

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Champel le regarda en se demandant s’il était vraiment nigaud ou s’il se moquait de lui. Mais Edgar avait l’air sincèrement intrigué. Alors, le chauffeur routier jeta un coup d’œil autour de lui puis se pencha vers Edgar et lui dit :

— Ce sont des hommes d’affaires mais ils viennent pour… d’autres affaires.

Il sourit et lampa une gorgée de vin rouge.

— Si je vous comprends bien, vous voudriez faire construire une maison de passe.

Le camionneur se récria et prit l’air d’un majordome dont on vient d’offenser le maître.

— Pas du tout ! Ce serait un hôtel tout ce qu’il y a d’honorable, avec des étoiles et compagnie. Bien équipé. Cuisines, salle à manger, pas besoin de grand-chose. Mais dans les chambres, de bons lits bien larges, vous me suivez ? Et une salle de bains confortable.

— Et les clients paieraient… à l’heure ?

— Non. En France, c’est interdit. Et puis, je vous le répète, il faudrait que ce soit un hôtel normal, un peu austère même, très business vu de l’extérieur. Mais surtout, pas trop cher. On paierait à la journée mais ce serait pour le prix d’une heure ou à peu près, vous voyez ce que je veux dire…

— Ça existe déjà ailleurs ou c’est votre idée ?

— J’ai vu ça en Espagne quand j’y suis descendu pour une livraison l’an passé.

Champel se rembrunit, regarda le fond de son verre, se pencha en arrière pour lamper la dernière goutte.

— De toute façon, tout ça c’est histoire de causer. Nous avons à peine de quoi faire rentrer du charbon pour l’hiver.

Ils retournèrent à l’intérieur car le dîner était servi.

Quand les invités furent tous partis, Ludmilla alla se coucher et Edgar resta seul dans le salon. La fenêtre était grande ouverte. Il entendait monter de la rue les éclats de voix des dîneurs qui sortaient des restaurants. Il pensait à la suggestion de Champel : une idée de génie.

Avec les travaux qui se développaient partout en région parisienne et autour des grandes villes, il y avait quantité de ces friches bruyantes, de ces terrains enclavés au milieu des autoroutes, inutilisables. On devait pouvoir les acquérir pour rien. Il calculait l’investissement : construction et équipement, les frais d’entretien (réceptionniste, femme de ménage, une seule personne pour l’ensemble, peut-être). Tout cela serait standardisé, le même modèle partout. Sitôt un établissement en fonctionnement, il en mettrait un autre en chantier.

Il se mit à rêver, au-delà des chiffres, à son empire à naître… Champel avait raison, il fallait que tout cela ait une allure très respectable : une chaîne d’hôtels d’affaires en apparence. Pourtant, le fait que tout cela recouvre une activité légèrement crapuleuse et qu’il s’agissait en somme d’un réseau de garnis pour abriter les amours clandestines lui plaisait beaucoup. Peut-être parce qu’il manquait de confiance en lui, Edgar pensait encore à cette époque qu’il ne pourrait jamais réussir dans une activité noble, transparente, parfaitement balisée. Il lui semblait que ses qualités ne pourraient s’épanouir que dans les marges, dans des activités à la limite de la légalité. Sa condition de failli ne lui interdisait pas de se lancer de nouveau dans les affaires. Mais il se disait que plus elles seraient irrégulières et impures, plus il y serait le bienvenu. S’il frappait à la porte d’une grande banque avec un projet de lotissement ou de clinique, on lui jetterait à la figure ses antécédents judiciaires. Tandis que pour construire un réseau d’hôtels visant à faciliter l’adultère personne ne s’étonnerait qu’il ait déjà eu des démêlés avec la justice.

Fallait-il en parler à Ludmilla ? Il résolut que non. Elle pourrait y voir un risque pour sa propre réputation et lui demander d’y renoncer. Après tout, il pouvait ne lui présenter qu’un aspect du projet, le côté « hôtels d’affaires ». Elle n’irait pas chercher les détails du programme.

En outre, dans ses rêves, il ne voyait ces premières réalisations que comme une étape. Sitôt la machine lancée et ses gains conséquents, il revendrait tout pour investir dans des activités plus avouables. « Tout empire commence par un grand crime », il avait entendu cette phrase dans une conversation sans savoir de qui elle était mais elle lui avait plu. Le crime en question n’en était d’ailleurs pas un. La seule victime serait la confiance de Ludmilla. En assumant ce mensonge par omission, il créait dans leur couple une zone d’ombre d’où pourrait sortir le meilleur comme le pire. En apparence, il resterait fidèle aux principes de Ludmilla : tout partager, s’embarquer ensemble dans la même aventure. Il y avait une nuance : pour elle, ce partage du bon comme du mauvais supposait une complète transparence. Elle ne faisait pas subir à l’autre des risques qu’il n’aurait pas acceptés à l’avance. Edgar, lui, allait franchir cette limite.

Par ce léger accroc au contrat, Edgar faisait entrer leur couple dans une nouvelle phase, qui n’était déjà plus la normalité. Rien ne changea dans l’immédiat. Pourtant, tout, en profondeur, était différent. Cela devait inévitablement avoir des conséquences.

Загрузка...