XXIX












Ingrid vivait avec moi depuis plus d’un an déjà. Elle insistait pour désigner l’appartement comme étant toujours « chez moi ». Je compris qu’elle ne se considérerait jamais chez elle dans ce lieu où j’avais vécu plusieurs années avant de la connaître. Elle avait terminé son stage depuis longtemps et nous n’avions plus à subir l’inconvénient de travailler au même endroit. À sa sortie de l’école, elle avait trouvé un emploi de conseil en stratégie dans un prestigieux cabinet. Quoiqu’elle s’y consacrât avec sérieux et compétence, elle fut pourtant licenciée au bout de quelques semaines.

« C’est quand ils ont su », me dit-elle d’un air dur. « Su quoi ? » Elle me regarda avec étonnement. Pour la première fois, elle me le confia par la suite, elle se rendit compte qu’elle ne pouvait pas continuer à vivre avec un homme qui ignorait son secret.

« Quand ils ont su qui est mon père. »

Ce soir-là, elle commença à me raconter sa famille.

Bien des choses s’éclairaient grâce à ce récit. D’abord, bien sûr, je compris pourquoi la boîte de conseil en stratégie ne pouvait pas envoyer à ses clients la fille d’un homme poursuivi, responsable d’une faillite retentissante et en fuite de surcroît. Surtout, je mesurai dans quelle solitude Ingrid avait passé ses années de jeunesse. J’entrevis aussi la souffrance qu’avaient dû lui causer les multiples séparations de ses parents. Elle avait eu sous les yeux un couple difficile à cerner pour une enfant. Ce mélange de passion et de destruction, de rapprochements et de ruptures avait laissé des traces profondes dans l’esprit d’Ingrid. De là venait très certainement son aversion pour le mariage et le refus qu’elle m’opposait chaque fois que j’en évoquais la perspective.

En même temps, il y avait en elle l’héritage de Ludmilla, sa sauvage origine, la force et la gravité qu’elle mettait dans ses interprétations. La différence était qu’Ingrid ne se connaissait aucun talent caché, comme le chant l’avait été pour sa mère. Entre autres raisons, le fait que Ludmilla ne lui avait pas transmis son génie nourrissait la rancune de sa fille. S’y ajoutaient bien d’autres griefs liés à des souvenirs d’enfance. Avec le temps, cependant, Ingrid avait fini par la comprendre et lui pardonner. Sa mère avait été elle-même roulée par un destin terrible, comme un nageur dans une vague, et elle avait fait de son mieux pour ne pas couler, accomplir ce à quoi sa nature l’avait préparée. Elle avait fait de son mieux pour épargner ses proches, plus qu’elle ne l’avait été elle-même.

Quand Ludmilla avait quitté la scène, sa fille lui avait rendu visite en Haute-Savoie. D’avoir renoncé à l’opéra rendait l’ancienne diva plus humaine et plus accessible à l’amour de son enfant. Ingrid n’était plus gênée par la grande ombre du monstre sacré. Elles firent pendant trois jours de longues promenades dans la campagne qui, en ce plein été, résonnait du bruit des grillons et du vol des abeilles. Ludmilla parla de l’Ukraine, de sa rencontre avec Edgar, toutes choses qu’Ingrid connaissait vaguement mais dont elle n’avait jamais envisagé la réalité.

Pour autant, si elles se rapprochèrent pendant ce bref séjour, elles ne devinrent pas très intimes. Elles s’écrivirent un peu. Ludmilla n’avait pas fait installer le téléphone pour éviter d’être harcelée par des fâcheux. Ingrid ne sut pas que sa mère était partie rejoindre Edgar. Elle s’avisa de sa disparition après avoir vu revenir trois lettres couvertes du tampon : « n’habite plus à l’adresse indiquée ». Elle s’inquiéta, prit seule le TGV jusqu’à Genève et loua une voiture.

Elle m’appela de Saint-Julien pour me dire : « Elle est partie. »

La maison avait été relouée. Un voisin lui indiqua qu’un déménageur avait tout embarqué au garde-meubles avant le départ de Ludmilla et en sa présence. Ingrid prit contact avec l’entreprise. On lui confirma que l’ameublement de sa mère était enfermé dans un conteneur et en sécurité. Ludmilla avait indiqué qu’elle donnerait en temps et en heure des instructions pour faire transporter le chargement ailleurs, sans préciser la destination. Ingrid rentra perplexe.

C’est à peu près à cette époque que nous avons loué un appartement à Pantin, au bord du canal de l’Ourcq. Nous avons ainsi quitté « chez moi » pour nous installer enfin « chez nous ». Ingrid avait retrouvé du travail dans un groupe d’assurances suédois où l’identité de son père ne risquait pas de lui causer d’ennuis. Deux mois s’étaient écoulés depuis la visite d’Ingrid en Haute-Savoie à la recherche de sa mère quand nous reçûmes à mon ancienne adresse une grosse enveloppe portant sur les timbres la mention « Afrique du Sud ». Quand Ingrid l’ouvrit, des photos tombèrent sur la table où nous prenions le petit déjeuner. Pendant qu’elle lisait la lettre, je regardais les clichés. Le premier représentait la façade blanche d’une maison environnée par une verdure méridionale. Une bougainvillée pourpre dégringolait d’un mur et un bouquet de lauriers-roses montait presque jusqu’à l’étage. C’est cette photo qui m’a permis plus tard de reconnaître avec certitude la villa d’Edgar, quand je me suis rendu au Cap.

Dès les premières lignes, Ingrid avait éclaté de rire.

— Ils sont dingues ! s’écria-t-elle sans cesser de lire.

Je la regardai. Elle n’en dit pas plus et je retournai aux photos. Une autre représentait une petite chapelle au clocher pointu, d’allure presbytérienne, plantée sur un gazon très vert. La minuscule flèche surmontée d’une croix se découpait sur un ciel d’un bleu uniforme et profond.

— Qui ça, « ils » ? demandai-je, même si je me doutais de la réponse.

— Mes parents.

— Eh bien ?

— Ils m’annoncent leur mariage.

Je ris à mon tour.

— Ça fait combien, maintenant ?

— Cinq !

— Ils t’ont donné des explications ?

— Pas plus que les autres fois. Ils disent qu’ils se sont retrouvés au Cap. Et comme d’habitude, ils invoquent des raisons pratiques : mon père est résident en Afrique du Sud. Pour que Ludmilla reste avec lui, il fallait qu’ils se marient, etc.

Ingrid n’était évidemment pas dupe de ces prétextes. Elle souriait.

— Fais voir les photos. Ah oui, ça, c’est leur maison, sur les hauteurs du Cap, d’après ce qu’ils décrivent. Et ça, la chapelle où a eu lieu la cérémonie. Comme les catholiques ne voulaient pas d’eux à cause du mariage précédent à Notre-Dame, ils ont demandé à un pasteur du coin pas trop regardant…

Elle secouait la tête.

— De vrais enfants, dit-elle avec tendresse.

Une autre photo montrait Ludmilla debout sur le capot d’une voiture. Une pancarte annonçait : « route du cap de Bonne Espérance ». Des dizaines de babouins entouraient le véhicule et levaient la tête vers Ludmilla. Au mouvement de sa bouche, on comprenait qu’elle chantait. En dessous, Edgar avait écrit : « Comme tu vois, ta mère n’a pas renoncé à se produire en public ! »

La photo la plus émouvante était la dernière. Elle avait dû être prise le jour du mariage. On y voyait Ludmilla et Edgar qui se tenaient par la taille. Il était vêtu d’un jean blanc et d’une chemise à fleurs comme Mandela les avait popularisés. Elle portait une robe légère bleu pâle assez moulante qui mettait en valeur sa silhouette sportive. Il avait les cheveux d’un blanc soyeux. Ceux de Ludmilla étaient teints en blond et coupés assez court, ce qui la rajeunissait. Elle tenait à la main un minuscule bouquet de fleurs sauvages, sans doute coupées dans un jardin. Ainsi la cantatrice adulée qui avait reçu dans sa carrière des gerbes de fleurs rares, précieuses et chères, et qui avait même donné son nom à une variété de rose, était-elle devenue cette femme modeste et sans fard qui tenait gauchement mais avec un bonheur impossible à cacher ce petit bouquet à demi fané, sans autre prix que l’amour dont il était le signe.

Nous restâmes un moment à regarder ces photos et à nous passer la lettre. Ingrid, je le sentais, était gagnée par une mélancolie qui la conduisait au bord des larmes. Je la pris dans mes bras. À force de partager sa vie, je comprenais ce qu’elle pouvait ressentir. La joie de voir ses parents réunis le disputait dans son cœur à l’évocation douloureuse des vieux souvenirs, à l’idée de leur exil, à l’injustice du destin qui lui avait donné pour seule parentèle des êtres d’exception mais incapables aussi bien de s’aimer que de se quitter.

Nous ouvrîmes une bouteille d’un bon bordeaux que des patients m’avaient offert pour me remercier de mes soins et nous avons fêté à notre manière le cinquième mariage des deux absents.





*

Nos vies continuèrent, lointaines, rapprochées de temps en temps par une lettre ou un faire-part. C’est ainsi que nous adressâmes à Ludmilla et Edgar dans leur retraite sud-africaine un message les informant de la naissance de Louis, notre premier enfant. Deux ans plus tard, ils apprirent de nous la venue au monde d’Adèle, sa petite sœur.

Chaque fois que nous recevions un message d’eux, nous nous demandions s’ils allaient nous annoncer une nouvelle séparation. Ingrid en avait pris son parti. Leurs frasques ne la faisaient plus souffrir : s’ils avaient décidé à nouveau de continuer leur route chacun de son côté, Ingrid n’en aurait été ni étonnée ni meurtrie. Mais ce n’était pas le cas. Aux photos que nous leur faisions parvenir des enfants, ils répondaient par des clichés qui les montraient au Cap dans leur maison ou en voyage dans la région. Ils avaient l’air heureux. Toujours pleins de paradoxes, ils nous apparaissaient de plus en plus jeunes et en forme à mesure qu’ils vieillissaient. Leurs traits étaient pourtant marqués par le passage du temps. Les cheveux d’Edgar se raréfiaient ; des rides creusaient le visage de Ludmilla. Mais leurs silhouettes étaient plus sveltes et sportives que jamais. Ils pratiquaient les divers sports dont Le Cap offrait la possibilité. Ils ne se montraient jamais qu’en tenue de cycliste, de yachtman ou de randonneur.

Internet avait commencé tout juste à pénétrer dans la vie quotidienne. Ils s’y étaient mis parmi les premiers. Nous communiquions désormais plus fréquemment grâce au courrier électronique.

Edgar avait mis ces nouvelles techniques au service de ses intérêts. Depuis son exil, il menait à distance des actions judiciaires tous azimuts. La première avait pour but de le blanchir des accusations de malversation qui pesaient contre lui. Son but était de pouvoir un jour ou l’autre revenir en Europe légalement. La seconde était une contre-attaque en direction de Louarn et de sa banque, pour tenter de démontrer qu’ils avaient floué Edgar.

Il obtint plus aisément satisfaction sur le premier point. Après cinq années d’exil forcé, un jugement favorable lui permit d’envisager un retour sans risque de poursuites. Restait à l’organiser car ses biens avaient été saisis. Il lui fallait trouver un endroit où s’installer et des moyens de subsistance. Ludmilla était dans une position moins défavorable. Si elle avait beaucoup perdu par rapport à sa période de gloire, elle avait placé quelques fonds sur un compte en banque. Elle avait appris à les gérer de façon prudente. Leur vie au Cap était frugale. Ludmilla avait gardé la propriété d’un deux-pièces à Paris, dans le XVIe arrondissement, qu’elle avait acheté lorsqu’elle était comblée par la fortune.

Elle ne se souvenait plus très bien pourquoi elle avait acquis cet appartement à l’époque. C’était vraisemblablement pour rendre service à l’un de ses commensaux, qui le lui avait d’ailleurs vendu trop cher. Ce bien, du reste, après le reflux de sa carrière, était le seul actif dont elle disposât. Elle demanda à Ingrid de voir où en était cet appartement, s’il était occupé et vendable. C’était un joli deux-pièces assez vaste, au cinquième étage, avec un balcon. Il était vide. Le courrier s’accumulait sous la porte et les pièces sentaient le renfermé. Nous l’avons ouvert, aéré, balayé, et nous y avons envoyé notre femme de ménage pour un grand nettoyage. Ludmilla nous remercia beaucoup. Elle demanda des photos. Sans doute discuta-t-elle avec Edgar pour savoir ce qu’il en pensait. Finalement, ils décidèrent de mettre cet appartement en vente. Il fut assez facile de trouver un acquéreur.

Avec les fonds, ils achetèrent une maison en province. Ils firent tout cela à distance, grâce à Internet. À ma grande surprise, cette méthode n’engendra pas de catastrophe. La maison qu’ils choisirent, dans la région vinicole de Menetou-Salon, était charmante. Nous allâmes la visiter, Ingrid et moi, et ce fut notre première longue sortie avec les enfants. Nous adressâmes un compte rendu scrupuleux à notre retour. La vente définitive fut signée au mois d’avril, avant que Ludmilla et Edgar ne rentrent. Ils avaient laissé procuration à un notaire. Le déménageur livra les meubles de Ludmilla qu’il avait gardés en consigne. C’est Mathilde qui se chargea de les réceptionner. Si bien que le 15 mai, quand les exilés débarquèrent en France, ils disposaient d’un logis tout prêt à les accueillir.

Nous sommes allés les attendre à Roissy. Je sentais Ingrid un peu anxieuse. Quelle version de ces deux personnages allions-nous voir apparaître ? Comment se passerait le choc du retour en France ? Nous tenions les enfants dans les bras, prêts à nous en servir comme de boucliers humains… En tout cas, c’est ce que nous nous disions en riant pendant que nous patientions dans le hall sonore et bondé.

Soudain nous les vîmes. Ils correspondaient si peu à ce que nous attendions que nous ne les avons identifiés qu’au moment où ils nous avaient presque rejoints. C’était un couple banal, deux touristes bronzés dont il était impossible de déterminer l’origine. Ils portaient des vêtements clairs de demi-saison comme des retraités qui seraient arrivés de la Côte d’Azur. L’un et l’autre avaient chaussé des lunettes de soleil. Celles de Ludmilla étaient très simples, avec une monture qui imitait l’écaille. Cela n’avait plus rien à voir avec les modèles extravagants qui lui mangeaient la figure à son époque de célébrité.

Le plus frappant, Ingrid et moi eûmes la même impression, était l’air de bonheur qui illuminait leur visage. Ils regardaient tout autour d’eux, loin et intensément comme s’ils eussent douté d’être bien rentrés dans leur pays. Et quand ils nous aperçurent, ils se hâtèrent pour se jeter à notre cou, embrasser les enfants, les couvrir de baisers.

De près, bien sûr, les marques du temps étaient impressionnantes. L’éloignement, les épreuves, la brûlure du soleil les avaient ridés. Ils avaient changé de génération. Des êtres d’âge mûr étaient partis et c’était des personnes âgées qui revenaient. Quelque chose d’apaisé, d’accompli, de doux émanait d’eux. Pendant les trois semaines qu’ils passèrent avec nous à Pantin, nous pûmes prendre la mesure de cette transformation.

Il n’y avait plus trace en eux du tumulte que produisent les désirs inassouvis ou les ambitions déçues. On sentait que la plénitude de leurs vies, y compris la chute qu’ils avaient subie, libérait l’instant présent de toute inquiétude et de toute frustration. Cela se voyait avec nos enfants. Ils s’en occupaient avec une patience dont ils n’avaient jamais donné l’exemple dans le passé. Les petits ne s’y trompèrent pas et adoptèrent immédiatement ces grands-parents tombés du ciel.

Pour être tout à fait honnête, je dois dire que, quand ils nous avaient annoncé leur intention de vivre en Sologne, nous avions été soulagés de savoir qu’ils seraient un peu loin. Au contraire, après les avoir revus, nous nous mîmes à regretter, en particulier pour les enfants, qu’ils ne fussent pas plus proches.

Quoi qu’il en soit, leur décision était prise et ils partirent pour Menetou. Quand nous leur rendîmes visite, nous comprîmes qu’ils avaient voulu, avec les faibles moyens dont ils disposaient désormais, pouvoir jouir d’un grand espace. Un petit appartement parisien les aurait trop enfermés. Ils avaient pris au Cap l’habitude des randonnées, de la vie en pleine nature. La maison qu’ils occupaient était assez vaste pour que Ludmilla disposât d’une pièce où elle pouvait écouter de la musique et chanter. Edgar, lui, s’était mis à la peinture à l’huile. Il travaillait sur de grandes toiles qu’il couvrait de coups de pinceau amples et colorés, en faisant des gestes de mousquetaire.

Avec le même panache, il continuait de ferrailler en justice pour faire condamner ceux qui, à ce qu’il prétendait, l’avaient ruiné. Contre toute attente, au bout de près de sept ans de procédures, il obtint gain de cause et réparation partielle du préjudice subi. Louarn était à la retraite et les nouveaux dirigeants de sa banque durent indemniser Edgar. Les sommes étaient bien inférieures à celles qu’il demandait mais, tout de même, c’était une victoire. Avec cette prospérité nouvelle, toute relative qu’elle était, la question se posait de savoir si Ludmilla et Edgar allaient rester dans le Berry ou reprendre une vie parisienne. Il apparut très vite que rien, sur ce point, n’allait changer. Ils restèrent à Menetou et conservèrent la même maison.

La victoire judiciaire d’Edgar ne fut pourtant pas sans conséquences. Mais les événements qu’elle entraîna furent d’une autre nature. Et malgré tout ce que nous avions fini par savoir sur eux, ils parvinrent une fois de plus à nous surprendre. Je devrais dire à nous stupéfier !

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