XX
L’alarme était sérieuse, certes, mais je suis tout de même étonné que la crise ait pris une telle ampleur. Si l’on y songe, tout aurait pu s’arranger. Les circonstances étaient propices pour Ludmilla comme pour Edgar à une réconciliation complète.
Avec la découverte de l’infidélité de sa femme, Edgar avait – enfin – pris conscience de l’amour qu’il lui portait. Il avait cessé de reléguer ce sentiment dans les profondeurs de son esprit et de le recouvrir de mille ambitions secondaires. Ludmilla, quant à elle, attendait sans se l’avouer un tel dénouement. Elle était parvenue à cette phase de l’adultère où la routine passe du côté de l’amant. Le temps qu’elle consacrait à Karsten était presque infini au regard des rares moments qu’elle partageait avec son mari et sa fille. La rage qu’elle ressentait envers son amant n’était plus liée au désir et au combat mais, au contraire, à l’idée que, par sa présence, il faisait obstacle à un bonheur qu’elle avait délaissé. Elle n’avait pas la force de le quitter. Cependant, elle sentait que si cette force lui était donnée par quelque circonstance extérieure, elle en éprouverait un inavouable soulagement.
Voilà pourquoi la découverte par Edgar de sa liaison avec le ténor italien pouvait lui apparaître comme une bonne nouvelle. Elle aurait dû l’accueillir avec reconnaissance.
Hélas, les protagonistes de tels déchirements intimes ont rarement conscience des attentes véritables de l’autre. L’amour, si intensément présent dans ce drame, est un carburant qui peut alimenter tous les mouvements, dans un sens comme dans l’autre.
Or la manière dont Edgar présenta sa découverte, loin de susciter l’apaisement, rendit la rupture irréversible.
D’abord, il heurta la sensibilité de Ludmilla en décrivant les moyens qu’il avait utilisés pour s’assurer de sa trahison. Elle imaginait bien qu’il avait dû solliciter de troubles intermédiaires pour la dénoncer et la confondre. Mais le récit par trop détaillé des rapports qu’avaient rédigés ces méprisables personnages fit déteindre leur infamie et leur vénalité sur Edgar. Il perdait toute légitimité à exiger le repentir et les démonstrations d’affection en se plaçant dans cette posture policière et en se repaissant de détails aussi dérisoires que scabreux. Qui se rend coupable d’une trahison, s’il souhaite être pardonné, exige à tout le moins d’être compris. Voir réduire une passion, des heures brûlantes, un autre amour, à une simple énumération de rendez-vous irréguliers et de fornications coupables provoque une révolte intérieure chez celui ou celle qui se sent si peu respecté.
Ludmilla ne nia pas les faits mais ne put s’empêcher de faire des remarques amères sur les méthodes qu’avait employées Edgar pour la surveiller. Le ton monta. Il ne lui laissa pas le temps de s’expliquer et la plaça d’emblée en posture d’accusée. Elle se sentit poussée à justifier sa liaison avec Langerbein alors qu’elle n’avait qu’une envie : rompre avec son influence et reprendre sa vie auprès d’Edgar.
Elle lui en voulait de la placer dans cette situation ridicule, de si mal comprendre ce qu’elle pouvait ressentir. Elle contre-attaqua en lui faisant grief de son égoïsme, de ses absences, de son intérêt pour les sujets qui ne l’intéressaient pas, de son indifférence pour ce qui constituait l’essentiel de sa vie : le chant, l’opéra, la scène…
Elle sentait qu’elle avait tort d’alimenter ainsi la querelle. En se défendant de la sorte, elle interdisait à Edgar tout aveu de son amour et cette frustration le rendait encore plus furieux. C’est dans cette spirale qu’il fut amené à franchir un seuil invisible qu’il s’était toujours interdit d’atteindre. Il se doutait qu’au-delà s’étendait pour Ludmilla un terrain brûlant sur lequel aucun sentiment ne pourrait survivre.
— Quand je pense, lui dit-il, que je t’ai sauvée…
Il regretta immédiatement ses paroles. C’était une phrase méprisable. Elle les ramenait au temps funeste où il se considérait comme le protecteur tout-puissant d’une pauvre émigrée. La vie lui avait pourtant montré combien cette vision était fausse et dangereuse.
— Tu m’as sauvée ? répéta Ludmilla, sidérée par ce propos.
Puis, lancée dans sa colère, elle poursuivit.
— Tu veux dire que tu m’as rachetée, sans doute. Que tu es mon propriétaire…
— Il ne s’agit pas de cela.
— Tu as des droits sur moi, c’est cela ? Et moi, j’ai le devoir de t’obéir, de me soumettre à tes volontés, de te servir de faire-valoir dans tes dîners absurdes ?
La fureur de Ludmilla ne se calma pas. Elle était envahie par un dégoût qui l’assaillait de toutes parts. Le dégoût de Karsten, sentiment avec lequel elle avait commencé cet entretien. Et maintenant le dégoût d’Edgar, l’envie de pleurer, de se réfugier dans la fuite, la folie, la démesure. Un instant, elle fut traversée par l’idée qu’elle était au cœur de ce qui constitue le sentiment dramatique. Elle pensa que si elle avait chanté à cet instant, son chant aurait été d’une intensité qu’elle n’avait encore jamais atteinte. Mais elle n’était pas sur une scène. Elle était dans la vraie vie et la seule issue pour elle était une séparation complète et définitive d’avec celui qui continuait de penser qu’elle devait lui être reconnaissante et soumise.
Le troisième divorce de Ludmilla et d’Edgar fut le plus violent, le plus conflictuel et le plus long de tous.
Ils conviendront l’un et l’autre plus tard qu’ils auraient pu l’éviter, en se montrant moins intransigeants, moins orgueilleux peut-être. Mais dans la force de l’âge, ils n’avaient pas encore acquis la bienveillance et la capacité de pardon que seul enseigne le temps à ceux qui ne les possèdent pas naturellement.
À leur colère personnelle s’ajoutèrent les conseils avisés de tous ceux qui s’emploient dans de telles circonstances à rendre le malheur plus profond et la séparation plus complète. Les amis chers, de part et d’autre, vinrent conforter chaque combattant dans la certitude qu’il avait raison de se battre et ne devait rien céder. Les avocats, s’ils n’étaient pas encore parvenus à faire de toute la société l’enfer judiciaire qu’elle est devenue depuis, s’y employaient déjà activement. Entre leurs mains, l’ambiguïté des sentiments et la complexité des actions disparaissent au profit d’une lecture simple où tout s’exprime en termes de faute, de préjudice et de réparation.
Au cours des précédents divorces, Ludmilla et Edgar étaient seuls en cause et n’avaient pas d’argent. Tout était facile. Pour cette troisième séparation, sentiments et ressentiments trouvaient pour s’exprimer et se durcir le terrain concret des biens matériels et de l’autorité parentale.
À cette époque, le milieu des années quatre-vingt, le divorce était très largement une procédure contentieuse. Rares étaient les cas qui pouvaient se régler par consentement. Il fallait formuler des reproches précis, prouver une faute grave.
Ludmilla n’était pas prête à jouer ce jeu, elle dut pourtant s’y résoudre. Après la première altercation, elle n’avait pas supporté de rester sous le même toit qu’Edgar. Elle avait loué une suite à l’hôtel Regina et s’y était installée. Ce n’était pas pour revoir Karsten, tout au contraire. Il lui semblait plus évident que jamais que ces relations, avec son mari et avec Langerbein, n’étaient pas les deux termes d’un choix. Quitter l’un ne signifiait pas qu’elle allait vivre avec l’autre. C’était même l’inverse : l’aventure avec l’Italien et son mariage avec Edgar étaient les deux faces d’une même histoire. L’une servait de contrepoids à l’autre. Si l’un des deux disparaissait, il entraînait l’autre dans sa chute. En quittant Edgar et en se réfugiant sur le terrain neutre d’un hôtel, elle se sentit en sécurité et n’eut aucune envie de rappeler Karsten. Comme ce n’était jamais lui qui la sollicitait, elle ne le vit plus pendant cette période.
Ce retrait aurait pu apaiser les tensions. À vrai dire, sans se l’avouer, Ludmilla l’espérait. C’était sans compter sur les conseils avisés qu’Edgar recevait de son avocat. Celui-ci, un certain Dulaure, avait gagné la confiance d’Edgar en le défendant naguère pendant le procès des contrefaçons. C’était un homme âgé, massif, le teint rouge, qui avait mis au point une expression très efficace pour fasciner ses clients. Lorsqu’il énonçait une conclusion essentielle dont il voulait persuader son interlocuteur, il le regardait bien en face et, soudain, ses yeux vert sombre se levaient et disparaissaient derrière sa paupière supérieure. Le client tout à coup se trouvait dévisagé par un buste de pierre aux yeux blancs comme on en voit dans les musées. La proposition de l’avocat, sacralisée par ce signe surnaturel, suscitait aussitôt une approbation inconditionnelle. Alors, les deux billes réapparaissaient sans que l’on sût si elles étaient redescendues ou si elles avaient fait un tour complet dans les orbites.
Par un tel moyen Dulaure convainquit Edgar que le départ de Ludmilla, en dehors de toute autre trahison (car Edgar à cette époque ne voulait pas encore produire en public le résultat des filatures), était une faute grave. L’avocat obtint l’accord de son client pour envoyer dès le lendemain un huissier constater l’abandon du domicile conjugal.
Cette agression ne resta pas sans réponse. Elle poussa Ludmilla à prendre à son tour un avocat. Elle n’était pas femme à céder aux menaces. Si Edgar avait fait vers elle une démarche d’apaisement et lui avait prodigué des preuves d’amour, elle aurait abandonné toute idée de combat. Mais l’attaquer était le meilleur moyen de déchaîner sa fureur. Dulaure, en vieux routier, le savait. Il fut très satisfait d’apprendre que l’adversaire contre-attaquait. Loin de porter la responsabilité de la guerre qu’il venait de déclarer, il démontra à Edgar qu’il avait bien fait de s’emparer de cette première position puisque à l’évidence Ludmilla était dans des dispositions belliqueuses. L’affaire se déploya désormais entre avocats, c’est-à-dire entre personnages sérieux, furieusement opposés en apparence mais en réalité d’accord pour rendre les choses difficiles, longues et coûteuses. Ils y réussirent pleinement.
La question financière n’était pas la plus délicate. Edgar comme Ludmilla gagnaient bien leur vie et aucun ne demandait rien à l’autre. Elle se montrait peu attachée aux biens matériels et n’avait aucune exigence pour leur partage : elle laissait Edgar tout décider.
Le terrain sur lequel pouvait se concentrer la guerre était celui de l’enfant. Ingrid avait dix ans au moment du divorce de ses parents. Il était d’usage à l’époque que la mère se voie attribuer la garde. Ludmilla savait que sa fille entretenait des relations plus étroites et plus affectueuses avec son père. Cependant, dans la solitude où elle se trouvait, elle s’accrocha à l’idée de vivre avec l’enfant. Elle gardait l’espoir, si elles se connaissaient mieux, de nouer avec elle la relation véritablement maternelle qu’elle n’avait pas réussi à construire jusque-là. Son avocat lui affirmait qu’elle y avait droit, sachant néanmoins que cette exigence était de nature à faire durer très longtemps le procès.
Cette malheureuse procédure connut de nombreux épisodes et rebondissements et je ne vais pas les livrer ici en détail. Disons seulement que les quelques tentatives de placer Ingrid auprès de sa mère se soldèrent par de terribles échecs. Ludmilla occupait toujours sa suite au Regina. Quand Ingrid fut contrainte de l’y rejoindre, l’enfant se montra si désespérée et si violente – ce qui n’est pourtant pas sa nature – qu’Edgar gagna un référé et obtint de nouveau la garde provisoire. Même les droits de visite avaient du mal à être exercés car la petite fille refusait de retourner voir sa mère. Finalement, il fut convenu que Ludmilla viendrait la voir au Ranelagh.
Il y eut pendant ces trois années de bagarre judiciaire des moments où l’un comme l’autre éprouvèrent des doutes et tentèrent un rapprochement. Mais ces moments ne furent jamais en phase et ils n’aboutirent à rien.
Enfin, le 10 juin 1983, ils se retrouvèrent une nouvelle fois sur les bancs du palais de justice. Ils y arrivèrent brisés et mutiques tandis que leurs avocats babillaient. On aurait cru deux prisonniers que les hommes en noir auraient capturés. Le troisième divorce fut prononcé par un juge narquois qui fit des commentaires ridicules sur la récidive et qui conclut en leur disant « à la prochaine ». Edgar obtenait la garde d’Ingrid. Ludmilla eut un droit de visite qu’elle ne chercha même pas à élargir. Elle savait qu’elle ne l’exercerait pas.