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Il est 8 h 20, ce 9 avril 1940. Paul Reynaud est debout, penché sur une carte de la Norvège. Quelques membres de son cabinet l’entourent. On apporte des dépêches. Les Allemands ont occupé de nombreux ports norvégiens et la capitale, Oslo. Ils contrôlent le Danemark. Copenhague est tombé. Il semble que ces succès aient été remportés par une poignée d’hommes, 9 000 en tout, mais bénéficiant d’une totale protection aérienne. Les navires sont nombreux, mais déjà attaqués par la Royal Navy. Il n’empêche, c’est une nouvelle mise en œuvre de la Blitzkrieg, cette guerre éclair qui a balayé l’armée polonaise.

« L’affaire de la Norvège est une victoire de plus à l’actif de la force mécanique, commente de Gaulle, une fois de plus cette victoire est allemande. »


Le général Gamelin arrive enfin dans le bureau de Paul Reynaud, situé au Quai d’Orsay.

Reynaud s’emporte, pose des questions qui sont autant d’accusations. Il interroge Gamelin sur les mesures qui ont été prises pour répondre à l’attaque allemande.

« Vous avez tort de vous énerver, dit Gamelin de sa voix posée. Il nous faut attendre des renseignements complets. Nous sommes en présence d’un simple incident de guerre. La guerre est faite de nouvelles imprévues. »

Et comme Reynaud hausse encore le ton, Gamelin ajoute : « Je vous demande à nouveau de ne pas être impatient. Nous devons attendre les événements. »

L’incompréhension est complète entre Gamelin, soutenu plus que jamais par Daladier, et Paul Reynaud. Mais les rapports avec l’amiral Darlan sont tout aussi tendus. L’amiral, sans en avoir prévenu Gamelin, propose de riposter à l’invasion allemande en… pénétrant en Belgique immédiatement.

Reynaud écarte cette suggestion, à laquelle Gamelin ne réagit que par une moue de désapprobation.


Le général parti, Paul Reynaud laisse éclater sa colère.

« C’est un préfet, c’est un évêque mais ce n’est à aucun degré un chef. Il n’est pas possible que cela dure. J’en ai assez, je serais un criminel en laissant cet homme sans nerfs, ce philosophe, à la tête de l’armée française. »

Mais comment s’en débarrasser sans entrer en conflit avec Daladier, sans perdre l’appui des radicaux-socialistes et donc être contraint de démissionner ?


Cependant, en Norvège, au fil des heures et des jours, la situation empire malgré les succès remportés par la Royal Navy qui coule la plupart des navires allemands. Mais là où des troupes ont débarqué, les Allemands résistent, la Luftwaffe déverse un tapis continu de bombes et il faut rembarquer les troupes.

Seule la situation à l’extrême-nord, à Narvik, est favorable parce que hors de portée des avions allemands. Reynaud s’empare de ce succès limité pour tenter de masquer l’échec de l’action alliée en Norvège. Il répète, devant les députés et les sénateurs puis à la radio, que « la route du minerai de fer suédois vers l’Allemagne est et restera coupée ».

Mais le 25 avril, Ironside, le chef de l’état-major impérial, écrit que l’évacuation de la Norvège semble être la seule solution envisagée.

Et les Britanniques la mettent en œuvre sans même avertir les Français !


Reynaud écrit à Neville Chamberlain, un Premier Ministre affaibli, lâché peu à peu par les députés conservateurs, son propre camp.

Une majorité se dessine à la Chambre des communes en faveur du Premier lord de l’Amirauté, Churchill.

Le télégramme expédié à Chamberlain par Reynaud en appelle à l’énergie, mais que peut le Premier Ministre ?

Il est isolé. On lui rappelle sans cesse que le 4 avril, avec dédain et superbe, il a claironné :

« Hitler a manqué le coche. »

Vingt jours plus tard, c’est la débâcle en Norvège, mais pour les troupes britanniques. Alors les objurgations de Reynaud – « Il faut voir grand ou renoncer à faire la guerre ; il faut agir vite ou perdre la guerre » – ne sont pas entendues.


Reynaud le découvre.

Il est épuisé, malade, las et abattu. Il se confie à Paul Baudouin dont il n’ignore pourtant pas le « pacifisme ». Mais, alité, Reynaud avoue ses craintes.

« Vers quoi allons-nous ? Nous sommes condamnés à ne pas bouger. Si nous bougeons, un désastre nous attend. Tout est immobile. Tout est désuet. Il faut un an pour remonter cette pente, mais le Parlement me donnera-t-il un an, et les Allemands attendront-ils ? Ils sont renseignés maintenant, depuis le début de l’affaire norvégienne, sur notre incapacité. »


Reynaud charge Baudouin d’avertir le président de la République qu’il compte remplacer le général Gamelin par le général Weygand et prendre en main le ministère de la Défense.

Baudouin fait au président de la République un compte rendu d’un Comité de guerre qui s’est tenu le 12 avril, au cours duquel Reynaud a critiqué les lenteurs de Gamelin et a proposé de relever le général de son commandement.

Un silence a suivi, puis Daladier a rétorqué qu’il ne pouvait accepter ce renvoi.

La cassure est donc affichée entre les deux hommes ; et Reynaud, la constatant et relevant le silence des ministres, conclut :

« Il y a un désaccord entre le président Daladier et moi. Le Conseil n’a pas d’opinion, dans ces conditions le gouvernement est démissionnaire. »

« C’est grave, c’est très grave, répète le président de la République après un long silence. Demandez-lui d’être patient. Le temps arrange beaucoup de choses. »


Reynaud cède aux sollicitations de Lebrun, mais c’est la grippe qui le terrasse.

Autour de lui, les intrigues se nouent. La comtesse de Portes règne, entourée de Paul Baudouin et du lieutenant-colonel de Villelume, tous deux rivaux mais alliés contre ce colonel de Gaulle qui écrit à Reynaud pour l’adjurer de réagir, de briser le conformisme du corps militaire. Donc de renvoyer Gamelin.

Mais Reynaud, toujours alité, hésite. La comtesse Hélène de Portes a pris sa place derrière la table de travail de Reynaud. Elle tient conseil, entourée de généraux, de députés, d’officiers supérieurs, de fonctionnaires. Elle parle beaucoup et très vite sur un ton péremptoire, donnant des ordres. De temps en temps, elle s’absente, passe dans la chambre de Paul Reynaud. On l’entend dire : « Reposez-vous bien Paul, nous travaillons. »

Quand elle s’éloigne, on peste contre l’intrigante. On raconte qu’elle a failli en venir aux mains avec la marquise de Crussol, l’égérie de Daladier.

Puis, Hélène de Portes rentre dans le bureau et on recommence à discuter le plus sérieusement du monde des affaires de l’État.

Ainsi va le gouvernement de la France en cette fin d’avril et ce début du mois de mai de l’an quarante.


On prend à la légère les informations qui rapportent que des dizaines de divisions allemandes, dont la plupart des unités de Panzers et les divisions d’infanterie motorisées, ont pris position. Une concentration massive de forces a été repérée face à Sedan, le long de la Meuse, dans cette région des Ardennes que la ligne Maginot ne protège pas. Le relief et les forêts doivent suffire à interdire toute progression.

On ne tient pas compte des avertissements en provenance du Vatican et annonçant une imminente offensive allemande.


À Berlin, le colonel Oster, officier de l’Abwehr, le service de renseignements militaires, confie à l’attaché militaire hollandais, le colonel Sas, que l’offensive serait déclenchée le 10 mai. Sas avertit son homologue belge, qui a lui-même recueilli des informations assurant que le ministère des Affaires étrangères allemand – la Wilhelmstrasse – prépare le texte d’un ultimatum à adresser à la Belgique.

Paris a eu connaissance de ces rumeurs.

Le 3 mai, l’ambassadeur des États-Unis à Paris, Bullitt, câble à Washington : « Le gouvernement français a reçu tant d’informations concernant une attaque imminente contre les Pays-Bas ces temps-ci qu’il est persuadé qu’elles sont propagées par le gouvernement allemand et l’on considère comme probable que Hitler tournera son attention vers la Yougoslavie et la Hongrie avant d’attaquer les Pays-Bas. »


Dans la nuit du 7 au 8 mai, un pilote français, le colonel François, revenant avec son escadrille qui avait lâché des tracts sur Düsseldorf, signale une colonne blindée allemande, longue de plus de 120 kilomètres, qui se dirige tous feux allumés vers les Ardennes. Il transmet aussitôt son observation qu’il juge capitale… et que l’état-major refuse de croire. C’est qu’à Paris comme à Londres, on est en pleine crise politique. Aux Communes, Chamberlain est lâché. Le 7 mai, le conservateur Léo Amery prononce contre le Premier Ministre un réquisitoire implacable :

« Nous luttons aujourd’hui pour notre vie, pour notre liberté, pour tout ce que nous possédons, dit-il. Nous ne pouvons pas continuer à nous laisser guider de la sorte. Je vais citer des propos d’Oliver Cromwell. Je le fais avec une grande réticence parce que je parle d’hommes qui sont mes amis et mes associés de longue date, mais ce sont des paroles qui s’appliquent bien à la situation actuelle. Voici ce que Cromwell dit au Long Parlement quand il jugea que celui-ci n’était plus capable de conduire les affaires de la nation : “Voici trop longtemps que vous siégez ici pour le bien que vous avez fait. Partez, vous dis-je, et que nous en ayons fini avec vous. Au nom de Dieu, partez.” »

Le jeudi 9 mai au soir, Churchill peut répondre à son fils Randolph qui l’interroge sur les développements de la situation politique : « Je pense que je serai Premier Ministre demain. »


À Paris, ce même jeudi 9 mai, mais dans la matinée, à 10 h 30, Paul Reynaud commence à lire à ses ministres, réunis dans son bureau du quai d’Orsay, le réquisitoire impitoyable qu’il a dressé contre le général Gamelin. Il est décidé à ne plus reculer, à affronter la démission de Daladier.

À 12 h 30, Reynaud conclut que si on maintient un tel commandant en chef à son poste, la France est sûre de perdre la guerre.

Daladier, après un long silence, défend Gamelin, « grand chef militaire, au prestige indiscutable, au très beau passé militaire. Sa vive intelligence est reconnue par tous et il est beaucoup plus actif qu’un grand nombre d’hommes de son âge ».

Et Daladier ajoute que Gamelin s’est plié aux directives du gouvernement français, « guidé avant tout par le désir de ne pas allumer le front occidental… ».

Aucun autre participant de la réunion ne prend la parole.

« Devant une opposition aussi grave, déclare Paul Reynaud, je considère le cabinet comme démissionnaire. »

Il demande aux ministres de garder le secret jusqu’à ce que le président de la République ait formé un nouveau gouvernement. Le président Lebrun va commencer par consulter les présidents des deux assemblées, Herriot, maire de Lyon, président de la Chambre des députés, Jeanneney, président du Sénat.


Ce jeudi 9 mai à 12 heures, Hitler prend la décision de commencer l’attaque le vendredi 10 mai à 5 h 35.

Le signal convenu, le mot Dantzig, sera lancé le jeudi 9 mai, à 21 heures.

À la fin de la journée, Hitler monte dans son train spécial qui doit le conduire à son nouveau quartier général, Felsennest (Aire des Roches), situé à une quarantaine de kilomètres de Bonn.


À une heure du matin, le vendredi 10 mai, on réveille Gamelin. Le message d’un agent français vient d’arriver, laconique : « Colonnes en marche vers l’ouest. »

Cent trente-six divisions dont dix blindées et des centaines d’avions sont en mouvement. Les parachutistes embarquent dans les Junkers et les Heinkel qui vont s’envoler en direction des Pays-Bas et de la Belgique.

Les troupes nazies s’apprêtent à vicier la neutralité des trois petits États neutres : Belgique, Pays-Bas, Luxembourg.


Paul Reynaud, averti, décide de rester à son poste, à la tête du gouvernement. Il confirme le général Gamelin dans ses fonctions.

« Mon général, lui écrit-il, la bataille est engagée. Une seule chose compte : la gagner. Nous y travaillerons tous d’un même cœur. »

Le général Gamelin lui répond :

« Monsieur le Président, à votre lettre de ce jour, je ne vois qu’une seule réponse : seule compte la France. »

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