VI












Ils restèrent un mois dans la chambre du boulevard Vincent-Auriol avant de s’installer dans un minuscule deux-pièces à Malakoff, ironiquement situé rue Lénine.

Le contraste entre eux était saisissant. Ludmilla s’émerveillait de tout. Elle faisait de longues promenades dans les rues pavillonnaires, en regardant avec attendrissement les façades en briques, les petits perchoirs à oiseaux dans les jardins, les lions en plâtre autour des portails. Elle avait bien compris qu’elle ne devait plus grimper aux arbres mais elle recherchait toujours les points hauts, marchait jusqu’aux collines de l’Haÿ-les-Roses ou de Meudon, montait parfois tout en haut des immeubles, quand la cage d’escalier était ouverte, pour regarder la banlieue. Et ce bonheur la faisait chanter, à voix basse quand elle était dans les rues, à pleine gorge lorsqu’elle arrivait dans un endroit découvert et désert, comme la terrasse du parc de Sceaux en hiver.

Edgar, lui, montrait tous les signes du désespoir. Il avait contracté quelques dettes pour financer son voyage en Ukraine et devait maintenant les rembourser. À cela s’ajoutaient la location de l’appartement et les frais de la vie quotidienne. Il se rendit vite compte que son avenir n’était pas dans la photo, comme il l’avait espéré. Son premier reportage avait été publié par Paris-Match sans provoquer d’enthousiasme. Lors de son deuxième voyage, il avait été si occupé par les démarches en tous genres et si accablé par l’angoisse qu’il n’avait guère eu le temps de réaliser un travail photographique digne de ce nom. Et d’ailleurs, quoi montrer ? Il aurait pu rapporter, comme la première fois, des images de propagande. Mais l’envers du décor, le village de Ludmilla et son maire véreux, ses chauffeurs et autres apparatchiks, tout ce qui évoquait la misère et la répression et qui aurait pu intéresser des journaux en Occident, tout cela, il ne l’avait pas photographié de crainte de faire échouer son entreprise.

Il chercha de nouveaux sujets et n’en trouva pas. Pire, il dut s’avouer qu’il n’avait pas l’œil. Ses clichés étaient cadrés sans goût et paraissaient fades. Certes, il aurait pu, avec beaucoup de temps et d’efforts, se faire engager par une feuille de chou et couvrir les chiens écrasés. À supposer qu’il y parvienne, ce serait pour un salaire de misère.

Il n’avait pas d’exigences pour lui-même, n’avait jamais jusque-là réfléchi à la position sociale qu’il ambitionnait d’atteindre. De par son milieu d’origine, il était habitué à se contenter de ce qu’il avait, c’est-à-dire peu. Toutefois, il y avait ces petites dettes à régler mais surtout la grande dette morale qu’il pensait avoir contractée auprès de Ludmilla en la faisant venir à l’Ouest.

Passé le moment d’épuisement de l’arrivée et n’étant plus tenu désormais par la pensée monomaniaque qui l’avait aidé à vivre pendant ces derniers mois, Edgar était face à une montagne à gravir : payer les conséquences de cette folie. Il s’était chargé d’une personne qui dépendait de lui sans pouvoir, croyait-il, s’aider elle-même.

Serait-il resté seul qu’il aurait pu aller chercher fortune n’importe où, émigrer vers des pays lointains (il avait entendu une conversation dans un bar à propos du Brésil) ou, pourquoi pas, s’engager dans l’armée, épouser une héritière… Mais rien de tout cela n’était envisageable car il se sentait obligé de tenir compagnie à Ludmilla et ne voulait pas lui imposer un nouvel exil, incertain de surcroît et peut-être dangereux. C’était un paradoxe de plus : par sa présence, Ludmilla le poussait à se battre et le condamnait à réussir. En même temps, par les contraintes qu’elle imposait, elle lui ôtait les moyens d’y parvenir.

Comme je l’ai compris en interrogeant Edgar sur cette période, ce dont personne avant moi n’avait pris l’initiative, il a été longtemps prisonnier, à l’égard de Ludmilla, de la volonté de protection que j’ai déjà soulignée.

Fait étrange mais au fond compréhensible, cette nécessité de la protéger, qui faisait obstacle à tout et surtout à l’épanouissement de l’amour, était devenue encore plus forte, quoique d’une nature différente, depuis qu’ils avaient gagné la France.

Tant qu’il était question de faire sortir Ludmilla d’Ukraine, l’affaire paraissait simple, même si sa réalisation comportait de nombreux obstacles. Il s’agissait, en somme, de soustraire la jeune femme aux violences du monde soviétique et, pour y parvenir, il « suffisait » de la faire passer à l’Ouest. Maintenant qu’elle était là, Edgar avait changé de point de vue. Tant qu’elle vivait en Ukraine, il évaluait la situation de Ludmilla dans ce pays au regard de la sécurité et de la prospérité qu’offrait l’Europe de l’Ouest. Mais dès lors qu’elle s’y trouvait, il considérait non plus la situation générale mais leur condition réelle et particulière. Il se disait qu’à cause de lui Ludmilla vivait de nouveau dans la pauvreté, une pauvreté aux couleurs de l’Ouest, urbaine et non plus rurale, démocratique et non plus totalitaire. Tout de même, il l’avait entraînée dans ce qu’elle imaginait encore comme un rêve, faute d’éléments de comparaison, mais qui se révélerait peu à peu à ses yeux pour ce que c’était : un malheur nouveau.

Pour en sortir, Edgar se mit à déployer une grande énergie. Il tenta d’abord, on l’a dit, une carrière de photographe mais n’y rencontra aucun succès. Il enchaîna ensuite, pour des raisons purement alimentaires, des petits boulots de livreur, magasinier, et passa même six mois comme manutentionnaire dans une usine de cartonnages à Antony. Il rentrait de ses journées épuisé et nauséeux, convaincu qu’il faisait fausse route, qu’il ne trouverait aucune solution dans ces expédients. Les nécessités de la vie quotidienne, la location de leur logement et l’achat du minimum vital mobilisaient toute son énergie et ne lui laissaient ni liberté ni ressort pour entreprendre quelque chose de plus ambitieux.

Ils avaient fini par faire l’amour mais Edgar n’y mettait guère d’ardeur et Ludmilla n’y éprouvait guère de satisfaction. L’un et l’autre s’efforçaient de cacher ces insuffisances. Ludmilla prenait sur elle de montrer qu’elle était heureuse. Même sans ressentir de bonheur physique, elle aurait été satisfaite si elle avait eu la sensation de donner du plaisir à son mari. Hélas, il était impossible de ne pas voir qu’il en éprouvait peu. Ce fut une époque bizarre et dont ils ne gardèrent pas trop de souvenirs, ce qui rend malaisée la tâche de la reconstituer. Vue de l’extérieur et avec le recul du temps écoulé, la situation ne paraît pas si dramatique. Il aurait suffi à Edgar de parler, d’expliquer son trouble et d’en livrer la cause. Ludmilla l’aurait immédiatement détrompé. Elle n’était pas malheureuse car elle l’aimait et l’aveu de cet amour aurait peut-être obligé Edgar à ouvrir les yeux sur ses propres sentiments. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Il y avait d’abord la barrière de la langue, qui ne leur permettait guère d’exprimer des nuances de sentiments. Ce n’était pas tout : ils auraient pu mettre au point d’autres manières de se comprendre. Les vraies raisons de leur difficulté à communiquer sont à chercher dans l’époque, encore peu ouverte aux confidences, mais surtout dans la culpabilité d’Edgar et dans sa jeunesse solitaire. Quoi qu’il en soit, l’incompréhension s’aggrava et un mur de silence vint bientôt les séparer.

Ludmilla apprenait lentement le français, en suivant des cours dans un patronage du XVe arrondissement de Paris. C’était une institution tenue par des religieuses. Elles venaient en aide à toutes sortes de femmes : des filles des rues, des femmes battues, des étrangères analphabètes. Ludmilla s’y fit des amies, sans pouvoir leur dire encore grand-chose. Elles sortaient parfois dans des cafés et riaient beaucoup.

La tristesse d’Edgar était au fond le seul obstacle au complet bonheur de Ludmilla. Quand elle le voyait rentrer d’un travail qu’elle ne connaissait pas, épuisé, démoralisé, incapable de lui sourire, elle se reprochait intérieurement de ne pouvoir l’aider. Elle sentait qu’elle était sans doute pour une part responsable de cette détresse, sans savoir comment la soulager. Par ses amies de l’institution religieuse, elle apprit l’existence de la Loterie nationale. En cachette, elle gardait la monnaie des courses et achetait des billets. Elle se prenait à rêver que l’un d’eux rendrait Edgar riche et heureux. Mais elle ne gagnait jamais.

Deux années passèrent ainsi. La planète, en 1963, passa à côté d’une conflagration nucléaire. La crise des fusées était un sujet de conversation pour les copines de Ludmilla. De son côté, elle se moquait bien de ces hautes questions politiques. Pourtant, la tristesse d’Edgar l’avait à ce point gagnée qu’elle se prenait à espérer que le monde explose une fois pour toutes. L’URSS, l’Occident, ces frontières qui faisaient obstacle au bonheur disparaîtraient et eux deux avec. Bon débarras.

Mais ni Kennedy ni Khrouchtchev ne déclenchèrent le feu. Ce fut Edgar qui, un soir en rentrant, lança la bombe.

Dans sa rumination solitaire, il avait fini par se convaincre que la poursuite de cette situation était plus préjudiciable à Ludmilla qu’une rupture franche. Il notait ses progrès en français, son aisance grandissante dans le monde occidental – même si la pauvreté les contraignait à n’en voir qu’un petit bout –, sa facilité à se faire des amis. Il se dit qu’en lui rendant ainsi sa liberté il lui donnait une chance de rencontrer quelqu’un qui serait en mesure de lui offrir une meilleure vie. Cette idée lui faisait mal et, au fond, il n’avait pas envie de cette séparation. Quand ils étaient ensemble dans la rue et qu’Edgar remarquait le regard d’intérêt que les hommes adressaient à Ludmilla, cela le rendait triste et même le faisait souffrir. Il aurait dû mieux écouter ces sentiments et comprendre qu’ils ne pouvaient venir que de l’amour. Hélas, la culpabilité est un ressort puissant, une encre qui assombrit tout et cache les motifs plus délicats qui s’impriment sur les âmes. Aveuglé par ce trouble, Edgar y voyait moins clair en lui-même que jamais.

Avec un vocabulaire simple pour être sûr d’être compris, il annonça son intention de divorcer. C’était un soir au début du printemps, la saison préférée de Ludmilla, celle à laquelle elle pensait en chantant, même au creux de l’hiver. Elle n’eut pas besoin de saisir tous les mots d’Edgar pour comprendre le sens de ses paroles. Elle m’a confié que ce moment fut un des plus tristes de sa vie. À la fois, elle s’attendait confusément à ce que la situation conduise à ce dénouement et, en même temps, il lui semblait impossible. Car son amour pour Edgar était prêt à s’accommoder de tout. Elle l’aurait suivi n’importe où, aurait accepté toutes les privations, tous les dangers, pour le rendre heureux. Paradoxe, c’est la force de cet amour qui la conduisit à accepter sans murmurer ce qu’Edgar lui annonçait. Elle n’avait aucune envie de divorcer mais si cette séparation apportait à Edgar la paix et le bonheur, elle s’y résignerait aussi, par amour.

Il expliqua qu’il avait accepté un travail de placier en livres qui le conduirait à travers toute la France et même en Belgique et en Suisse. Il vivrait dans sa voiture, sur les routes, et ne voulait pas imposer ce sacrifice à Ludmilla. Elle l’écouta parler, les yeux dans le vague. Elle se voyait dans le chêne de son village, regardait le monde de là-haut et Edgar qui s’éloignait dans sa Marly, en agitant la main par la portière. Il lui dit que ce travail était assez bien payé et qu’elle pourrait, en attendant mieux, rester dans leur petit appartement dont il continuerait à régler le loyer. Il lui enverrait une pension pour vivre. Il était sûr qu’elle allait très bien s’en trouver, que des opportunités nouvelles s’offriraient… Cela signifiait qu’elle rencontrerait un autre homme et, en le disant, Edgar baissa les yeux.

Il attendit qu’elle réponde. Elle n’avait pas assez de vocabulaire et trop d’émotion en elle pour y parvenir. Elle se contenta d’avancer la main et de caresser les cheveux d’Edgar. Puis elle l’enlaça et ils s’embrassèrent avec plus de chaleur que d’ordinaire. Ils étaient étonnés de retrouver la passion simple et les gestes spontanés qui avaient marqué leur rencontre dans le village, que ce fût le jour où il l’avait aperçue dans son arbre ou quand il était revenu la chercher. Pour la première fois sans doute, Edgar la désira avec la vigueur de son âge, éprouva à se trouver en elle, à être enveloppé de ses bras et de ses jambes, à remplacer l’amertume des paroles par l’eau délicieuse des baisers, un bonheur qui le surprit et auquel il s’abandonna. Entêté dans son erreur, il vit dans ce moment parfait une confirmation de ses choix, comme si cet acte ultime lui avait prodigué la récompense qu’il méritait.

Ludmilla, elle aussi, éprouva la perfection de ce premier bonheur physique. Elle sentit son corps s’émouvoir et s’alanguir, découvrant en elle un plaisir inattendu. Il ne lui avait pas manqué jusque-là car elle ne l’avait jamais connu. Elle comprit en cet instant qu’elle ne cesserait plus de le désirer et que cet assouvissement, dont elle s’était passée pendant si longtemps, lui deviendrait dès lors aussi nécessaire que l’air qu’on respire.

Ils n’eurent pas l’occasion de recommencer car Edgar avait attendu la dernière minute pour annoncer la nouvelle. Il devait partir le lendemain.

Il revint à Paris un mois plus tard dans le cadre de la procédure de divorce qu’il avait lancée. Parallèlement, il avait fait le nécessaire pour que Ludmilla puisse recevoir un titre de séjour avant d’être bientôt naturalisée, si elle le souhaitait. Elle préféra quitter l’appartement de Malakoff et prendre une chambre dans l’institution religieuse où elle suivait les cours de français. C’était le moyen d’épargner à Edgar les frais du loyer mais il insista pour qu’elle en garde le montant. Elle s’acheta quelques vêtements. C’est alors seulement qu’elle apprit de ses amies combien elle était belle. Ces jeunes Françaises lui enseignèrent en riant les plaisirs du maquillage et quelques règles d’élégance.

Le jour fixé pour le divorce, c’est une femme nouvelle qu’Edgar vit entrer dans le palais de justice. Elle était vêtue d’une robe aux lignes droites, aux motifs pied-de-poule, créée par une couturière de quartier, à l’imitation des modèles Chanel. Ses yeux étaient discrètement soulignés par une ombre sépia qui les rendait plus profonds. Un rouge à lèvres incarnat, en harmonie avec ses ongles, attachait les regards à sa bouche et relevait la rigueur noire et blanche de sa tenue, en donnant à ses lèvres la forme d’un cœur frémissant.

La jeune paysanne d’Ukraine avait commencé sa métamorphose. Il était encore impossible de deviner jusqu’où elle la mènerait. Cependant, cette première étape constituait à elle seule un pas gigantesque.

Son français était plus fluide et plus riche. Elle échangea quelques mots avec Edgar pendant qu’ils étaient assis sur les bancs en pitchpin d’un couloir sinistre au palais de justice. Elle lui donna de bonnes nouvelles de sa vie. Lui se crut obligé de dire qu’il ne s’en tirait pas trop mal. Mais sa mine trahissait la fatigue et les privations.

Ils se séparèrent sur les marches de pierre en s’embrassant sur les joues. Ludmilla eut le cran d’attendre d’avoir disparu au coin de la place Dauphine pour éclater en sanglots. Elle brouilla son maquillage en se frottant les yeux et laissa la moitié de son rouge à lèvres dans son mouchoir. L’eau noire de la Seine l’attirait mais la saison était déjà venteuse et froide. Cela la retint d’enjamber la rambarde. Elle aurait bien accepté de mourir mais elle ne voulait pas s’enrhumer. Elle ôta ses chaussures à talons et, en les tenant à la main, rentra pieds nus jusqu’à son foyer.

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