XXVI
Rick de Lacour s’ennuyait pendant sa retraite dans son riad de Marrakech. C’était évident pour toute personne qui, comme moi, passait quelques jours en sa compagnie. En fin d’après-midi, il allait boire l’apéritif chez des amis de son âge. De temps en temps, l’un d’eux disparaissait. On a beau être riche et au soleil, on n’en reste pas moins mortel. Rick, sans descendance ni attache dans ce monde, se livrait à une rumination attendrie des meilleurs épisodes de sa carrière.
Sans l’ombre d’un doute, le traquenard qu’il avait tendu à Edgar était le plus extraordinaire. Rick était fier d’avoir pu monter sans accroc une opération aussi délicate. Il me la raconta dans ses moindres détails, précisément parce que, jusque-là, le secret avait été bien gardé. Rick était content, au moment de quitter cette vie – mais Dieu sait qu’il n’était pas pressé de le faire – de délivrer sa conscience et surtout de voir son talent reconnu par quelqu’un. Car ce qui faisait de cette affaire un coup de maître, c’était justement que jamais Rick ne lui avait été associé.
Pour le monde entier, il s’agissait d’un fait divers sordide dont la révélation était le fruit du hasard. Edgar avait sollicité les services d’une prostituée et un paparazzi, par hasard, les avait surpris en pleine action. Cela rendait le crime d’Edgar d’autant plus odieux : on comprenait qu’il avait l’habitude de se livrer à de telles pratiques.
— Personne, absolument personne, ne devait découvrir qu’il y avait eu provocation et qu’Edgar était tombé dans un piège, me confia Rick le deuxième soir devant un plat de tajine fumant.
Il avait fait dresser une table dans le patio et nous dînions à la bougie, face à face, sous l’obscurité fraîche du ciel marocain.
— Qui dit provocation dit circonstances atténuantes. Or il ne fallait pas que l’on plaigne Edgar, pour quelque raison que ce fût.
Le moins que l’on puisse dire est que l’objectif a été atteint au-delà de toutes ses espérances : après la publication de ces images, Edgar est devenu un objet de dégoût et de scandale. D’autres révélations, pendant plusieurs semaines, ont suivi le premier reportage et aggravé les charges. Elles ont même pris un tour judiciaire aux États-Unis lorsque l’opinion publique apprit que Sally était mineure. Une photocopie de sa carte de résident américaine, obligeamment livrée à la presse par un Rick toujours incognito, déclencha une procédure pénale en Californie. D’autres confessions d’anciennes maîtresses d’Edgar en Europe alourdirent le tableau. Les dégâts étaient considérables.
Il avait traversé d’autres crises. On peut penser qu’il aurait surmonté celle-là, attaqué ses accusateurs, fait rire des puritains qui lui reprochaient ses frasques. Cette fois, il n’y parvint pas.
Qu’est-ce qui l’empêcha de se défendre ? La cascade de catastrophes qui frappa ses affaires et démonta son empire à la vitesse d’un château de sable gagné par la mer ? Il est vrai que ses responsabilités entravaient ses mouvements, exigeaient de rétablir la confiance, de donner une image de sérieux, et qu’elles étaient peu compatibles avec la liberté du bateleur qu’il avait été naguère.
Mais je sais qu’il y a autre chose et je l’ai dit à Rick, du reste. Edgar s’en voulait du mal que cette affaire pouvait infliger à Ludmilla. Il avait beau être insatisfait de ce dernier mariage, l’outrage mondial qu’il faisait subir à une femme avec laquelle il avait tout partagé lui apparaissait comme une ignominie. Il était incapable de nier sa faute, de tourner l’affaire en ridicule, de justifier peu ou prou ses actes.
Rick ne croyait pas à cette hypothèse. Il n’avait jamais aimé Edgar, agacé de se trouver de facto l’employé de ce fils de pauvre, comme lui-même. De toute manière, Rick n’avait qu’une seule loyauté dans sa noirceur, et c’était à l’égard de Ludmilla ou plus exactement de Denise, dont il servait les intérêts.
Dans cette logique, l’opération Sally était une pleine réussite. Dans les reportages que les journaux du monde entier consacrèrent à l’incident – avec d’abondantes illustrations –, Ludmilla jouait le rôle de sainte, ignoblement trahie par un mari qu’elle avait aimé au point de lui donner quatre fois sa chance.
Ce battage, pour désagréable qu’il fût, servait les intérêts de Ludmilla, et donc de Denise. La cantatrice en était à ce stade de sa carrière où c’était le phénomène médiatique que l’on cherchait en elle. Les directeurs d’opéra l’engageaient plus comme un monstre sacré que comme une artiste de talent. Le monde lyrique avait commencé à s’en détourner depuis longtemps. La réussite, le confort, la notoriété avaient peu à peu tamponné en elle tout l’acide que Karsten avait autrefois versé dans son caractère. Ses interprétations étaient assez fades, ses colères convenues, sa voix manquait de rigueur par défaut d’entraînement et à cause d’une hygiène de vie déplorable.
Cependant, omniprésente dans l’actualité, même pour de mauvaises raisons, Ludmilla continuait pour le public le plus large d’incarner la diva, avec sa démesure, ses blessures et sa grâce.
— Mission accomplie, conclut Rick en levant à ma santé un verre de crémant de l’Atlas.
— Mais avez-vous pensé au mal que cette histoire a pu lui faire ?
Rick eut un mouvement de bouche comme s’il tétait un sein invisible. Sa fine moustache était blanche. On aurait dit une ligne de cils blonds et sa lèvre supérieure une énorme paupière.
— Ces gens-là, voyez-vous…
Je compris qu’il parlait d’Edgar et de Ludmilla.
— … ils encaissent tout. Croyez-moi, ce sont des monstres. D’ailleurs, personne n’atteint de tels niveaux sans être un monstre.
Il avait tort bien sûr. La suite devait prouver à quel point les sentiments de Ludmilla étaient authentiques et la blessure qu’elle venait de recevoir douloureuse et profonde. Pourtant, dans les mois qui suivirent l’affaire, force est de reconnaître qu’Edgar et elle se montrèrent incroyablement solides et courageux.
Face à la tempête médiatique, Edgar, je l’ai dit, a fait le choix de sauver ses entreprises. Pour ce qui était des négociations américaines, elles étaient évidemment rompues. D’autres acheteurs étaient sur les rangs et ils ne manquèrent pas d’exploiter les ennuis d’Edgar pour le disqualifier. Le déclenchement d’une procédure pénale pour agression sexuelle sur mineure mit Edgar définitivement hors jeu outre-Atlantique. Sachant la partie perdue, il est immédiatement rentré en France et s’est consacré au cœur de son activité : le groupe Luxel et sa nébuleuse de marques. Il y a fait preuve d’une belle énergie et démontré une fois de plus ses talents de conviction. À cet égard, le choix de ne pas s’être lancé dans une campagne de justification médiatique s’est avéré judicieux. Les partenaires et subordonnés d’Edgar ont eu en face d’eux un homme grave, déterminé, au fait de ses affaires. Il a tâché, par sa dignité, de susciter auprès d’eux un respect qui lui était plus que jamais nécessaire pour piloter le navire dans la tempête. Il rencontra un par un les associés minoritaires, les membres des comités de direction, les représentants des personnels, plaida sa bonne foi, mit en avant l’intérêt collectif, promit des investissements. Peu à peu, il regagna, sinon la confiance, du moins une forme de reconnaissance en tant que chef d’entreprise.
Il avait d’autant plus de mérite à se battre qu’il était seul. Il est frappant de voir combien Edgar s’était isolé pendant ces années de réussite. Il n’avait jamais eu beaucoup d’amis. S’il suscitait aisément de la sympathie, il ne se livrait pas, restait solitaire et secret. De là venait sans doute que Ludmilla ait toujours pris pour lui une place singulière. Il y avait l’amour, certes, avec les fluctuations qu’on a décrites. Mais une amitié les liait peut-être plus profondément encore. Elle était un confident et jouait dans l’esprit d’Edgar, quelles que fussent leurs relations matrimoniales, le rôle de l’ami qu’il n’avait pas.
Avec le succès s’était ajouté à la méfiance d’Edgar un autre sentiment qui limitait ses relations : il s’était toujours senti mal à son aise avec les riches, les puissants. Au fond de lui, il détestait les clubs mondains, les dîners placés, les lieux de villégiature à la mode. Il n’y allait que pour s’y montrer et entretenir son image mais il les fuyait dès qu’il le pouvait. Son argent lui donnait une place dans ces milieux et lui faisait obligation de les cultiver mais il s’y sentait illégitime et restait sur la réserve.
Le seul avec lequel il ait gardé une amitié véritable était Michel Louarn, son banquier. Leur relation venait de loin : elle datait des toutes premières affaires qu’Edgar avait conçues. Elle était de surcroît mâtinée de trouble complicité. Ensemble, ils avaient bien souvent frôlé les limites de la légalité, concevant des projets audacieux et qui exigeaient le secret. Ils se voyaient dans leurs bureaux respectifs mais se donnaient parfois rendez-vous dans des bars, pour parler plus librement. Leurs vies de famille demeuraient en dehors de tout cela. Edgar n’était allé dîner qu’une seule fois chez Louarn ; il connaissait à peine sa femme et ses enfants. Pourtant, si on lui avait demandé de dire qui étaient ses amis, son nom serait venu en tête de la liste. Et il aurait même eu du mal à en mettre d’autres derrière.
Cette amitié longue et presque exclusive allait jouer un rôle dévastateur. Car c’est de cet ami – ou qu’Edgar croyait tel – qu’est venue la plus grande trahison. C’est lui qui a causé sa perte, au moment où tout semblait aller mieux et où la tempête s’éloignait enfin.
J’ignore les détails de l’opération et mon incompétence en matière économique ne me permet pas d’en saisir toutes les nuances. Seule certitude : le coup a été préparé de très loin. Louarn a refusé de me rencontrer pour répondre à mes questions. Il n’a aucune envie probablement qu’apparaisse le double jeu qu’il a mené pendant toutes ces années. Sans doute faisait-il partie de ces gens chez qui Edgar suscitait une profonde jalousie. C’est un peu la rançon à payer, pour des personnalités comme la sienne, extraverties et généreuses. Elles provoquent très majoritairement la sympathie mais, dans quelques cas, elles heurtent quelque chose de douloureux, réveillent des blessures secrètes et se font haïr avec la même force qu’elles sont aimées d’ordinaire.
Louarn, pour autant que j’aie pu en juger par les rares interviews qu’il a données, était un personnage discret, mal à l’aise en public, très complexé. Opéré dans l’enfance d’une malformation du palais, il cachait sa cicatrice derrière une moustache bancale. C’était par ailleurs un homme de haute taille, sportif, élégant. Rien ne laissait penser qu’il fût si rongé de jalousie. C’est à l’abri de cette apparence franche et rassurante qu’il a préparé sa longue vengeance contre Edgar.
Depuis les débuts de leurs affaires communes, quand il s’était agi de financer la chaîne d’hôtels, Louarn avait gravi tous les échelons dans sa banque. Grâce, en particulier, aux succès d’Edgar, il avait acquis la réputation d’être un financier avisé. Il était parvenu, au moment du scandale de Santa Monica, au poste de président du directoire du premier groupe bancaire privé français, le troisième en Europe. Il intervenait de moins en moins dans les questions opérationnelles sauf sur quelques dossiers sensibles. C’était le cas du groupe Luxel et de son propriétaire.
L’endettement du groupe auprès de la banque de Louarn était très important. Edgar avait toujours basé sa réussite sur ce procédé : sitôt acquéreur d’une entreprise, il y investissait massivement au moyen du crédit. Et ce crédit lui était octroyé à cause de son succès et de sa surface politico-médiatique. Ce cercle vertueux était susceptible de s’inverser à tout instant. Cependant, tant que Louarn lui accordait sa confiance, Edgar pouvait être serein.
La catastrophe se déroula en plusieurs phases. Dès avant le déclenchement du scandale Sally, les affaires du groupe Luxel, on l’a dit, étaient mauvaises. C’était une des raisons pour lesquelles Edgar comptait changer de secteur et de continent, en prenant pied dans une major de cinéma outre-Atlantique.
C’est donc un groupe déjà fragilisé qu’il retrouva en rentrant précipitamment en Europe. Des erreurs stratégiques, auxquelles Edgar n’avait pas pris garde, avaient placé plusieurs marques en grande difficulté. La contrefaçon à grande échelle venue du Sud-Est asiatique mettait plusieurs maisons de couture au bord de la faillite. À cela s’ajoutait un mouvement social très long dans le journal que possédait encore Edgar. Il avait revendu sa branche télévision et multimédia, pensant revenir dans ce secteur via son achat américain.
S’il parvint à reprendre une autorité dans le groupe, il lui fallait, pour surmonter vraiment la crise, trouver un important financement afin de procéder à des investissements massifs et d’accepter des augmentations de salaires.
Edgar, pour trouver des fonds, se tourna avec confiance vers Michel Louarn. Il ne doutait pas que celui-ci, une fois de plus, le soutiendrait.
Malheureusement, le banquier avait choisi ce moment pour tomber le masque. Il fit d’abord sentir à Edgar qu’il portait un jugement très sévère sur sa conduite. Edgar ignorait tout des convictions religieuses de Louarn. Il croyait savoir qu’il était protestant. En tout cas, aucun scrupule de nature spirituelle ne l’avait gêné quand ils s’étaient entendus, trente ans plus tôt, pour construire des hôtels borgnes. Cette fois, sans donner d’explications, Louarn laissa entendre à Edgar que des principes moraux solidement ancrés en lui comme père de famille ne lui permettaient pas d’absoudre les faits dont il s’était rendu coupable sur une jeune fille, mineure de surcroît.
Ce préambule créa une atmosphère nouvelle. Au lieu de la confiance en l’avenir qui avait toujours servi de base à leurs accords, Louarn fit preuve d’une prudence excessive et demanda des garanties exorbitantes avant toute décision sur un éventuel financement. Edgar comprit qu’il ne s’agissait pas seulement d’obtenir de nouveaux fonds mais qu’il devait éviter que le banquier ne fasse usage du pouvoir que lui donnait l’endettement gigantesque que le groupe avait contracté dans son établissement.
Après quelques minutes d’incertitude et de propos généraux, Louarn en vint au fait. Avant tout nouvel investissement et compte tenu d’une dette existante qu’il ne jugeait plus soutenable, il exigeait qu’Edgar cède à la banque la marque de haute couture phare, celle qui constituait le navire amiral du groupe Luxel. Edgar demanda à quel prix Louarn proposait cette reprise. Le chiffre qu’il obtint était ridiculement bas.
Il y eut un long silence pendant lequel les deux hommes se dévisagèrent. Edgar comprenait qu’il venait de tout perdre et d’abord un ami, ou plutôt qu’il s’était trompé pendant des années sur les sentiments de celui qui révélait tout à coup sa vraie nature.
Il demanda deux jours de réflexion. Louarn fit un signe pour dire que l’urgence n’était pas de son côté.
Les jours suivants, Edgar alla voir quantité de financiers, de chefs d’entreprise, de gestionnaires de fonds d’investissement, pour tenter de trouver du secours auprès d’eux.
Il fut en général très mal reçu. Sa réputation récente parlait contre lui. La mauvaise santé de son groupe était désormais connue de tous. Et, probablement, Louarn, qui disposait d’un considérable entregent dans ces milieux, avait-il précédé ses démarches et verrouillé toute solution alternative.
Les deux jours passés, Edgar accepta l’offre à perte du banquier. L’acte était prêt. Il le signa accompagné d’un de ses avocats. Louarn lors de cette signature déclara que cette vente avait pour effet de maintenir l’endettement existant. Quant à accorder d’autres prêts, il ne pouvait en donner l’assurance et devait consulter son comité qui statuerait la semaine suivante.
Edgar y croyait encore. Son avocat, en sortant, le doucha : « Ils ne vous donneront plus rien. »
En effet, la réponse du prétendu comité – c’était la première fois que Louarn évoquait son existence – fut négative.
Edgar ne conservait de son groupe que les branches en difficulté. Avec la vente de l’entreprise principale, il disposait à peine de quoi renflouer les déficits. Il ne lui restait rien pour investir.
La spirale du déclin était enclenchée. Il serait rapide, violent et total. Edgar savait que rien ni personne ne le protégerait.