XIX












L’amour physique avec Karsten était un prolongement des autres relations que Ludmilla entretenait avec lui : un combat, un choc, la lutte de deux puissances. À ce jeu, elle avait le sentiment bien à tort de disposer de plus d’armes que dans la vie courante. Il est vrai qu’elle suscitait en lui un désir violent. Cela, déjà, était une victoire. Il en devenait vulnérable et c’était elle, devant son corps tendu, qui pouvait manier la frustration ou la récompense. Elle s’illusionnait un peu sur ce pouvoir. Elle était elle-même trop envahie de désir, elle sentait couler dans son corps de tels débordements d’excitation en sa présence qu’elle ne pouvait imposer longtemps à Langerbein de maintenir une distance. En le punissant, elle se mortifiait elle-même et cédait vite.

Karsten gardait de sa formation de chanteur un ventre extrêmement musclé et un torse large. Mais les séquelles de son accident et des opérations qu’il avait entraînées déformaient ses membres. Il présentait même dans le cou près d’une oreille une brûlure mal cicatrisée qu’il cachait d’ordinaire derrière un foulard. Nu dans un lit, il était très abîmé. Cette apparence navrée renforçait encore, je suppose, l’idée de combat physique lorsque Ludmilla s’approchait de lui. Il avait l’apparence d’un guerrier blessé.

Au plaisir qu’elle éprouvait de se mêler à lui s’ajoutait un autre sentiment, ambivalent et trouble : elle avait envie de le protéger. Elle avait pourtant ce sentiment en horreur car elle en avait souffert de la part d’Edgar et avait tout fait pour s’en déprendre. Mais c’était plus fort qu’elle. Cette sollicitude, mêlée à la crainte que Karsten suscitait toujours en elle, formait un contraste violent qui n’ôtait rien à la jouissance, tout au contraire.

Quand elle n’était pas avec lui, Ludmilla réfléchissait longuement à ces relations tumultueuses. Ce n’était pas de l’amour, pensait-elle. Puis, tout aussitôt, elle se disait qu’elle n’avait sur ce sujet qu’un point de comparaison : ses relations avec Edgar. À celles-là seules elle réservait le nom d’amour. Elle en avait senti la naissance immédiatement, dès leur première rencontre en Ukraine. Il ne s’y mêlait rien de violent. C’était un face-à-face de tendresse, de respect, de désir paisible. Elle devait d’ailleurs reconnaître que l’amour physique y prenait peu de part. Si Edgar et elle étaient peu à peu parvenus à une certaine harmonie en la matière, si leurs corps avaient fini par se comprendre et savoir s’apaiser, jamais cette dimension n’avait été prépondérante dans leur union. Elle aimait Edgar pour bien d’autres raisons. Quoi, au fait ? Son sourire, une forme de pureté, de générosité, d’enthousiasme, sa fragilité d’enfant pauvre qui lui donnait au quotidien beaucoup de charme. Elle aimait ses traits juvéniles, la douceur de sa voix, ses yeux rieurs. Elle aimait son corps lisse, intact, vigoureux. Elle aimait son sommeil apaisé et immédiat dès qu’il reposait sa tête. Elle aimait son énergie infatigable lorsqu’il entreprenait une tâche. Jamais malade, toujours de bonne humeur, ignorant la fatigue, Edgar faisait contrepoids à ses périodes d’épuisement, de doute, d’inexplicable tristesse. Elle aimait sa tendresse pour Ingrid, même si elle souffrait d’en être exclue par l’enfant.

Tout cela, elle s’en rendait compte, était un peu fade. L’habitude, la vie quotidienne avaient encore émoussé les rares aspérités de cette relation. C’était à tout cela qu’elle pensait jusque-là quand elle évoquait le mot amour.

Puis elle avait rencontré Karsten. Rien de semblable avec lui. Tout n’était que violence, volonté, contrariété, blessures reçues et données. L’aspect physique de cette relation était majeur, même s’il avait fallu du temps pour qu’ils se touchent. Dès le stade des répétitions, quand ils se tenaient encore à distance, c’était le mot « corps-à-corps » qui venait à son esprit pour désigner leurs séances. La vue de Karsten dévêtu provoquait en elle une répulsion, presque un dégoût, et cependant elle le désirait malgré ces difformités et peut-être à cause d’elles. Rien n’était paisible dans leur relation. Les moments où ils étaient ensemble étaient nerveusement épuisants. Mais les jours où ils étaient séparés, elle sentait son esprit captif du désir, entravé par le manque, étranger à tout autre quotidien.

Était-ce aussi de l’amour ? Elle était forcée de reconnaître qu’il n’y avait pas d’autre mot pour désigner une telle passion.

Ainsi, elle découvrait ce qu’elle savait intellectuellement sans l’avoir encore éprouvé : il y a de multiples sortes d’amours. Surtout, on peut succomber à plusieurs d’entre elles. Cette pensée lui ouvrit un espace de consolation. Elle parvint à se convaincre qu’en donnant son amour à Langerbein de cette façon elle ne retirait rien, loin de là, à celui qu’elle continuait de partager avec Edgar.

Si bien que, peu à peu, elle accepta avec une moindre culpabilité d’organiser sa vie entre ces deux hommes. Cet écartèlement était d’autant moins périlleux qu’Edgar, absorbé par son succès, était plus absent que jamais. Elle-même, grâce aux nombreux engagements qu’elle recevait, avait toutes les raisons de ne pas séjourner souvent à Paris.

La balance, supposée être équilibrée entre ces deux vies, pencha vite du côté de Langerbein. Edgar était trop pris par ses affaires pour suivre Ludmilla dans tous ses mouvements. Elle chantait presque chaque soir et la plupart du temps dans des villes, voire des pays différents.

Karsten l’y emmenait. Elle prit l’habitude d’effectuer à son côté de longs trajets sur les sièges en cuir de l’Alfa Romeo. Au début, elle s’inquiétait qu’il pût faire une crise d’épilepsie en conduisant. Mais elle n’avait jamais passé le permis et ne pouvait le remplacer. Il lui fallait accepter le risque si elle voulait rester avec lui. Et elle le voulait plus que tout, plus que la perspective de mourir dans un accident. Le danger, si peu probable qu’il fût (car il suivait un traitement qui semblait efficace), était un ingrédient supplémentaire de l’excitation amoureuse. Rien, décidément, n’était anodin avec cet homme. Au-dessus des moments les plus calmes, et ils étaient rares, planait encore la menace qu’un trouble soudain lui ôtât sa connaissance et lui fît perdre en pleine vitesse le contrôle de sa voiture.

Ce danger était moins virtuel qu’elle ne le pensait. Un soir, à Munich, alors qu’ils rentraient de dîner dans une brasserie après une représentation de Tosca, Langerbein s’effondra dans le couloir de l’hôtel. Ludmilla le tira dans la chambre. Il convulsait, les yeux retournés, une bave sanglante aux lèvres. Il lui avait dit auparavant ce qu’elle devrait faire si une telle crise survenait. Elle glissa un pan de serviette entre ses dents, cala sa tête pour éviter qu’il ne la cogne en convulsant et attendit. Elle n’avait pas eu le temps d’allumer dans la chambre. Il lui semblait veiller un mort.

Elle comprenait mieux d’où venait la violence dont il était plein et qu’il lui avait transmise : à tout instant, une puissance impitoyable était susceptible de le terrasser. Sa vie entière était marquée par cette injustice à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il vivait dans la terreur d’un dieu méchant auquel il n’avait d’autre choix que de résister, quoiqu’il sût que c’était impossible.

Après la crise, inconscient, il avait l’air tout à la fois anéanti et apaisé. Sa respiration devenait ample, ses traits se détendaient et lui donnaient un visage d’enfant. Elle caressait son front. C’était la première fois qu’ils pouvaient avoir un échange physique marqué par la douceur. Et il fallait pour cela que la conscience lui fût ravie… Dès le lendemain, ils reprenaient le cours ordinaire et tumultueux de leurs relations.

La notoriété de Ludmilla dans le milieu lyrique était redevenue très importante. Ce n’était plus, comme après l’éphémère triomphe d’Aïda, pour des raisons adjacentes, liées à sa personnalité et à son parcours. C’est son talent lui-même, l’originalité de son style, l’intensité de son jeu qui étaient reconnus.

Le monde de l’opéra reste cependant un milieu relativement clos. Les gloires, dans cet art, sont rarement universelles. Ludmilla était célèbre sur scène mais elle pouvait circuler sans qu’on la reconnût dans la rue. Cela lui permettait de mener sa liaison avec Karsten sans trop craindre d’être découverte. De fait, pendant plus de deux ans, jusqu’à ce que le succès prenne pour elle un nouveau tour et la prive de tout anonymat, elle put passer de longues périodes avec lui, en particulier lorsqu’ils étaient en déplacement.

Une fois, alors qu’elle avait passé une semaine entière à Paris sans le rencontrer et qu’Ingrid s’était montrée plus affectueuse qu’à l’habitude, Ludmilla eut l’idée de rompre avec Langerbein, de revenir à sa famille. Cette liaison lui apparaissait dans toute son horreur. Elle n’était même pas heureuse avec cet amant tyrannique. Ils se disputaient sans cesse. Elle haïssait ses silences, sa rudesse, jusqu’à ses manières brutales. Sitôt prise la décision de ne plus le voir, elle se sentit apaisée. Mais la nuit suivante, elle dormit mal, habitée par l’envie d’être près de lui. Le lendemain, elle n’y tint plus et, sous un prétexte quelconque, s’enfuit pour le rejoindre à nouveau. Dès qu’elle en était séparée, une souffrance terrible s’emparait d’elle.

On peut s’étonner qu’Edgar pendant si longtemps n’ait pas eu de soupçon. Je lui ai d’ailleurs posé franchement la question. Il m’a répondu que tout était nouveau, à cette période de leur vie, et qu’il avait dû s’habituer à des choses bien plus surprenantes : le pouvoir, la richesse, la célébrité. Sa femme était souvent absente, et alors ? Il pensait que c’était le prix à payer pour une carrière qui avait décollé tard : elle devait en quelque sorte rattraper le temps perdu. Il s’était bien aperçu qu’elle avait au lit un comportement inhabituel. Elle se montrait plus active, presque combative. Il ne pouvait se douter que cette fougue était l’héritage d’un autre. Edgar y vit un prolongement de cette nouvelle personnalité qui s’était révélée à la suite du stage intensif en Belgique que ses agents avaient organisé pour elle. Il était loin de s’en plaindre. Ce revif du désir bousculait les routines qui avaient fini par s’installer dans ce domaine au sein de leur couple et c’était tant mieux. Il était lui-même trop occupé pour observer son entourage et se livrer à la suspicion.

Depuis sa fameuse prestation télévisée, il était de plus en plus souvent invité sur les plateaux. Il donnait son avis sur tout et sur rien. On le consultait comme un expert en futur. Il prenait des airs inspirés pour déclarer ce que tout le monde savait. Il y mettait cependant un talent bien à lui, un humour, une fraîcheur qui incarnaient la modernité. En parallèle, il développait son affaire. La construction du grand stade était lancée. Son groupe avait atteint une dimension considérable. Un beau jour, moins de quatre ans après son lancement tonitruant, il surprit tout le monde en décidant de le vendre.

Son raisonnement était simple. Il avait découvert sa vocation : imaginer, lancer des projets, mobiliser les capitaux et les énergies puis passer à autre chose. En ce début des années quatre-vingt, la France avait plus que jamais besoin d’hommes tels que lui. Il n’allait pas perdre son temps, une fois l’entreprise mise sur des rails, à gérer le quotidien. Il était un voltigeur, pas un cavalier d’intendance.

La vente du groupe LIVE rapporta beaucoup. Mais Edgar avait contracté d’énormes emprunts. Il ne lui restait pas grand-chose sinon la capacité, grâce à cet éclatant succès, de contracter de nouveaux prêts. Louarn, qui avait pris du galon dans sa banque et en était devenu l’un des directeurs, l’appuya plus encore. Grâce à la ligne de crédit qu’il lui ouvrit, Edgar put racheter une entreprise mythique, un « fleuron » comme il est d’usage de le dire de l’économie française, numéro un du luxe et connu par ses différentes marques dans le monde entier. Le groupe Luxel possédait des usines de cosmétiques, des maisons de couture, des chaînes hôtelières de prestige. Dans ce milieu où l’on vend du rêve et des promesses de bonheur, il est de règle de ne jamais montrer ses difficultés. Personne ou presque ne savait que derrière les paillettes et les défilés de mode le groupe Luxel était au bord de la faillite. La gestion familiale du groupe avait montré ses limites, avec deux générations successives de PDG incompétents.

Edgar avait créé la surprise en annonçant le rachat. Désormais, il était une vedette médiatique et le sujet de toutes les conversations.

La seule chose qu’il reprochait à Ludmilla au fond de lui – mais il n’aurait pas osé lui en faire grief directement –, c’était de ne pas participer à ses succès. Elle se disait sincèrement heureuse pour lui mais ne cachait pas que le monde des affaires l’ennuyait. Il lui arrivait d’accompagner Edgar dans de grands dîners avec des businessmen, des soirées mondaines ou des invitations dans des ministères. Mais elle le pressait toujours de rentrer tôt et avouait son manque d’intérêt pour ces milieux. Elle était concentrée sur sa carrière, c’était bien compréhensible.

La catastrophe, comme souvent, est venue d’une omission.

Ludmilla parlait volontiers des hommes qu’elle croisait dans son métier. Elle rapportait parfois à Edgar des scènes cocasses de soupirants lui envoyant des fleurs après les représentations. Mais jamais elle ne dit un mot de Karsten. En rentrant de la Chapelle royale, elle était encore trop bouleversée pour en parler. Par la suite, quand la liaison s’installa, elle eut peur de se trahir en racontant quoi que ce fût à son propos.

Langerbein était un point obscur dans l’existence de Ludmilla. Il n’y avait aucune raison qu’Edgar fît sa connaissance si elle ne le lui présentait pas.

C’est par hasard, en lisant une revue de presse consacrée au rachat du groupe Luxel, qu’Edgar tomba sur Karsten. La plupart des articles qui présentaient Edgar faisaient référence à son épouse, « une grande cantatrice ». Ils ne détaillaient pas et pour cause : Ludmilla refusait de se prêter au jeu du faire-valoir et ne recevait pas les journalistes quand ils écrivaient sur les affaires de son mari. Mais la revue de presse était internationale et, parmi tant d’autres reportages, Edgar s’arrêta sur celui d’un journal autrichien. Il ne comprenait pas l’allemand mais, à travers les titres et les photos, il était facile de comprendre que l’article évoquait la création des Vêpres siciliennes à l’Opéra de Vienne. Ludmilla figurait sur la photo en costume de scène, au moment où elle rentrait dans sa loge. À côté d’elle, un homme la tenait par le bras comme s’il voulait la soustraire à la curiosité des photographes. Edgar se rappelait l’avoir déjà vu quelque part.

L’attitude de cet homme, sans qu’Edgar sût pourquoi, éveilla en lui une curiosité anxieuse. Il y avait dans le geste de ce personnage, sa manière de saisir familièrement le bras de Ludmilla, quelque chose de troublant, un mélange bizarre d’autorité et de douceur qui avait une dimension sexuelle.

Edgar découvrit cet article au petit déjeuner. La fenêtre était ouverte sur les jardins du Ranelagh. On entendait des enfants jouer dans un parc aménagé pour eux et le babil des gouvernantes qui les surveillaient, assises sur des bancs alentour.

Edgar sentit une sorte de frisson le parcourir. Il posa le journal et regarda le ciel par la fenêtre. Le mouvement des idées se faisait lentement en lui. S’imposa d’abord le rappel d’une évidence : une fois de plus, il était seul. Ludmilla était partie pour Vienne la semaine précédente. Comment ? Avec qui ? Elle ne parlait jamais des modalités de ses déplacements et il n’avait pas eu la curiosité de l’interroger sur ce sujet. Maintenant qu’il y réfléchissait, il n’avait jamais eu connaissance de billets de train ni d’avion à prendre. L’agence de voyage qui gérait les trajets de la famille n’avait jamais facturé que des vols transatlantiques. Comment Ludmilla se déplaçait-elle en Europe ? Il s’accrocha à ce détail : quelque chose de douloureux et d’inconnu s’y attachait. Il ne savait pas encore, pour ne l’avoir jamais éprouvé, que cela s’appelle le soupçon.

Ce poison se répandit lentement, fit naître d’autres questions. Toutes tournaient autour d’une énigme centrale : pourquoi n’avait-elle jamais parlé de cet homme ?

Edgar demanda à sa secrétaire de faire traduire l’article autrichien. Il y était écrit que l’Autriche pouvait s’enorgueillir qu’un ressortissant du Sud-Tyrol fût le mentor de la magnifique cantatrice qui avait triomphé dans Les Vêpres, après tant d’autres rôles. Ce Karsten Langerbein était décrit comme « ne la quittant pas d’une semelle ».

Karsten Langerbein. Edgar ne se souvenait pas d’avoir jamais entendu Ludmilla prononcer ce nom. Il rappela sa secrétaire pour qu’elle effectue quelques recherches discrètes à son sujet. Elle lui rapporta deux jours plus tard une maigre moisson d’articles assez anciens. La plupart concernaient ses débuts prometteurs de ténor. Puis il était fait mention d’un accident. Un journal avait même reproduit une photo de la voiture détruite. Ensuite, plus rien. Karsten Langerbein semblait être retourné à un complet anonymat.

Edgar cherchait toujours ce que la photo de cet homme lui rappelait. Il était dans une réunion avec les actionnaires minoritaires de Luxel, son nouveau groupe, lorsque tout à coup une image lui revint : c’était le même individu qu’il avait vu assis au premier rang pendant la représentation de Rigoletto. Lui que Ludmilla n’avait cessé de regarder pendant toute la représentation comme si son chant, la colère qu’il portait, la passion qui le traversait étaient personnellement destinés à cette seule personne. La morsure de la jalousie fit presque défaillir Edgar. Tout lui revenait : les absences de Ludmilla, son changement d’attitude à son égard, ses incompréhensibles accès de tristesse ou d’exaltation. Une aveuglante clarté inondait désormais ces obscurités. Edgar était convaincu qu’elle le trompait.

Cette conviction ne reposait encore sur rien de tangible, sinon des indices somme toute fragiles. Elle s’était imposée avec tant d’évidence qu’Edgar ne doutait pas qu’elle fût juste. À compter de ce jour, il mit en branle toute une série de mesures pour la vérifier ou la réduire à néant. Il observa Ludmilla plus attentivement, prit note de ses déplacements, traqua les contradictions dans ses propos, vérifia si ses mouvements correspondaient bel et bien à des engagements professionnels. Puis il franchit un degré supplémentaire et engagea un détective. Il lui demanda de prendre contact avec les hôtels où elle séjournait pour savoir si elle était accompagnée. Il donna tous les moyens à l’agence de recherche pour que des enquêteurs puissent suivre les déplacements de la cantatrice.

Le poison du doute infectait la vie d’Edgar. Il est très intéressant de reprendre, comme je l’ai fait pour préparer ce livre, les reportages qui le concernaient à cette époque. Ils sont unanimes pour célébrer son succès. Edgar est décrit comme l’homme à qui tout réussit. On lui promet un grand avenir. Sur les photos, on le voit présider son conseil d’administration, conduire une voiture de sport décapotable, taper dans une balle de golf. Il jouait ce rôle avec beaucoup de conviction et tout le monde y a cru. Mais sachant ce que l’on sait aujourd’hui, quand on regarde attentivement ces clichés, on remarque qu’Edgar a dans les yeux une lueur triste qui contredit la mise en scène de son prétendu bonheur. Il me fait penser au Bonaparte de la campagne d’Italie volant de victoire en victoire mais passant ses nuits à envoyer à Joséphine une de ces lettres d’amour pathétiques que l’éphémère société de faussaires d’Edgar avait naguère prétendu posséder.

Quelques articles mettaient en scène le couple, généralement à l’occasion d’événements mondains. La présence de Ludmilla, habillée comme une reine et chargée de bijoux, contribuait à la gloire d’Edgar. Décrite comme une « immense cantatrice », Ludmilla ajoutait une touche d’art et de sensualité à la réussite professionnelle de son mari. Là encore, pourtant, en observant attentivement leurs poses devant les photographes, on note qu’ils conservent une distance dont ils n’étaient peut-être pas conscients eux-mêmes sur le moment. Mais la passion de l’une pour un amant et le soupçon dévorant de l’autre, pour secrets qu’ils fussent encore, n’en sautent pas moins aux yeux pour quelqu’un qui connaît la fin de l’histoire.

Chez beaucoup d’hommes, et c’était le cas d’Edgar, l’amour se déploie en profondeur mais sans s’imposer à la conscience. En d’autres termes, ils n’y pensent pas. Le sentiment concerne une couche profonde de leur être où il s’enracine solidement. Mais en surface, ils restent libres d’emplir leur quotidien de sujets futiles comme l’ambition, le goût du luxe ou la recherche d’aventures sexuelles.

Que la jalousie survienne, et l’amour enfoui réapparaît, balayant tout, ôtant sa valeur à ce qui avait indûment occupé sa place.

On croit ainsi bien à tort que c’est la jalousie chez de tels hommes qui crée l’amour. Elle ne fait en réalité que le révéler. Edgar en fit la douloureuse expérience à cette époque. Il se rendit compte à quel point il tenait à celle qu’il avait déjà perdue.

Sur la foi des rapports des détectives, il n’eut bientôt plus aucun doute quant à la réalité de la trahison de Ludmilla.

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