XXI
Pendant les années qui ont suivi ce troisième divorce, Edgar et Ludmilla sont entrés dans la lumière. Ils ont accédé l’un et l’autre à la célébrité. Chacun de leurs faits et gestes a été scruté par la presse à sensation. Leurs vies ont été connues de tous. Je ne ferai donc ici que rappeler les principales étapes de leurs carrières.
Edgar était déjà présent dans les médias français à l’époque de cette séparation. Sa notoriété restait toutefois en mode mineur. Il était fréquemment invité dans des talk-shows et on savait par ailleurs qu’il était un chef d’entreprise habile. Quelques gros coups transformèrent bientôt cette notoriété en célébrité et cette célébrité en popularité. Il y eut d’abord son incursion dans le sport. Il acheta une équipe cycliste de moyenne réputation et la transforma. En payant le prix fort, toujours grâce aux emprunts consentis par Michel Louarn, son fidèle banquier, il fit venir des champions dans sa formation. Au bout de deux ans, la « Luxel » décrochait la deuxième place du Tour de France et cinq parmi les dix premières du classement général. La moisson s’étendit aussi au Giro et à la Vuelta. La photo d’Edgar tout sourire sur les Champs-Élysées à côté d’un coureur célèbre aux jambes arquées, vêtu d’un maillot jaune, fit de lui un personnage médiatique de premier plan.
Un peu plus tard, Bernard Tapie se distinguera par les mêmes méthodes, en investissant dans le football. Mais il faut reconnaître à Edgar le mérite d’avoir été le premier de sa génération à tisser des liens étroits entre sport et business, pour le plus grand profit de sa gloire personnelle.
Qu’un chef d’entreprise gagne beaucoup d’argent, cela peut le faire connaître mais ne le rend pas sympathique pour autant. Lorsque ses moyens servent le sport, lorsqu’il se montre capable de gagner sur ce terrain-là et particulièrement dans les sports populaires, il devient aussitôt une icône pour le grand public. Faire la une des Échos, c’est la notoriété ; faire la une de L’Équipe, c’est la gloire.
Edgar a fait de sa vie pendant ses années de succès une aventure publique. Debout dès l’aube, il passait au bureau directorial de son groupe puis se rendait à un déjeuner avec des personnages éminents. L’après-midi était consacré à des réunions, des interviews, le soir à des déplacements sportifs ou des dîners mondains, des réceptions. Il fréquentait les lieux à la mode, boîtes de nuit, stations de sport d’hiver, villas luxueuses dans des îles de milliardaires.
Tout était mis en scène. Des journalistes l’accompagnaient partout. Journalistes économiques pour les affaires, journalistes sportifs quand il rendait visite à son équipe cycliste, journalistes people le soir et en vacances. Il transformait sa vie en roman-photo et tirait de sa notoriété une puissance qu’il mettait au service de ses affaires. On le voyait poser dans des publicités pour ses produits et, en retour, ses marques s’affichaient sur les maillots de ses champions.
Comme celui de Tapie, son parcours rencontra la politique, mais Edgar sut s’en garder. Il avait compris ce qu’il avait à y perdre. Incapable cependant de résister à la tentation d’intervenir dans les affaires publiques, il choisit un autre moyen pour y parvenir : il acheta un groupe de presse. Il s’associa à deux autres hommes d’affaires pour prendre le contrôle de La Corbeille, titre phare de la presse économique. Puis il acheta une radio privée qui n’eut jamais l’audience des grandes chaînes historiques mais qui lui donnait quand même un poids dans le paysage audiovisuel.
À mesure qu’il augmentait son influence institutionnelle et politique, Edgar réduisit presque à néant ses interventions dans le domaine du divertissement. Plus de talk-shows futiles, d’émissions de variétés. Il réserva ses prises de parole à des causes sérieuses. Il acquit la réputation d’un « patron de gauche », en plaidant pendant ces années Mitterrand pour une exigence sociale un peu utopique. Il la défendait avec sa gouaille habituelle ; on le redoutait pour son humour mordant, sa capacité à mettre les rieurs de son côté.
Mais le grand public, qui n’est jamais avare de contradictions, adorait le voir aussi au volant de voitures de sport. Il était rare qu’on le surprenne au sortir d’une soirée sans qu’il fût au bras d’une jolie jeune femme, souvent célèbre ou aspirant à le devenir. Cette activité frénétique, cette présence envahissante dans l’espace médiatique donnaient l’impression que toute l’existence d’Edgar était publique. Il semblait avoir fait une croix définitive sur sa vie privée.
Il m’a toujours juré que c’était faux. J’aurais eu du mal à le croire si Ingrid, ma femme, ne m’avait raconté cette époque à sa manière. Elle ne me laissa aucun doute : sous le parapluie médiatique qu’il avait tendu au-dessus de sa tête, Edgar parvenait à préserver en réalité une vie privée et même assez solitaire. Ses sorties étaient bruyantes mais brèves. Il se montrait dans le monde puis rentrait discrètement chez lui. Il vivait avec sa fille bien-aimée des moments d’intimité et de calme à l’écart de toute présence journalistique. Après le départ de Ludmilla, il avait quitté l’appartement du Ranelagh et acheté un très bel espace sur le quai Voltaire. Le principal avantage de cet immeuble à ses yeux, outre la vue sur la Seine et les plafonds très hauts, était l’existence d’une deuxième entrée. Par un dédale de cours intérieures, on pouvait gagner une petite rue. Cette issue discrète permettait à Edgar de déjouer la surveillance des journalistes. On le croyait sorti quand il était en fait réfugié chez lui. Il pouvait ainsi se consacrer à Ingrid, suivre sa scolarité, lui accorder plus d’attention que beaucoup de pères n’en réservent à leurs enfants. Elle grandissait. Elle passait des soirées à regarder des films sur un magnétoscope. Edgar s’inquiétait de ses fréquentations. Quand elle commença à sortir le soir, il lui arrivait de tomber sur son père en peignoir, traînant dans l’appartement, en attendant son retour.
Ingrid est formelle sur un point : aucune des femmes avec qui Edgar s’affichait dans les journaux ne monta jamais quai Voltaire, du moins quand elle-même s’y trouvait. Elle ne croit pas qu’il soit resté seul pour autant pendant toutes ces années. Sans doute emmenait-il ses compagnes ailleurs. Lui qui avait commencé sa carrière en construisant des hôtels de passe devait savoir comment s’y prendre pour entretenir des relations discrètes. Ingrid pense, pour avoir découvert de vieilles factures dans ses papiers après sa mort, que son père était un habitué de l’hôtel Raphaël, à deux pas de l’Étoile, où il trouvait confort et discrétion. En tout cas, quoi qu’il ait pu faire dans ce domaine, il est certain qu’il n’a pas construit de relation durable à cette époque. Était-ce pour préserver son intimité avec sa fille ? Avait-il été à ce point blessé par la trahison de Ludmilla ? Ou bien était-ce tout simplement le mode de vie qui lui convenait ?
Il semblait de toute façon être parvenu avec le temps à une forme d’équilibre dans cette existence fébrile. Il se réchauffait au feu des médias, assouvissait dans ses affaires ses pulsions de chef et avait le privilège de pouvoir donner vie à ses rêves, de transformer ses intuitions en projets et ses projets en bénéfices financiers.
Quand il évoquait avec moi cette période, Edgar utilisait toujours la même formule : « Je m’étourdissais », me disait-il. Ce terme rend assez bien compte du tourbillon dans lequel il était, à sa manière, enfermé. Un tourbillon ascendant, plein de lumières brillantes et de bruits. Mais tout de même une force qu’il ne contrôlait pas…
Ludmilla, elle, ne parlait pas volontiers de cette épreuve : la solitude qui a fait suite à ce troisième divorce a été extrêmement cruelle. L’impossibilité d’obtenir la garde d’Ingrid lui causa la douleur la plus grande. Elle réagit d’une manière radicale. Au lieu de quémander de petits moments avec l’enfant qui ravivaient chaque fois sa peine, elle choisit l’éloignement et la fuite.
Jusque-là, pour éviter des absences prolongées, Ludmilla avait limité sa carrière à l’Europe. Après cette rupture, elle choisit au contraire les propositions les plus lointaines et les séjours les plus longs, loin du sol français. Elle se produisit au Japon, en Corée, en Australie, et accepta une tournée complète aux États-Unis. Ce rayonnement mondial accrut d’autant son audience. C’est en partie à cela qu’elle dut la proposition qui allait changer sa carrière et même sa vie.
Karsten Langerbein, on s’en souvient, avait une intuition qui sous-tendait sa méthode de formation : l’opéra allait être rejoint tôt ou tard par les technologies de l’image, en particulier le cinéma. La dimension scénique de cet art passait quelque peu au second plan derrière la qualité lyrique depuis l’époque classique ; selon lui, elle allait devenir prépondérante. Les chanteurs devaient se préparer à être des acteurs, expressifs, supportant d’être vus en gros plan, suffisamment naturels dans leur jeu pour que l’opéra devienne un drame, un spectacle total, avec la puissance visuelle du cinéma et l’émotion sonore de la musique et des voix.
Cette convergence eut lieu à l’époque où Ludmilla se faisait connaître aux États-Unis. D’autres cantatrices étaient pressenties pour une superproduction hollywoodienne consacrée à l’opéra de Verdi Le Trouvère. Mais la prestation de Ludmilla les surpassa toutes. L’enseignement de Karsten, l’intensité de jeu qu’il lui avait permis d’atteindre, son visage même que les épreuves récentes avaient émacié, tout dans la personne de Ludmilla était propice à un rôle cinématographique. Elle avait assez peu chanté le rôle de Leonora que la Callas avait porté jadis à la perfection. Son interprétation n’était pas très convaincante sur une scène d’opéra, justement parce qu’on la voyait de trop loin, et que son jeu subtil n’était pas assez outré pour séduire les spectateurs d’un théâtre.
Au contraire, quand on la filmait de près, ses qualités ressortaient pleinement. Elle fut appelée pour des essais en Californie et les metteurs en scène furent séduits par la force de son expression, notamment dans les gros plans. Le répertoire de Leonora mêle l’amour, la sensualité sauvage, la trahison, la douleur, la vengeance, la colère, la tendresse. Ludmilla avait vécu tout cela. Ses bonheurs comme ses souffrances n’étaient pas des mimiques d’emprunt, des simagrées d’acteurs : elle y mettait ses souvenirs et ses désirs, laissait deviner les plaies de son âme et faisait retentir dans ses cris l’écho d’une blessure inconsolable. Elle reçut un contrat pour le film.
Il s’en fallut de peu qu’elle ne le refusât. Elle n’avait pas la clairvoyance de Karsten et jugeait de ce projet avec les critères de l’époque. On lui proposait aux mêmes dates une série de représentations à Covent Garden. Elle considérait un tel engagement comme impossible à refuser. Quelque chose, cependant, la retint. Finalement, elle resta à Hollywood. Le film se fit. Il fut un événement mondial.
Grâce à lui, l’opéra sortit des théâtres et acquit une audience populaire. Ludmilla n’incarna pas seulement Leonora. Elle devint à elle seule l’opéra.
Les aventures de la belle Gitane, ses ruses, son drame émurent des foules si nombreuses que jamais aucune salle d’opéra n’aurait pu les contenir. La célébrité de Ludmilla quitta le cercle large mais limité des amateurs d’art lyrique pour investir celui, mondial et populaire, des spectateurs de cinéma. On la reconnaissait partout dans la rue. Elle était une icône, le symbole de la chanteuse d’opéra, comme l’avait été la Callas, à qui on se mit à la comparer. Sa proximité avec le public était encore plus grande que celle de la célèbre Grecque car si, naguère, nombreux étaient ceux qui avaient entendu la Callas grâce aux disques, rares étaient les privilégiés à l’avoir vue sur scène et surtout de près. Tandis que Ludmilla avait fixé des millions de spectateurs en plan serré sur l’immense écran des salles de cinéma. Chacun avait pu sentir frémir ses lèvres et trembler ses paupières. Sa voix faisait partie intégrante d’un tout de chair et de peau que chaque spectateur pouvait avoir eu l’impression de caresser.
Parmi les innombrables personnes qui furent émues par Ludmilla dans ce rôle, une fut particulièrement bouleversée, au point qu’elle eut du mal à se relever de son fauteuil et à sortir de la salle : ce fut Ingrid. Elle alla voir le film seule dans un petit cinéma de la rue de Passy. Ne sachant pas quelle serait la réaction de son père, elle ne lui avait pas proposé de l’accompagner. Elle ressentit un véritable choc. Jamais elle n’avait vu Ludmilla d’aussi près : sur la pellicule, on distinguait le grain de sa peau, le duvet blond sur sa lèvre, d’imperceptibles nuances de couleur dans ses iris. Seul un petit enfant dans les bras de sa mère, le nez contre son visage, peut apercevoir de tels détails. Ingrid était ramenée à l’époque lointaine et qu’elle croyait oubliée où sa mère était le monde entier pour elle et où elle trouvait refuge dans la douceur de son cou. Et voilà qu’elle retrouvait cette émotion intime au milieu d’une foule qui ne la connaissait pas. Elle avait envie de pleurer tout à la fois de ces retrouvailles et de cette perte, qui avait livré sa mère à tant d’inconnus.
Le lendemain, elle pensa lui écrire, chercha les mots, composa des brouillons, n’y parvint pas. Elle n’osa pas non plus évoquer cet événement avec Edgar. Elle ne sut que bien plus tard dans quelles circonstances il avait vu le film lui aussi. Se doutant du choc qu’il risquait de subir, il avait évité de se rendre dans une salle. Par un ami qui travaillait dans la distribution, il s’était fait prêter une copie. Il l’avait visionnée seul dans la petite salle qui servait au siège de son groupe pour des projections privées. Ingrid n’en sut rien sur le moment. Elle ignora même ce que son père m’a confié au cours de cette enquête, à savoir que, ce soir-là, il s’était fait projeter le film trois fois de suite et avait renvoyé le projectionniste à l’aube.
Pendant ce temps-là, Ludmilla, évidemment, n’eut aucune idée de ces émotions lointaines. Elle était entraînée dans le mouvement vertigineux du succès. Il lui fit connaître des mondes insoupçonnables.
Elle sut se glisser dans la peau d’une diva telle que le public la conçoit. Elle devint capricieuse, excessive dans l’expression de ses états d’âme. Elle s’autorisait des périodes de fatigue intense pendant lesquelles elle chassait tous les importuns, restait alitée, demandait qu’on lui serve des plats impossibles, auxquels elle ne touchait pas. Aussitôt après, elle connaissait des jours d’exaltation. Elle se livrait alors à une frénésie d’achats de luxe. Ses passages sur scène après le film devinrent de véritables événements. Denise, son agent, avait pris en main personnellement sa carrière depuis qu’elle était aux États-Unis. Elle la faisait désirer. Les places à ses représentations étaient vendues à des prix exorbitants. Les meilleures étaient réservées à des chefs d’État en visite, à des armateurs, à de grands banquiers.
Le cercle de ses admirateurs s’élargit mais ceux qui pouvaient parvenir jusqu’à elle étaient de moins en moins nombreux. Denise lui prédit un avenir à l’image de celui de la Callas. Elle n’avait que l’embarras du choix parmi les hommes puissants qui traînaient à ses pieds.
Telle était l’image publique. De nombreux reportages de l’époque insistaient sur cet incroyable succès, détaillaient ses frasques, ses triomphes, ses indispositions. Mais comment Ludmilla vivait-elle ces moments de gloire ? Avait-elle des amants parmi ces soupirants ? Connut-elle l’amour ? Ou bien toutes ces paillettes furent-elles un écran brillant, un leurre, dissimulant une tragique solitude ? Elle s’est toujours tenue, même à la fin devant moi, à une vision assez flatteuse de sa vie de vedette. Cette période américaine, qui dura près de deux ans, lui fournit une matière inépuisable d’anecdotes. Ces récits pittoresques lui permirent toujours d’éluder la question de fond : avait-elle été vraiment heureuse pendant cet exil outre-Atlantique ? La gloire fut-elle autre chose pour elle qu’une prison dorée ?
Pour des raisons qui ne doivent tenir qu’à moi, je me suis accroché longtemps à l’idée que ce bonheur apparent était faux et qu’elle avait dû, malgré tout, être très malheureuse. Je l’ai tellement tourmentée avec mes questions sur ce sujet qu’elle a fini par se fâcher.
— Mais pourquoi voulez-vous à tout prix que j’aie souffert ? C’est très agréable, le succès, vous savez. Très grisant.
Je me suis rangé à cette opinion. Faute de découvrir le moindre indice contraire, je me suis convaincu qu’elle s’était en effet laissée aller à cette griserie de la gloire. Je persiste à penser, peut-être pour cacher ma défaite, que cette orgie de luxe et de notoriété comblait le trou pourtant profond de sa mélancolie. Elle répandait son baume sur les déchirures intimes que représentaient son divorce et surtout l’éloignement de son enfant.
Mais force est de constater que le traitement vint à bout du mal et qu’elle y prit un plaisir fou.
Le succès lyrique est particulièrement délicieux pour une femme. Il s’y attache tant de choses agréables, les robes somptueuses, les tissus précieux, les coiffures sophistiquées, les maquillages subtils. Les cantatrices sont des reines qui n’ont à se soumettre à aucun roi. Elles ne recueillent que des vivats et du désir. Leur voix est un instrument précieux dont la puissance éphémère n’est faite que d’émotion, comme l’amour.
Les journaux ont prêté beaucoup de liaisons à Ludmilla en Amérique, et des plus prestigieuses. On a dit que Robert Redford avait été fou d’elle et plusieurs reportages les ont montrés ensemble. Un célèbre joueur de football américain serait également tombé sous son charme. À vrai dire, il suffisait qu’un homme puissant soit aperçu dans sa loge pour que la presse lui prête une aventure. Elle s’est toujours gardée de démentir, par discrétion sur le moment, par nostalgie peut-être par la suite. J’avoue ne pas m’être lancé sur ces diverses pistes. Elles sont impossibles à vérifier et, au fond, qu’apporteraient-elles sinon la confirmation d’une gloire féminine, d’une sorte de magistère sensuel et sexuel que cette femme s’était acquis par son talent ?
Le seul dont j’ai cherché à retrouver la trace, c’est Karsten. À son propos aussi, j’ai mis en doute les affirmations de Ludmilla. Elle a toujours prétendu qu’elle ne l’avait pas revu après la découverte par Edgar de leur liaison. Je voulais bien l’admettre tant qu’elle était en France, retenue par la procédure de divorce et tendue vers la reconquête de sa fille. Mais j’étais convaincu qu’il l’avait rejointe aux États-Unis. Je me trompais.
Il m’a fallu plusieurs voyages pour en être sûr. J’ai perdu beaucoup de temps dans cette enquête sur les traces du ténor italien. Le résultat est maigre. Il tient dans ces quelques lignes. Pourtant, je me sentais le devoir de suivre cette piste, de rendre justice à ce personnage. J’ai voulu savoir ce qu’il était devenu, avec le vague espoir de le rencontrer. À Prague, j’ai retrouvé l’agence de Denise où il travaillait. Elle occupe toujours les mêmes bureaux mais ils ont été refaits à neuf. Il n’y a plus aucune trace de Karsten. Les jeunes gens qui travaillent là-bas n’ont jamais entendu son nom.
J’ai fait tout un périple en voiture d’Italie en Autriche, de son village natal jusqu’aux lieux où il avait travaillé. Ingrid m’a rejoint en avion à Bergame. Nous avons consulté les registres d’état civil, les archives locales, les journaux d’époque. Voilà ce que nous en avons tiré. Karsten Langerbein est mort à Vienne le 13 mars 1984. Il a été enterré dans le cimetière où reposent ses parents au Sud-Tyrol. Le plus frappant tient évidemment à la concordance des dates.
Le 1er mars de cette même année eut lieu la sortie mondiale du film Le Trouvère.
J’ai appris simultanément, en consultant les archives de la police et les registres hospitaliers en Autriche, qu’il était mort au volant de sa voiture. Nous sommes allés voir l’endroit où s’est produit l’accident. C’est une section rectiligne, la chaussée est parfaite. Il n’y eut aucune autre victime et tout indique qu’il était seul à ce moment-là sur cette route. A-t-il fait une crise au volant ? S’est-il volontairement précipité sur l’arbre contre lequel sa voiture s’est écrasée ?
Nul ne le saura jamais. Cependant, ces informations nous donnent une certitude : il n’avait pas rejoint Ludmilla en Amérique ou, en tout cas, n’y était pas resté. Cela confirmait ce qu’elle avait toujours dit.
Ainsi la violence qui avait toujours marqué leurs relations vint-elle également les conclure. Karsten à travers Ludmilla avait accompli son œuvre. Il savait mieux que quiconque qu’il n’atteindrait jamais avec elle une autre forme d’amour. Je préfère penser qu’il a accueilli la mort comme un soulagement.