I












Ils étaient quatre, deux filles et deux garçons, à rouler dans une Marly couleur crème et rouge pour relier Paris à Moscou. Cette voiture était en 1958 l’image même de la modernité. Elle rompait avec le vieux modèle de la « Traction » Citroën et entendait rivaliser avec les américaines. Simca, le constructeur, l’avait offerte pour cette expédition, séduit par l’idée de faire admirer sa production dernier cri aux foules soviétiques.

Je ne sais pas si vous avez déjà vu une Marly ? Pour les besoins de ce récit, je suis allé admirer le modèle de la collection Schlumpf, à Mulhouse. C’est une espèce de grosse baignoire de tôle, au ras du bitume, tout en longueur et en chromes, pas le véhicule idéal pour affronter de mauvaises routes. Or, en cette fin du mois d’avril, dans une Europe de l’Est à peine remise de la guerre et occupée par les Russes, les ornières creusées par les camions et les chars étaient profondes. Le gel formait de véritables rails dans la boue et la Marly avait souvent bien du mal à s’en extraire.

Qui parmi les quatre voyageurs avait pris l’initiative de cette expédition ? Paul, vingt-trois ans, le plus âgé du groupe, revendiquait volontiers la paternité du voyage. Mais il y mettait plus ou moins de force en fonction des circonstances. Lorsque tout allait mal, qu’ils étaient obligés de pousser la voiture, de marcher des heures pour trouver le carburant qui les dépannerait ou lorsque les averses détrempaient leur campement et les faisaient patauger dans des flaques glacées dès le réveil, Paul ne semblait plus trop pressé de prendre à son compte un tel calvaire. Mais dès que le soleil revenait, faisait verdir les champs, dès que des portions asphaltées permettaient de rouler à vive allure, les fenêtres ouvertes, en chantant tous les quatre, il recommençait à se vanter d’avoir conçu ce projet fou.

En vérité, c’était plutôt à Nicole, sa compagne, que revenait le mérite – ou l’imprudence – de cette aventure. Fille d’un ouvrier typographe de Rouen, elle avait été élevée dans le culte de l’URSS. Son père parlait avec tendresse de la « Patrie des Travailleurs » et il avait pleuré, cinq ans plus tôt, la mort de Staline. À Paris où elle était venue suivre des études de médecine, Nicole mettait un point d’honneur à défendre les idées de sa famille, malgré les sarcasmes des jeunes bourgeois qu’elle côtoyait. Elle était l’amie de Paul depuis un an. Otage de l’amour, ce fils de notaire parisien, étudiant en droit et destiné à succéder un jour à son père, était tout sauf un révolutionnaire. Il subissait sans protester les plaidoyers communistes de sa compagne. Il avait compris qu’elle vivait un douloureux dilemme : plus elle s’éloignait de son milieu, plus elle avait besoin d’en défendre les valeurs. Parfois cependant, en entendant son amie lui décrire les charmes de la Révolution bolchevique, il ne pouvait s’empêcher d’exprimer des doutes. Nicole protestait. La discussion devenait violente et sans issue car personne ne voulait renoncer à ses certitudes. Un beau jour, Nicole proposa de trancher ce débat : « Et si on allait voir sur place, en URSS, ce qu’il en est ? »

Lancée d’abord comme un défi, l’idée d’un voyage en Union soviétique avait occupé toute l’activité de Paul et de Nicole ces derniers mois. Il leur avait fallu avant tout régler l’épineuse question des visas. Le pays était en pleine déstalinisation. Sous la direction de Khrouchtchev, il s’engageait dans une confrontation planétaire avec les États-Unis. Montrer que le socialisme pouvait apporter le bien-être aux masses, ce qui, à l’époque, voulait dire leur fournir une machine à laver, une voiture et un téléviseur, faisait partie de la stratégie de communication du nouveau pouvoir. Des journalistes occidentaux étaient invités à témoigner ; ils étaient strictement encadrés et conduits dans des villes, pour y voir ce qu’on avait décidé de leur présenter. Quel que fût leur talent, ces professionnels restaient suspects aux yeux des opinions occidentales. Faire témoigner des jeunes, leur laisser traverser le pays, pouvait constituer un extraordinaire coup de pub pour le régime communiste. À condition, bien sûr, que les jeunes en question offrent des garanties et viennent dans un esprit « constructif ». Paul et Nicole constituaient, chacun à sa manière, des profils rassurants pour les autorités soviétiques. Le général de Gaulle, en cette année 1958, revenait au pouvoir. Son scepticisme à l’égard de l’Alliance atlantique était apprécié à Moscou. Par un oncle du côté maternel qui était député gaulliste, Paul se fit recommander auprès de l’ambassadeur de l’URSS à Paris. Les références impeccablement communistes de la famille de Nicole lui permirent par ailleurs d’actionner un réseau de camarades à même, sinon de convaincre les autorités soviétiques, du moins de les rassurer. Les visas furent finalement accordés mais les jeunes gens prirent l’engagement de soumettre leurs textes avant toute publication au ministère de l’Information à Moscou. Ils acceptaient aussi d’être accompagnés dans leur parcours en territoire soviétique par un commissaire politique, pudiquement dénommé « guide touristique ». Enfin, ils s’engageaient à obtenir le soutien d’un grand magazine populaire, afin de donner à leur témoignage – contractuellement positif – un large retentissement.

L’autre fille de l’expédition était une certaine Soizic. Elle avait quitté sa Bretagne natale pour suivre à la Chaussée-d’Antin une formation courte de dactylo. C’était une grande rousse plutôt futile qui n’avait jamais beaucoup aimé les études. Passionnée par la mode, le cinéma, les boîtes de nuit, elle avait vu dans cette idée de croisière automobile une occasion de s’amuser. La perspective de se faire prendre en photo à son avantage et de se trouver un jour dans les pages d’un grand magazine – Paris-Match était partenaire de l’aventure – l’excitait beaucoup. Son flirt du moment lui avait proposé ce voyage. Elle le connaissait depuis peu, mais en était tombée très amoureuse. C’était Edgar, le quatrième membre de l’expédition.

Edgar, notre Edgar. Le voici pour la première fois, lui que nous allons suivre tout au long de cette histoire. Je dois m’arrêter un peu pour le présenter.

Lorsque l’on a connu quelqu’un à plus de quatre-vingts ans, il est difficile de reconstituer ce qu’il a pu être à vingt. La tentation est grande d’affecter le jeune homme des mêmes qualités et des mêmes défauts que l’âge et les épreuves ont révélés. Ce n’est pas toujours pertinent. Cependant, d’après les témoins de l’époque, deux traits de personnalité qui caractérisaient le jeune Edgar resteront présents chez le vieil homme que j’ai côtoyé : l’énergie et la séduction.

L’énergie n’était pas chez lui synonyme d’agitation. C’était plutôt une plante à croissance lente qui était loin d’avoir pris sa pleine dimension. Au moment de ce voyage, cette énergie était encore enfermée au-dedans de lui comme une arme serrée dans un coffre. Pourtant, elle transparaissait dans la vivacité de ses gestes, dans sa bonne humeur matinale, dans son optimisme en face des obstacles, et il n’en manquerait pas au cours de ce voyage.

La séduction, il l’exerçait immédiatement sur ceux qui croisaient sa route. Elle est bien difficile à définir. Seule certitude : elle ne venait pas de qualités physiques particulières. Que dire de remarquable sur son apparence ? Une petite cicatrice sur sa pommette droite – chute de vélo dans son enfance – déformait un peu son visage et attirait le regard de ses interlocuteurs. Ses mains fines et longues étaient toujours en mouvement. Ses cheveux châtains, en broussaille sur le front, étaient coupés court vers la nuque, comme le voulait la mode. Rien de bien exceptionnel, en somme. Cependant, il se dégageait de lui un charme puissant. À quoi tenait-il ? Sans doute à la manière unique qu’il avait de mettre de l’élégance dans tout. Ce n’était pas une élégance recherchée, coûteuse, plutôt un talent inné grâce auquel il tirait parti des moindres détails de son apparence pour donner une impression d’aisance et de naturel. Par exemple, il était d’une taille moyenne mais, sur les photos, on jurerait qu’il est très grand. Cette illusion était due à sa minceur, à sa silhouette construite autour de lignes verticales mais aussi, et peut-être surtout, à une manière de se tenir droit, de regarder loin, qui suggérait l’idée de hauteur, d’élévation. Son visage était longiligne, étroit et osseux pour un garçon de son âge. Cette sécheresse de traits ne rendait que plus séduisante l’expression juvénile de ses yeux noisette aux paupières grandes ouvertes et de sa bouche encore charnue, avide, mobile, qui mettra longtemps à s’amincir. Quand il m’a été donné de le connaître, Edgar avait perdu sa lippe depuis belle lurette et ses orbites s’étaient creusées sous d’épais sourcils gris. Pourtant, il conservait l’expression qu’on retrouve sur son visage de vingt ans : ironique, pleine de gaieté, espiègle et intelligente.

L’autre garçon de l’expédition, Paul, n’était certainement pas triste et il était mieux charpenté qu’Edgar. On aurait même pu dire qu’il était beau. En réalité, à part ses cheveux noirs bouclés, rien de remarquable ne se dégage de lui sur les photos de l’époque. Quand il est à côté d’Edgar, toute la lumière semble aller vers celui-ci. Je me méfie de ma fascination mais j’ai fait le test auprès de plusieurs personnes, hommes ou femmes, et tous sont saisis par la même impression : dès qu’Edgar figure sur une image, il la dévore.

Cette puissance de séduction était pour lui comme une déesse protectrice. Il était arrivé à Paris sans le sou à dix-huit ans. Il quittait Chaumont où il avait vécu jusque-là avec sa mère qui travaillait dur sur les marchés. Il ne connaissait personne dans la capitale et voyait fondre à toute vitesse son petit pécule…

Or voilà que trois jours seulement après son arrivée, Edgar aperçoit dans la rue un automobiliste dans un élégant costume bleu clair qui regarde sa Mercedes en se grattant la tête : une de ses roues venait de crever. Aussitôt, il se propose pour la changer. L’homme accepte bien volontiers. Il est amusé par ce gamin débrouillard et souriant qui lui évite de salir un complet tout neuf. Plutôt que de lui jeter trois sous, il a l’idée de l’engager comme garçon de courses dans son étude de notaire. Le précédent venait justement de partir au service militaire.

Ce bienfaiteur était le père de Paul. Il avait proposé à Edgar de le loger comme son prédécesseur dans une chambre de bonne, au-dessus de l’étude et de son appartement. C’est ainsi qu’Edgar avait fait la connaissance de Paul, qui montait le soir dans le couloir du sixième pour fumer en cachette. Paul n’avait pas tardé, comme son père, à céder au charme de cet être tombé de la lune et qui se montrait à l’aise partout. Ils devinrent de grands amis.

Cette amitié avait donné à Edgar l’occasion d’être embarqué dans cette histoire de traversée de l’URSS. Moyennant la gratuité de son loyer (que Paul négocia avec son père), Edgar devint la cheville ouvrière du projet. Son sens pratique, son énergie et sa bonne humeur firent merveille. Il résolut un nombre considérable de problèmes concrets. Il apprit également à se servir de l’appareil photo Foca à rideau dernier cri que leur avait offert le père de Paul. Car il avait été convenu que, pendant le voyage, Paul écrirait les textes – pour des articles et même un livre – et qu’Edgar aurait le rôle de photographe.

Dans la voiture, ils se relayaient pour conduire. Edgar, qui n’avait pas encore le permis, ne se mit au volant qu’après avoir passé la frontière tchécoslovaque. Ils avaient vite compris que le monde totalitaire contrôlé par le grand frère russe était bardé d’interdictions en tous genres, semé d’indicateurs et de policiers, mais que cette tyrannie ne s’exerçait que sur la politique. Les opinions étaient surveillées et sanctionnées. Mais la vie quotidienne restait plus anarchique et somme toute plus libre qu’en Occident. On pouvait par exemple boire et fumer autant que l’on voulait ; quant à conduire sans permis, c’était un délit que personne ne s’avisait de contrôler.

Les sièges rose vif de la Marly étaient en skaï, matière qui supportait tous les excès. Les réserves de Coca-Cola emportées de France avaient coulé sur les banquettes au gré des cahots de la route, sans y laisser d’autre trace que des flaques sèches et collantes. Aux premières étapes, ils avaient découpé le jambon envoyé par la mère de Nicole, tout emmailloté d’un torchon à carreaux. Et une trentaine de pains, de moins en moins frais à mesure que passaient les jours, avaient servi à confectionner des sandwichs. Ces premières provisions épuisées, ainsi que le vin emporté dans une bonbonne couverte d’osier, ils avaient dû se nourrir dans les fermes. Les paysans avaient peur de recevoir de l’argent étranger et préféraient leur donner gratuitement ce qu’ils désiraient. Paul avait insisté pour emporter un stock de vieux vêtements pour les offrir en échange de ces victuailles. Nicole s’était opposée à cette initiative qui semblait par trop considérer comme acquise la pauvreté des masses prolétariennes dans les pays socialistes. Elle n’avait pas pu empêcher Paul de suivre son idée et il fallait se rendre à l’évidence : toutes les personnes qu’ils rencontraient le long de la route semblaient avides de posséder une de ces nippes.

Les visas avaient été négociés pour deux couples. Edgar devait donc être accompagné. Il avait enrôlé dans l’aventure cette Soizic qu’il avait croisée dans un bar du quartier. Il la connaissait à peine, même si, à son grand étonnement, elle s’était donnée à lui presque aussitôt, en lui apportant une expérience dont il manquait encore à l’époque. Sans ce voyage, il est probable qu’Edgar ne serait pas resté longtemps avec elle. Dès le départ, la cohabitation entre eux se révéla difficile.

Le plus pénible pour Edgar était les nuits. Ils avaient emporté des tentes scoutes dans lesquelles deux personnes tenaient, à condition de se serrer. Ce qu’Edgar ne supportait pas chez Soizic se trouvait aggravé par cette promiscuité. Sa conversation superficielle, son incompréhension des choses et des gens, sa culture de midinette irritaient Edgar. Cette antipathie envahissait tout et finissait par lui faire détester les mimiques, les odeurs, les comportements intimes de sa compagne forcée. Car Soizic était loin de partager le dégoût d’Edgar. Elle se faisait de plus en plus tendre à mesure qu’ils s’éloignaient vers l’inconnu, quêtant sa protection et multipliant les signes d’affection. Elle cherchait à l’embrasser, se collait contre lui, murmurait des mots doux à son oreille, inspirés de ce qu’elle avait entendu dans ses chansons américaines préférées. Finalement, peu après leur entrée en Roumanie, dans les contreforts des Carpates encore semés çà et là de plaques de neige sale, il y eut entre eux une explication assez violente. Leur cohabitation devint glaciale. Sans que Soizic eût vraiment renoncé à son amour, elle n’en imposa plus les signes. Edgar, la nuit tombée, l’entendait pleurer en silence, le nez dans son oreiller.

Avant le départ, il fit un rapide aller-retour à Chaumont. Désormais habitué par la famille de Paul à un milieu aisé, Edgar fut frappé par la misère dans laquelle vivait sa mère. Il avait grandi là sans en être conscient. Il se rendit compte pour la première fois à quel point la pauvre femme qui l’avait élevé seule était usée. Il se jura de chercher au plus vite un moyen de réussir et de l’aider. Il lui faudrait d’abord rentrer de cet absurde périple soviétique ; c’était du moins ce qu’il pensait, sans savoir qu’il ne s’égarait pas en partant si loin. Car là-bas l’attendait son destin.

Загрузка...