XVI












Le projet d’Edgar mobilisait toute son énergie. Il avait commencé par chercher un terrain. Celui de Champel aurait pu convenir mais Edgar craignait des complications s’il faisait affaire avec la personne qui lui avait donné l’idée de ce business. Par surcroît, l’homme parlait beaucoup et sa femme travaillait avec Ludmilla.

De toute façon, comme le lui avait dit le déménageur, des friches mal situées comme celle-là, il y en avait beaucoup en région parisienne et il y en aurait de plus en plus. Il chercha plutôt vers le Sud-Ouest, dans la zone de Sceaux, Antony, Malakoff… La proximité des quartiers chics de la rive gauche donnait l’assurance d’intéresser une clientèle aisée. L’adultère se pratique partout mais on y consacre plus ou moins de moyens… Edgar voulait des clients solvables. Cet objectif restait cependant inavouable. Officiellement, ce premier hôtel était consacré au tourisme d’affaires. Il fallait donc qu’il soit commode dans cette perspective aussi. Les dessertes vers l’aéroport d’Orly ainsi que la gare Montparnasse devaient plaider pour une possible utilisation commerciale.

En cherchant dans les mairies, en consultant les cadastres et les déclarations de travaux, ainsi que les agents immobiliers, il dénicha le lieu idéal pour son premier investissement : une bande de terrain située à Chevilly-Larue, entre l’autoroute du Sud d’un côté, un entrepôt de poids lourds de l’autre et, sur un troisième flanc, une usine d’incinération des ordures en construction. Seul le dernier côté présentait encore l’aspect champêtre qu’avait dû avoir toute la zone après guerre. Mais ce qu’apprit Edgar et qui lui permit de négocier le prix au plus bas était que cet ultime espace de nature serait bientôt occupé par un dépôt de matériaux de construction et que des bétonnières et autres camions-bennes viendraient s’y approvisionner toute la journée. Le terrain en question était assez vaste. Le vieux couple qui y vivait caressait encore l’espoir de pouvoir le vendre pour s’installer en Bretagne. Aucun acheteur ne se présentait, et pour cause. Le prix qu’Edgar proposa ne permettait pas d’acheter grand-chose, même au fond de la Bretagne. Mais c’était au moins la fin du cauchemar. Les deux vieillards signèrent les larmes aux yeux.

Pour cette acquisition, Edgar avait dû demander à Ludmilla de lui avancer une part de ses économies. Elle le fit sans même y penser. Il en ressentit une certaine culpabilité. Derrière tout cela en effet il y avait un mensonge et il lui en coûtait de devoir penser sans cesse à inventer de nouvelles histoires pour étayer la précédente.

Pourquoi lui mentait-il ? Il ne faisait rien d’illégal et son affaire d’hôtels n’aurait certainement pas trop choqué Ludmilla qui n’avait aucun a priori moral sur ces sujets. La nécessité du mensonge était venue d’autre chose : une forme de honte à propos de sa première faillite. Plus il y songeait, plus il s’était comporté comme un enfant. Cette part un peu noire en lui qui aimait les activités en marge de la loi, il s’en était fait le reproche après le désastre de l’association avec Rabutin. Force était de constater qu’il n’avait pas vraiment changé. Il était reparti dans une direction moins crapuleuse mais tout aussi bizarre. En vérité, il aurait voulu pouvoir dire à Ludmilla qu’il se lançait dans une activité claire, propre, parfaitement honnête. Il acceptait de vivre aux crochets de sa femme, il n’était plus obsédé par l’idée qu’il devait la soutenir. La seule exigence qui lui restait à son égard, c’était une forme de fierté. Qu’il réussît ou non, qu’il gagnât de l’argent ou en perdît, il voulait pouvoir garder la tête haute.

Mais il n’y parvenait pas.

Alors, il mit au point une sorte de double dossier, qui lui servit aussi bien au-dehors que chez lui. Côté lumière, son projet était inattaquable. Il répondait aux exigences de l’époque : le développement des voyages d’affaires, l’émergence d’une clientèle nouvelle constituée de cadres en mission, etc. Ce qu’il ne disait pas à Ludmilla, c’était que sur ce créneau « noble » d’autres entreprises comme Accor avaient plusieurs longueurs d’avance. Pour rivaliser avec elles, il lui aurait fallu pouvoir mobiliser d’importants capitaux qu’il n’avait pas.

Côté ombre, et les banquiers y furent immédiatement sensibles, il y avait un autre phénomène d’époque : une libération sexuelle qui avait donné de grands espoirs autour de 1968. Elle avait été peu à peu absorbée par la puissante machine de la consommation pour prendre des formes moins exaltantes et plus classiques : la pornographie – qui fleurissait dans les salles spécialisées –, le minitel rose et les sex-shops. Finalement, le bon vieil adultère se portait mieux que jamais et restait – avec la prostitution – l’horizon indépassable de la misère sexuelle. À cette demande le système économique se devait de répondre par une offre adaptée : des lieux discrets, sans autres charmes que ceux qu’on y apportait soi-même, permettant de s’ébattre dans un confort satisfaisant, anonymes, atteignables en voiture sans être obligé pour autant de rouler des heures jusqu’à une introuvable auberge de campagne – hors de prix le plus souvent et où les patrons écoutaient tout.

Edgar avait néanmoins des handicaps : sa faillite passée et son manque total d’expérience de l’hôtellerie. Plusieurs banquiers, quoique intéressés par le projet, refusèrent de le financer. Il finit par en trouver un qui accepta sans réserve. Ils allaient d’ailleurs se lier d’amitié et, ensemble, ils constitueraient pendant des années un des couples les plus redoutables et les plus habiles du paysage économique européen.

À l’époque, Michel Louarn était un jeune diplômé d’HEC qui avait choisi de faire carrière dans la banque. Il avait trente ans, Edgar trente-sept. Louarn était entré à la Nationale de Crédit avec un titre ronflant et d’alléchantes perspectives de promotion. En réalité, il stagnait dans un établissement endormi. Sa vocation était le financement de l’économie mais les dirigeants de la banque préféraient gérer en toute sécurité des placements de père de famille. Louarn avait été nommé à la tête du département « Soutien à l’innovation ». Il était censé financer des entreprises en développement. Malheureusement pour lui, compte tenu de la réputation très frileuse de la banque, peu d’opportunités se présentaient. Soit les projets soumis étaient trop timides et n’offraient aucune perspective de profit financier, soit ils dépassaient ce que la banque l’autorisait à risquer.

La proposition d’Edgar lui plut aussitôt. Les fonds demandés étaient relativement modérés et les profits à venir considérables. C’est ce qu’il comprit tout de suite.

Edgar devait découvrir assez vite qu’un autre aspect de son projet avait séduit le jeune banquier : c’était justement cet aspect trouble qui le mettait si mal à l’aise pour en parler à Ludmilla.

Louarn était un personnage singulier qui cachait plutôt bien son véritable caractère derrière un physique rassurant. Toujours vêtu d’un costume à la mode – à l’époque, très cintré avec un pantalon à pattes d’éléphant –, il accueillait ses visiteurs avec un regard franc, très bleu, des mâchoires carrées qu’il desserrait pour former un sourire à la fois carnassier – « il en veut, celui-là » – et doux – « mieux vaut être de son côté ».

Quand on le connaissait mieux, on se rendait compte qu’il changeait rarement le costume qu’il portait, se mangeait les doigts, y compris du côté de la pulpe, ce qui dénotait une anxiété majeure, et que, sitôt le sourire éteint, son regard prenait un aspect chafouin, plein de soupçons, de méfiance et de mauvaise ironie.

Edgar mit longtemps à savoir que Louarn était d’une origine modeste et qu’il entretenait avec l’argent un rapport violent de désir et de mépris qui le rendait très malheureux.

Il n’eut pas à attendre, en revanche, pour savoir qu’ils s’entendraient bien. Une connivence s’établit d’emblée entre eux et la nature du projet d’Edgar y fut pour beaucoup. Il en avait exposé les deux aspects à Louarn. Celui-ci en vit tout de suite l’intérêt. Il s’en délecta d’autant plus qu’il prit sans hésiter la décision d’entrer lui aussi dans le secret et de ne pas révéler la vraie nature de l’affaire à ses supérieurs. De la sorte, Edgar et lui ne devenaient pas seulement partenaires mais complices et cela, visiblement, réjouissait le jeune financier.

Il justifia sa discrétion par le fait que sa banque était une vieille entreprise régionale – fondée au Mans en 1883 – de tradition catholique. L’aspect moral de l’affaire pouvait être un handicap – même si, à l’évêché, on en avait vu d’autres… – mais le risque de scandale, surtout, allait sans nul doute effaroucher une direction pusillanime.

Il se fit fort de convaincre le comité des prêts et, en moins de quinze jours, apporta à Edgar une réponse favorable. Louarn avait fait valoir qu’au cas, inconcevable selon lui, où l’hôtel ne ferait pas recette, on pourrait transformer les chambres en appartements.

Pour le croire, il fallait n’avoir visité ni le lieu ni les chambres en question. La construction en préfabriqué tenait plus des logements de chantier que des suites de l’hôtel Meurice.

En moins de trois mois, le bâtiment fut livré et reçut ses premiers clients. Edgar avait fait le nécessaire les semaines précédentes pour que paraissent des articles dans des revues masculines. Il fit également passer dès l’ouverture de pseudo-témoignages sur minitel. Le bouche-à-oreille fit le reste. L’hôtel ne désemplit pas. La brigade des mœurs vérifia que tout était conforme, en particulier l’interdiction de louer la même chambre plusieurs fois par jour. Au départ, Edgar avait recommandé au personnel de respecter scrupuleusement cette consigne. Ensuite, il avait compris quelles pattes graisser pour assouplir la règle. Il se mit avec délices à fréquenter toute une troupe de flics plus ou moins véreux, d’indics, et même de maquereaux, qui dirigeaient vers l’établissement d’Edgar les plus présentables de leurs protégées et de leurs clients.

L’argent rentrait plus vite que prévu. En moins de six mois, Edgar avait accumulé assez de fonds propres pour lancer un nouvel établissement. Ce fut le début d’une activité frénétique qui le mena à travers toute la France. Il engagea une équipe, loua des bureaux, changea de voiture.

Les soirs où il rentrait à la maison et où sa femme s’y trouvait, il donnait des nouvelles de son affaire. Il ne pouvait pas cacher qu’elle était florissante. Ludmilla s’en réjouissait sincèrement. Il aurait pu être parfaitement heureux s’il n’avait pas toujours été, hélas, obligé de filer ce maudit mensonge. Il s’en voulait, sans savoir que cette petite trahison n’était rien comparée à celle qu’il allait devoir subir lui-même.





*

Le nouveau programme de préparation de Ludmilla sous la direction de Karsten Langerbein devait se dérouler en Belgique, à la chapelle royale Reine-Élisabeth. L’établissement, situé à Waterloo, près de Bruxelles, est un bâtiment blanc tout en longueur construit dans les années trente au cœur d’un parc à la française. C’est un des meilleurs centres de perfectionnement musical au monde pour instrumentistes ou chanteurs. L’ensemble a des allures de sanatorium avec des jeunes gens pâles confinés dans des salles de répétition pour y recevoir un traitement douloureux, sous la direction de maîtres bienveillants mais cruels dans leurs soins.

Ludmilla s’y rendit en train puis en taxi. Quand la voiture entra dans le parc, elle eut un bref instant envie, sans savoir pourquoi, d’ordonner au chauffeur de faire demi-tour. Elle y résista. La directrice des lieux, une femme austère dont les cheveux gris étaient coiffés en chignon, lui fit visiter les espaces communs, la petite salle de concert tapissée de chêne, la salle à manger, la bibliothèque, et lui montra la mezzanine d’où la vieille reine aimait venir entendre les répétitions. Puis elle la conduisit à sa chambre, minuscule, spartiate, avec une grande fenêtre donnant sur le jardin. Les parterres éclataient de couleurs en ce début de printemps. Après dix jours de pluie continue, un pâle soleil brillait entre les arbres.

Pour les cours que Ludmilla suivrait « sous la direction du maître Langerbein », selon les termes utilisés par la directrice, la salle de répétition prévue serait la numéro 2, située au même étage que la chambre, tous les après-midi.

— Vous commencerez aujourd’hui, annonça la directrice en regardant sa montre. Il n’est que 11 heures. Vous avez le temps de vous installer. Maître Langerbein vous retrouvera directement dans la salle de travail à 13 h 30.

Elle ne précisa pas s’il était déjà arrivé. Ludmilla demeura seule. L’oppression qui l’avait saisie en entrant dans le parc s’était encore aggravée. Mais elle n’avait plus l’idée de s’enfuir. Elle sentait que le piège s’était refermé et qu’elle n’avait d’autre issue que d’accepter la décision de Denise.

Elle rangea ses affaires, prit une douche, s’habilla de vêtements amples qui la laissaient libre de ses mouvements : un chemisier dont elle releva les manches jusqu’au coude et laissa le col ouvert, un pantalon de coton qui ressemblait à un survêtement de sport dont elle se servait pour traîner chez elle, et des chaussures basses en toile blanche. Comme la femme n’avait rien dit à propos du déjeuner, elle s’en passa et resta allongée sur le lit étroit en attendant l’heure.

À 13 h 25, elle sortit dans le couloir et chercha la salle de répétition. Elle frappa à la porte numéro 2. Personne ne répondit. Elle entra. La salle était vide. C’était un vaste espace nu, éclairé par deux grandes fenêtres qui donnaient sur le parking. Un piano quart-de-queue noir était poussé dans un coin, entouré de divers accessoires : supports d’instruments, lutrins à partitions, et même, étrangement, quelques haltères à main posés sur le sol. Un revêtement spécial sur les murs étouffait les sons, comme dans un studio d’enregistrement. La pièce confinée sentait le sisal et la craie, sans doute à cause du grand tableau noir accroché à l’un des murs et qui avait été effacé.

Elle en était là de ses observations quand elle entendit dehors crisser le gravier sous les roues d’une voiture. Elle regarda par la fenêtre. Une Alfa Romeo bleu sombre se garait. Elle vit un homme s’en extraire avec difficulté, c’était Langerbein.

Ludmilla s’était un peu renseignée sur lui mais n’avait pas trouvé grand-chose. Les principaux articles qui lui étaient consacrés parlaient de son accident. Il avait miraculeusement survécu à une grave collision sur une autoroute près de Gênes cinq ans plus tôt. Les séquelles qu’il en gardait – on ne disait pas lesquelles – l’avaient obligé à abandonner une carrière de ténor qui s’annonçait brillante.

Elle avait appris que, contrairement aux apparences, il était italien. Il venait de cette région tout au nord de l’Italie que l’Autriche lui dispute et qui est peuplée de populations germaniques. Son village de naissance s’appelait Valgardena en italien, mais le mot se traduisait assez inexplicablement par « Volkestein » pour ceux qui l’habitaient.

Soudain, elle entendit son pas dans le couloir et la porte s’ouvrit. Il était seul. À son assurance, on pouvait comprendre qu’il connaissait bien l’endroit. Il jeta sur le piano l’imperméable léger qu’il tenait à la main. Il était vêtu d’une veste autrichienne à col rond et d’un pantalon en velours. Un foulard de soie amarante était noué autour de son cou. Ce détail frappa Ludmilla car il portait un foulard similaire lors de la réunion à Paris. Elle se demanda si c’était une coquetterie ou s’il cachait quelque chose. Elle imagina une cicatrice et fut troublée.

Il lui tendit la main et serra la sienne comme un joueur de tennis qui salue un adversaire avant un tournoi. Toujours en silence, il prit une des chaises alignées contre le mur du tableau noir, la plaça au milieu du panneau, presque au centre de la pièce, et s’assit. Ludmilla était toujours debout. Ils n’avaient pas encore échangé une seule parole.

Il la toisa longuement. Comme un acheteur, pensa-t-elle. Elle se sentait outragée comme jamais. Et cependant, elle restait là, à le laisser la regarder. On entendait au-dehors les accents lointains d’un basson qui répétait en boucle la même phrase musicale. Ludmilla essayait d’analyser ses sentiments avec détachement. Elle parvenait seulement à percevoir en elle un tumulte contradictoire de rage, de désir de fuite, d’humiliation, mais il s’y mêlait aussi une note de volupté. Un peu comme jadis, dans son village, quand les paysans la tourmentaient et qu’elle leur tenait tête.

Elle n’aurait su évaluer combien de temps dura ce face-à-face muet. Au bout d’un moment qui lui parut extrêmement long, Langerbein toussa dans son poing fermé et lui dit, la voix encore enrouée :

— Sortez dans le couloir, je vous prie. Rentrez quand je vous en donnerai le signal. Vous marcherez lentement jusqu’au milieu de la pièce.

Le ton était neutre, sans violence. Rien n’obligeait Ludmilla à obéir. Pourtant elle le fit. Et en sentant le regard de l’homme dans son dos tandis qu’elle gagnait la porte, elle fut parcourue d’un frisson qui ne devait rien au froid ni à la peur et qui ressemblait étrangement au plaisir.

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