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Nous sommes à l’aube du mercredi 10 janvier 1940.

Sur la piste de l’aérodrome de Münster, la capitale de la Rhénanie du Nord, deux mécaniciens s’affairent autour d’un petit avion de la Luftwaffe.

Les flammes du brasero qu’ils ont allumé éclairent la croix gammée noire du IIIe Reich, peinte sur l’étroite carlingue du biplace.

Un vent aussi glacé que les blizzards du Grand Nord balaie la piste ; il souffle sur toute l’Europe. Le Rhin est gelé et couvert de neige. Personne ne se souvient d’avoir connu un hiver aussi rude.

Les mécaniciens, entre deux tentatives de lancer l’hélice, ouvrent leurs mains au-dessus du brasero, puis ils recommencent, empoignant les pales, faisant hoqueter le moteur.

Ils jurent. Et comme eux, des millions d’hommes dans leurs cantonnements, leurs casemates, leurs postes de garde ou de guet maudissent ce froid glacial, cette malédiction qui s’est abattue sur l’Europe, en même temps que la guerre.


Le vendredi 1er septembre 1939, les troupes de Hitler avaient envahi la Pologne pour effacer le couloir attribué à ce pays par le traité de Versailles et qui séparait le Reich de la ville allemande de Dantzig.

Le dimanche 3 septembre, le Royaume-Uni et la France ont déclaré la guerre à l’Allemagne puisque Hitler ne voulait pas retirer ses troupes de Pologne.

« La France sera l’agresseur », dit Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du Reich, s’adressant à l’ambassadeur de France, Coulondre.

Ribbentrop était d’une pâleur de cadavre, les lèvres blanches, les mains et la voix tremblantes.

La Deuxième Guerre mondiale venait de commencer. Or Ribbentrop était persuadé, comme Hitler, que Londres et Paris, qui avaient abandonné la Tchécoslovaquie en 1938, à la conférence de Munich, ne se porteraient pas au secours de la Pologne.

« L’Histoire jugera », lui a répondu Coulondre.

À Londres, le Premier Ministre Neville Chamberlain déclarait :

« J’espère vivre assez longtemps pour voir le jour où l’hitlérisme aura été écrasé et une Europe libre restaurée. »

Ainsi Chamberlain, l’un des artisans de Munich, changeait-il de camp. Devenu ardent adversaire de Hitler, il invitait Winston Churchill à faire partie du Comité de guerre comme Premier lord de l’Amirauté.



Mais il était trop tard pour sauver la Pologne.

Depuis le 1er septembre, Varsovie est écrasé sous les bombes. Le chaos règne. Les habitants égarés errent dans une ville, un pays qui ne sont plus que ruines. Quelques heures auparavant, c’était encore la paix. On se serrait dans les cafés bondés. On riait. On dansait. On se moquait des discours de Hitler qui n’étaient que rodomontades. Et maintenant « on tâtonne dans les ruines des maisons éventrées et des rues déchirées, dans une atmosphère de poussière, de fumée de mort et d’ultime défaite ».

Que peuvent les cavaliers polonais contre les chars du général Guderian ? Mourir.

En quelques jours, la Pologne s’effondre.


C’est un hiver précoce qui empoigne l’Europe à la gorge.

On ne veut pas écouter les cris des Polonais, humiliés, assassinés.

On détourne les yeux pour ne pas voir les Juifs des ghettos traqués, massacrés, jetés dans des fosses communes. Seuls quelques hommes osent tirer la leçon de cette Blitzkrieg. Churchill s’époumone :

« On ne comprend pas en France et en Angleterre les conséquences de ce fait nouveau qu’il est possible de conduire des véhicules blindés capables de résister à un feu d’artillerie et de parcourir des avancées de plus de 150 kilomètres par jour. »



En France, le colonel Charles de Gaulle, dont le caractère et les écrits ont suscité d’âpres controverses, tente depuis des années de faire partager la même conviction. Il commande les chars de la 5e armée à Wangenbourg, au sud de Saverne, avec mission de défendre l’Alsace en arrière de la ligne Maginot.

Il ne croit pas à l’efficacité de cette suite de forts, de casemates qui se succèdent des Vosges aux Ardennes. Mais au-delà, que fera-t-on pour arrêter les blindés allemands s’ils s’élancent dans les forêts ardennaises réputées infranchissables selon Gamelin, le général en chef, et le maréchal Pétain, statue du Commandeur de toute l’armée ?

Seul Paul Reynaud, ministre des Finances du gouvernement Daladier – négociateur et signataire des accords de Munich, véritable capitulation devant Hitler –, écoute de Gaulle, l’appuie. Reynaud pourrait être le Churchill français.

Mais que peut-il alors que le pacifisme ronge l’opinion, qu’on refuse de « mourir pour Dantzig », qu’on préfère une paix de soumission à la boucherie héroïque et victorieuse de 1914-1918 ?


Hitler sait tout cela.

Le 6 octobre 1939, il monte à la tribune du Reichstag, applaudi par les députés dont la plupart portent l’uniforme.

« Pourquoi cette guerre à l’ouest ? s’écrie-t-il. Pour la restauration de la Pologne ? Il serait insensé d’anéantir des millions d’hommes et de détruire des biens valant des millions pour reconstruire un État qualifié d’avorton dès sa naissance par tous ceux qui n’étaient pas d’origine polonaise. »

Daladier, Chamberlain repoussent cette offre de paix, ce leurre, mais le poison est instillé : « Pourquoi mourir pour Dantzig ? Pour rendre aux Polonais cette ville allemande qui vient, en délire, d’acclamer Hitler ? »


Drôle de guerre sur ce front de l’Ouest.

Par dizaines, chaque jour, des trains passent sur la rive droite du Rhin, à 500 mètres des armes automatiques françaises, mais on n’ouvre pas le feu. Les guetteurs dénombrent les wagons et rendent compte, puis reprennent la partie de belote interrompue.

Une crue du fleuve emporte quelques chalands : les états-majors cherchent une ligne droite pour les faire couler par des casemates de berge sans que les projectiles aillent frapper la rive allemande. On n’a compté en septembre, au moment de la ruée nazie sur la Pologne, qu’une brève offensive française en Sarre suivie d’un rapide repli.


Les officiers allemands s’étonnent. L’un d’eux écrit : « Nos cheveux se dressent sur la tête en pensant à la possibilité d’une attaque française d’envergure alors que le gros des forces allemandes – tanks, divisions blindées, Luftwaffe, unités d’élite – est en Pologne. »


Mais rien ne se produit. L’activité la plus fébrile concerne l’organisation des spectacles par la section du Théâtre aux Armées !

Et pourtant, note un témoin : « Tous les villages que j’ai traversés regorgent de troupes et de matériel. Les voies ferrées déversent abondamment ravitaillement et engins de guerre. Les usines travaillant pour la défense nationale marchent nuit et jour. Et il n’y a pas de bombardements même aériens. Est-on en guerre ? C’est la question que chacun se pose. Le malaise et le mécontentement se répandent. Les gens des campagnes se plaignent non seulement de leurs difficultés mais de la mauvaise volonté que l’on met à accorder des permissions agricoles alors que le travail presse et que les dépôts regorgent d’hommes qu’on ne sait à quoi employer. »

La propagande allemande inonde ces troupes françaises inactives, désorientées. Tracts, émissions de radio répètent inlassablement que cette guerre est inutile, qu’elle ne sert pas les intérêts français mais ceux de la City de Londres. On rappelle l’offre de paix de Hitler.

Mourir pour Dantzig, pour l’avorton polonais ? Folie.


De Gaulle s’indigne de cette passivité française. Il écrit à Paul Reynaud :

« Notre système militaire a été bâti exclusivement sur la défensive en vue de la défensive : si l’ennemi n’attaque pas c’est l’impuissance quasi totale. Or, à mon avis, l’ennemi ne nous attaquera pas de longtemps. Son intérêt, c’est de laisser “cuire dans son jus” notre armée mobilisée et passive en agissant ailleurs entre-temps. Puis, quand il nous jugera lassés et désorientés, mécontents de notre propre inertie, il prendra en dernier lieu l’offensive contre nous, avec dans l’ordre moral et dans l’ordre matériel, de toutes autres cartes que celles dont il dispose aujourd’hui. »


Hitler est aux aguets.

Il reprend sans cesse le plan d’attaque qu’il a élaboré avec ses généraux. Il s’agit d’attirer les forces françaises et britanniques en Belgique dont on aura violé la neutralité. On les coupera de leurs bases par l’offensive des divisions blindées puis on les détruira.

C’est la réédition du plan qui avait été mis en œuvre en août 1914. Mais il n’y aura pas de bataille de la Marne. La France rongée par le pacifisme, surprise, capitulera. Puis on traitera avec le Royaume-Uni. Et après, on se tournera vers cette Russie soviétique, cette URSS avec qui on a signé le 23 août 1939 un pacte de non-agression, avec qui l’on s’est partagé la Pologne vaincue, mais dont les initiatives dans les pays Baltes, en Finlande, montrent l’agressivité, les ambitions.

Il faudra la briser, faire des étendues russes l’espace vital allemand.

Mais chaque chose en son temps.


Le jeudi 23 novembre 1939, Hitler réunit à la Chancellerie du Reich les généraux en chef et les officiers d’état-major. On devine qu’il éprouve un intense plaisir à se retrouver face à ces membres de l’élite militaire, nobles souvent, qu’il domine, lui, le caporal de 14-18, décoré de la croix de fer de première classe, et devenu chancelier du Reich. Il leur parle les yeux fixes. Mais le visage est mobile. Le ton est exalté. Les mains s’ouvrent et se crispent, ponctuent chaque mot :

« Aucun militaire, aucun civil ne pourrait me remplacer, dit-il. Je suis convaincu de la puissance de mon intelligence, et de ma fermeté. Nul n’a jamais accompli ce que j’ai accompli. J’ai conduit le peuple allemand à un sommet même si le monde nous hait comme à présent… Le destin du Reich ne repose que sur moi et j’agirai en conséquence. »

Il se raidit, dressé sur la pointe des pieds, les poings fermés devant son visage :



« Ma décision est irrévocable, martèle-t-il. J’attaquerai la France et l’Angleterre au moment le plus favorable et le plus proche. Violer la neutralité de la Belgique et de la Hollande est sans importance. Personne ne mettra cela en question quand nous aurons vaincu… L’esprit des grands hommes de notre Histoire doit nous encourager tous. Le destin ne nous demande pas plus qu’aux grands Allemands de notre Histoire. Aussi longtemps que je vivrai, je ne penserai qu’à la victoire de mon peuple. Je ne reculerai devant rien et j’anéantirai tous ceux qui s’opposent à moi. Je veux anéantir l’ennemi. »

Les généraux et les officiers d’état-major – les von Rundstedt, les von Brauchitsch, les Keitel, les Halder, les Guderian, et tous les autres – se lèvent, claquent des talons, et se figent au garde-à-vous.


Anéantir l’ennemi ? Quel ennemi ?

Cet homme qui, il y a quelques jours, le 8 novembre au soir, a fait exploser une bombe, à Munich, dans cette brasserie du Bürgerbräukeller où le Führer s’était rendu pour célébrer, comme chaque année, l’anniversaire de sa prise de parole en ce lieu, le 9 novembre 1923, sa première tentative de s’emparer du pouvoir ?

L’attentat du 8 novembre 1939 est-il une provocation ? Une manière d’impliquer les services secrets anglais, accusés par Goebbels, ministre de la Propagande, d’avoir voulu assassiner le Führer !


Quels ennemis ?

Ces passagers du paquebot Athenia, torpillé dès le 3 septembre 1939, à 400 kilomètres des côtes d’Irlande, par le sous-marin U30 dont le capitaine ne pouvait ignorer qu’il s’agissait d’un navire désarmé, ayant à son bord des Américains, dont vingt-huit périrent.

Goebbels affirme que Churchill a fait exploser le navire et que la marine allemande n’est en rien responsable du naufrage, dont le lord de l’Amirauté anglaise est seul coupable.


Quels ennemis ?

C’est Himmler, chef de la Gestapo, Reichsführer des SS, cette troupe d’élite, qui raconte aux jeunes officiers de la Leibstandarte SS, qui n’ont pu participer à la campagne de Pologne, ce qu’ont accompli les troupes nazies :

« Cela se passa en Pologne, dit Himmler, par une température de 40 degrés au-dessous de zéro, où nous devions traîner au loin des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers de gens, où nous dûmes avoir le dur courage – vous devez entendre cela mais aussi l’oublier immédiatement – de fusiller des milliers de notables polonais… Messieurs, il est plus facile dans bien des cas d’aller au combat avec une compagnie que de supprimer une population arriérée, encombrante, de procéder à des exécutions, d’expulser des gens, ou de tramer des femmes en larmes ou à bout de nerfs… »


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