XXVIII
En quittant Cape Town, pour découvrir la maison, il faut prendre la route côtière qui suit l’océan Indien. J’ai eu le tort d’y aller au mois d’août, c’est-à-dire pendant l’hiver austral. Un vent violent venait de la mer, chargé de brumes et de pluie. Les villas disséminées dans les escarpements boisés de la côte avaient l’air de bêtes tapies dans des trous de végétation pour résister à l’assaut des éléments. De gros rouleaux blancs ourlaient le rivage. J’étais presque seul sur la route. Bien qu’on fût en plein jour, j’avais allumé les phares. Le GPS m’a indiqué l’embranchement où il fallait tourner. Je suis monté encore un peu jusqu’à découvrir la maison dans un virage. J’ai reconnu celle que j’avais vue sur les photos. Les nouveaux locataires étaient prévenus de mon arrivée. Ils avaient laissé le portail ouvert. La voiture garée sur une allée de graviers, je suis sorti en courant, tirant le col de mon manteau par-dessus ma tête. Le froid humide me faisait frissonner.
Judith et Bob m’accueillirent avec une exquise politesse britannique. Ils m’installèrent près de la cheminée dans laquelle brûlait un grand feu d’eucalyptus. Le thé était prêt. Nous n’eûmes pas de difficulté à trouver un sujet de conversation : le temps était propice aux commentaires navrés et aux prédictions optimistes.
Puis nous en vînmes à l’objet de ma visite.
— J’écris un livre sur un des locataires qui vous ont précédés dans cette maison.
Ils m’expliquèrent qu’ils n’habitaient là que depuis trois ans. Ils n’avaient donc pas connu Edgar. Je ne l’espérais pas, à vrai dire. Mon intention était seulement de voir les lieux où il avait vécu et de connaître le décor d’un des épisodes de son histoire.
Judith me proposa de visiter la maison tout de suite. La nuit tombait vite et, sous l’orage, il faisait déjà sombre.
La villa était bâtie sur deux niveaux. Celui où j’avais pénétré en entrant ouvrait par de grandes baies vitrées sur un jardin étroit et, au-delà, sur la mer. La pluie ruisselait sur les vitres. Par moments, des rafales de vent jetaient des paquets d’eau qui faisaient claquer les châssis métalliques. Ce rez-de-jardin était divisé en deux : un grand salon et un bureau. Ces espaces étaient séparés par une cloison à laquelle était adossée la cheminée métallique. En haut, trois chambres ouvraient sur une terrasse. Je demandai si la maison était louée meublée. Bob me répondit que oui. À en juger par le style des meubles, ils devaient dater des années quatre-vingt, comme la maison elle-même. C’était donc dans ces mêmes meubles qu’Edgar avait vécu.
Il était arrivé pendant l’hiver austral lui aussi, puisqu’il avait quitté la France à la fin du mois de juin. Je l’imaginais montant ici, avec ses deux valises. Un agent immobilier devait lui avoir vanté la vue. Avec la brume de cette saison, il fallait le croire sur parole. Edgar avait sans doute payé la caution en liquide. Dans le récit de sa fuite tel qu’on le trouve dans les journaux français de l’époque, il avait vidé les coffres de son siège social qui contenaient de fortes sommes en dollars.
Pourquoi avait-il choisi Le Cap ? Aucune convention d’entraide judiciaire ni d’extradition n’existait entre la France et l’Afrique du Sud. Il avait eu l’occasion de s’y rendre à plusieurs reprises. On a dit aussi qu’il avait financé l’ANC à l’époque de l’apartheid. C’est bien possible car il avait souvent pris des positions politiques très dures contre ce régime. Depuis que Mandela était au pouvoir, il disposait sûrement d’amis dans le nouveau gouvernement. Bref, il était en sécurité là-bas.
Reste que, me tenant dans ce salon ouvert sur le jardin tropical, je m’imaginais ce qu’il avait pu ressentir quand il s’était retrouvé là, seul et ruiné.
En fuyant, il évitait le procès, la prison peut-être, car la vindicte de Louarn l’avait précipité dans une catastrophe financière et humaine. Il s’était battu jusqu’au bout. Il avait cherché du secours à l’étranger, était entré en relation avec des investisseurs russes, chinois, de grandes fortunes pétrolières des Émirats et du Nigeria. Mais la partie de son ancien groupe qu’il contrôlait encore n’intéressait personne car elle ne comptait que des branches secondaires et en déficit. Le fleuron de Luxel sur lequel Louarn avait mis la main était en revanche très convoité. Edgar apprit que la banque qui l’avait racheté à bas prix l’avait revendu presque aussitôt à un fonds d’investissement, en faisant une plus-value de trois cents pour cent. Il chercha à contre-attaquer, en portant plainte contre cette transaction et en accusant la banque d’escroquerie. Malheureusement, le temps judiciaire n’est pas celui des affaires. S’il avait un espoir de gagner – il était mince –, ce ne serait sûrement pas avant d’avoir déposé son bilan.
Un nœud coulant se resserrait autour de lui, fait de procédures judiciaires, d’opprobre médiatique, de faillite économique. Il m’a dit que dans la grande solitude de cette période il avait eu une seule compagnie, et c’était un fantôme. Il pensait à sa mère, la marchande des quatre-saisons qui poussait sa charrette par tous les temps. Elle était morte depuis bien longtemps mais il lui parlait, l’écoutait, prenait des forces à son contact. Il se sentait comme un petit garçon qui venait chercher des souvenirs et de la tendresse. En même temps, homme accompli, accablé d’épreuves, il pouvait parler à sa mère à égalité dans le malheur. Il se rappelait que, dans le long calvaire que fut sa vie, elle n’avait jamais exprimé ni plaintes ni désespoir. Au plus noir des jours, elle prenait un bouquet parmi ceux qu’elle vendait et elle respirait son parfum les yeux fermés.
« Les grandes choses sont dures et froides. Mais les petites sont douces. Il y a toujours une consolation dans les objets minuscules. »
Et c’est un soir, en dialoguant ainsi avec la disparue, tendrement, presque joue contre joue, qu’il avait décidé de partir.
— Je n’ai pas fait très attention en montant, dis-je en revenant à Bob. Nous sommes loin du centre-ville ?
Il me répondit avec un enthousiasme de banlieusard. On était à dix minutes seulement en voiture du front de mer.
— Quinze, corrigea Judith, dans un sursaut d’honnêteté.
— Et vous avez des voisins proches ?
— C’est cela qui est merveilleux ici. On peut passer des jours sans voir personne. Mais si on a besoin de compagnie, il y a du monde autour.
Edgar avait-il besoin de compagnie ? J’en doutais. Pour en juger, je disposais du témoignage d’un de ses avocats qui lui avait rendu visite au Cap. Il m’avait décrit son exil en détail, sous le sceau du secret.
Edgar vivait dans une solitude complète. Il avait acheté un VTT et faisait de longues randonnées cyclistes dans les collines. Il allait aussi marcher sur la montagne de la Table qui domine la baie.
Dans ces parages éloignés de l’Europe mais rattachés à elle par bien des fils, on trouve toutes sortes de gens qui cachent un secret. Certains fuient le fisc, d’autres la justice, d’autres encore un foyer où ils étaient malheureux. La prudence et la courtoisie veulent qu’on ne leur pose aucune question. Edgar en trois années de séjour n’a jamais eu, j’en suis sûr, à donner d’explication sur son identité. Il réglait son loyer, garait sa voiture à la bonne place, payait ses impôts locaux. Qui aurait tenté d’en savoir plus ?
Après les mois de pluies entrecoupées de belles trouées de ciel pâle vinrent les saisons de chaleur. La brise du large tempérait les ardeurs africaines. C’était un climat délicieux, un peu semblable en été à celui de la Côte d’Azur.
Edgar reprenait goût à la vie. Il passait de longues heures dans son jardinet à lire et à écouter de la musique. Pour lire, il prenait tout ce qui lui tombait sous la main. En matière de musique, son choix était simple et toujours identique. Il avait apporté une collection de CD d’opéra et il les écoutait en boucle. La soliste était toujours Ludmilla. Il n’en aurait à aucun prix voulu une autre.
Ces airs d’opéra, cette voix magnifique lui rappelaient tout ensemble ce qu’il avait connu et ce qu’il avait manqué.
En fermant les yeux, le chant lui permettait de sentir Ludmilla à côté de lui. Il se souvenait des instants passés avec elle, de leur bonheur, de leurs jeux de désir. Pourtant, la même voix faisait aussi revenir dans son cœur le regret de toutes leurs séparations, de l’indifférence qu’il lui avait témoignée aux moments clés de sa carrière, de son infidélité.
Certains soirs d’été, quand la lumière de ces confins de l’hémisphère Sud peine à s’éteindre et illumine comme une fièvre ce qui devrait être la nuit, Edgar, sur son matelas de mousse, en nage, tournait et retournait dans son lit sans pouvoir chasser de son esprit l’image de Ludmilla. Il pensait à Ingrid aussi mais de façon plus sereine, pendant la journée, et il le lui écrivait dans une lettre qu’il envoyait à Paris chaque semaine.
Ludmilla, c’était autre chose. Son évocation obsessive provoquait en lui le désir, le chagrin, le regret, l’espoir, le désespoir. Où était-elle ? La reverrait-il ? Il avait parfois des pulsions de vengeance. Il se mettait à échafauder des plans farfelus pour tuer Rick de Lacour. Il ne doutait pas qu’il fût à l’origine de l’affaire de Santa Monica – car Edgar savait, lui, qu’il était tombé dans un piège et que tout, dans ce scandale, était téléguidé.
Mais cette pensée virile de combat, qui lui servait à éloigner pour un temps le souvenir douloureux de Ludmilla, s’épuisait vite. La nostalgie revenait. Il avait envie de siffler un arrêt du jeu, de s’affranchir des règles, de prendre un avion et d’aller chercher Ludmilla. Il abattait mentalement tous les obstacles mais il en demeurait toujours un dernier qui, quand il apparaissait sur les décombres des autres, le faisait souffrir sans rémission ni remède : il pouvait bien atteindre Ludmilla, elle ne voulait plus de lui. Il avait trahi sa confiance. Elle était le jouet d’un clown pervers qui l’avait convaincue de sa culpabilité.
Pour contrebalancer ces nuits blanches et meubler son oisiveté, il s’enivrait d’exercices physiques. En peu de semaines, il avait perdu la mauvaise graisse des déjeuners d’affaires. Son teint se hâlait, son œil devenait vif, son appétit ne le conduisait plus à la table des grands chefs mais à la diététique du sport.
C’est vers le début de février, huit mois environ après son arrivée, qu’il prit la décision d’interrompre le monologue entêtant qu’il entretenait avec lui-même. Il eut l’idée d’écrire à Ludmilla. Ce n’était pas une lettre normale. Elle atteindrait vite des dimensions qui ne permettraient plus de la glisser dans une enveloppe. Si l’on devait les qualifier, il faudrait dire que ces pages constituaient plutôt un journal intime. Il n’était pas, comme il est d’usage, réservé à l’auteur. On devait plutôt y voir une longue adresse, une supplique, une moitié de dialogue puisque personne, jamais, ne répondait et pour cause : ce journal ne quittait pas le bureau d’Edgar.
Il ne cherchait pas dans ces pages à se justifier, évitait de revenir sur l’ultime épisode qui avait causé la dernière séparation. Il évoquait plutôt sa vie au Cap, les souvenirs heureux, racontait toutes sortes de choses que, faute d’intimité, il n’avait pas voulu ou su dire à Ludmilla.
On imagine que j’aurais tout donné pour mettre la main sur ce texte. Dans sa forme complète, selon Edgar, il totalisait trois cent dix pages d’une écriture serrée. Il est malheureusement introuvable. J’ai d’abord cru qu’il contenait des révélations que nul, dans la famille, ne souhaitait me voir utiliser pour ce livre. Mais j’ai abouti à une autre conclusion. Il avait été détruit à l’état de manuscrit et personne n’en avait conservé copie. Cette destruction est probablement assez ancienne. Qui en a été responsable ? Ludmilla ? J’en serais étonné. Edgar lui-même ? Je le pense plutôt. C’était bien son genre de vouloir effacer toutes les traces des mauvais jours, celles au moins qui dépendaient de lui.
Cette lettre à Ludmilla était une chronique détaillée d’un de ces épisodes tragiques. Edgar ne souhaitait pas qu’elle subsiste. Il lui avait consacré beaucoup de temps mais ce sacrifice ne comptait pas. Cette « lettre » pouvait disparaître surtout parce qu’elle avait rempli son office. En effet, au bout d’un an et demi de cette rédaction quotidienne et solitaire, Edgar s’était brusquement décidé à l’envoyer.
À ce moment-là, le mystère de la disparition d’Edgar avait été éclairci et des articles avaient depuis longtemps révélé qu’il s’était réfugié en Afrique du Sud – Ludmilla n’eut donc aucun doute sur l’origine du paquet qu’elle reçut un jour et qui portait un timbre de ce pays.
Comment avait-il retrouvé son adresse ? Là aussi par la presse et sans la chercher. Les journalistes aiment bien, de loin en loin, donner des nouvelles de ceux qui ont fait l’actualité avant de disparaître. Des clichés volés montraient Ludmilla marchant dans la neige et un texte assez plat décrivait sa retraite savoyarde.
Ingrid ne sut rien de cette « lettre ». Ni son père ni sa mère ne l’informèrent de son existence ni ne lui révélèrent qu’elle avait recréé un lien entre eux. Elle n’eut pas de conséquence immédiate. Ludmilla n’y répondit jamais. Que répondre, d’ailleurs, à un tel torrent d’impressions, de sentiments, de souvenirs ? Il faut s’en tenir éloigné ou plonger dedans à son tour. C’est ce qu’elle fit, d’abord en lisant et relisant ces pages. Elles avaient été écrites sans artifice littéraire et même avec une certaine maladresse. C’était ces insuffisances qui lui paraissaient les plus émouvantes. À travers elles, Ludmilla entendait Edgar parler, chercher ses mots, utiliser des clichés hors de propos. Derrière ces faiblesses perçaient son manque d’instruction, le respect un peu naïf qu’il montrait pour la littérature sans bien la connaître et, au-delà, une sensibilité extrême qu’il cherchait à faire partager sans avoir les outils pour y parvenir.
Deux mois se passèrent avant que Ludmilla prît sa décision. Elle n’en informa personne à l’exception de Mathilde, qui l’encouragea.
Il a fait presque beau, le lendemain de mon arrivée au Cap et, en revenant dans la maison d’Edgar, j’ai pu la visiter à nouveau et la voir sous un autre jour. Ses murs éclataient de blancheur à côté des rouges et des verts des allées et du jardin. La mer, au loin, était comme un bouclier d’acier sur laquelle le soleil plaquait le dessin des nuages et d’aveuglantes flaques de lumière. Je comprenais mieux qu’en un tel endroit la joie la plus éclatante pouvait en un instant succéder à la mortelle nostalgie que provoquaient les tempêtes. C’est par un jour comme celui-là, du moins je le crois, que la scène a dû se dérouler. Edgar était parti courir à pied sur les sentiers de la montagne de la Table. Il revenait épuisé et heureux, trottinant le long de la route escarpée qui monte jusqu’à chez lui. Il a certainement vu la voiture au dernier moment. C’était une Coccinelle bleue avec le macaron d’une compagnie de location. Elle était garée près de la maison et la porte d’entrée était ouverte. Il aimait cette idée, lui qui avait consacré tant d’efforts à accumuler des biens, de pouvoir disposer de peu et de ne pas craindre de le perdre. Il ne fermait jamais sa maison à clé. Dans plusieurs passages de sa « lettre », il avait insisté sur cette liberté nouvelle pour lui.
Comprit-il tout de suite ce qui se passait ? Je l’imagine avançant sans crainte vers l’entrée, hésitant un peu, comme pour garder le souvenir d’une époque qui, à la seconde suivante, allait se terminer, et il pénétra dans la maison.
Ludmilla l’attendait, debout sur la terrasse. Elle se tourna vers lui. Ils eurent un moment de surprise tant ils avaient l’un et l’autre changé. Ils étaient réveillés du long et haïssable cauchemar du succès, délivrés du culte narcissique d’eux-mêmes que leur avaient imposé des carrières hors du commun. Les cheveux courts brillants de soleil, la silhouette amincie, le sourire presque invisible dans son visage à contre-jour, Ludmilla fit un pas. Edgar avança vers elle, haletant de sa course et tremblant de surprise. Puis ils s’étreignirent, envahis l’un et l’autre par la sensation d’être à nouveau au complet dans le monde.