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Ce « terrible coup de hache » de Mers el-Kébir, de Gaulle en mesure les conséquences dans les jours qui suivent ce qu’il appelle une « canonnade fratricide », un « épisode cruel » et une « odieuse tragédie ».


En quelques jours, ce sont près de 20 000 marins et soldats de tous grades qui, hébergés dans des camps de regroupement en Angleterre, ne répondent pas aux appels des envoyés de la France Libre et choisissent d’être rapatriés.

Ils embarquent à destination du Maroc, sur uns dizaine de paquebots, et l’un d’eux, le Meknès, avec à son bord 3 000 hommes, est torpillé. Cela ne tarit pas le nombre des candidats au départ.

Et parmi ceux qui restent, beaucoup souhaitent servir sous l’uniforme britannique !


De Gaulle ne baisse pas les bras. Il va d’un camp de regroupement à l’autre.

À la base aérienne de Saint Atham, il s’adresse aux 200 aviateurs arrivés de France et d’Afrique du Nord, dont un grand nombre veut s’engager dans la Royal Air Force.

« Deux cents aviateurs sous l’uniforme français sont plus utiles que deux mille ne le seraient sous l’uniforme anglais », dit-il.

C’est des intérêts de la France qu’il s’agit et non de destins individuels.

Il se rend à l’Olympia Hall, où l’attendent les jeunes volontaires.

Daniel Cordier le trouve froid, distant, impénétrable, plutôt antipathique, parlant sans céder à l’émotion.

« Je ne vous féliciterai pas d’être venus : vous avez fait votre devoir, commence-t-il. Quand la France agonise, ses enfants se doivent de la sauver. C’est-à-dire de poursuivre la guerre avec nos alliés. Pour honorer la signature de la France, nous nous battrons à leurs côtés jusqu’à la victoire. Notre armée sera française, commandée par des chefs français. Vous voyagerez beaucoup car il faut que, dans toutes les batailles, le drapeau de la France soit au premier rang. Ce sera long, ce sera dur, mais à la fin nous vaincrons. N’oubliez jamais l’exemple des Français qui, dans notre Histoire, ont sacrifié leur vie pour la Patrie. »

« Il cherche à expliquer plus qu’à entraîner, constate Yves Guéna, un autre jeune volontaire, camarade de Daniel Cordier. Le ton est exempt de toute familiarité, il n’y perce nul soupçon de complicité avec ceux qui sont là et qui épousent sa querelle, rien qui ressemble à “on les aura” ou à “je compte sur vous”. »


De Gaulle a parlé à l’Olympia Hall dans la matinée du samedi 6 juillet.

La veille, le vendredi 5 juillet, il a pris connaissance d’une dépêche qui annonce que le tribunal militaire de la 17e région a condamné le colonel de Gaulle à quatre ans de prison et cent francs d’amende pour refus d’obéissance.

Et le gouvernement de Pétain a décidé d’engager une nouvelle procédure, jugeant la peine trop légère.

De Gaulle froisse la dépêche, déclare : « Je tiens l’acte des hommes de Vichy comme nul et non avenu. Eux et moi, nous nous expliquerons après la victoire. »


Quelle victoire ?


En ce début du mois de juillet 1940, les « hommes de Vichy » sont persuadés que c’est déjà celle de l’Allemagne, qu’elle ne peut qu’être confirmée et renforcée.

Ce vendredi 5 juillet, Hitler a reçu à Berlin un accueil délirant.

Des millions d’Allemands se sont pressés depuis l’aube, pour offrir au Führer un triomphe impérial. On a répandu sur les chaussées, jusqu’à la Chancellerie du Reich, des pétales de rose. Les femmes sont au premier rang de la foule, difficilement maintenue par un service d’ordre débonnaire. Les visages sont extatiques, rayonnants d’enthousiasme et de ferveur.


Cependant, bien que porté par cette adhésion populaire, la plus grande que le Führer ait jamais suscitée, Hitler est hésitant.

Il voulait prononcer un grand discours dans lequel il se proposait de faire des offres de paix à l’Angleterre. Mais l’affaire de Mers el-Kébir montre que Churchill est implacable, d’une détermination d’airain. Ce n’est pas l’homme d’une paix de compromis.


Faut-il donc préparer le débarquement en Angleterre, écraser l’île sous les bombes, faire de Londres et des villes anglaises de nouveaux Varsovie ?

Hitler hésite.

Il ne comprend pas ces Anglais, confie-t-il à l’ambassadeur italien à Berlin, Dino Alfieri :

« Je ne peux concevoir qu’une seule personne en Angleterre croie encore sérieusement à la victoire », dit Hitler.

Mais il y a eu Mers el-Kébir !

Le haut commandement de la Wehrmacht – OKW – rapporte :

« Le Führer et commandant suprême décide :

« Qu’un débarquement en Angleterre est possible, à condition que la supériorité aérienne puisse être réalisée et certaines autres conditions remplies. La date n’est pas encore décidée… Tous les préparatifs doivent être entrepris sur la base que l’invasion est seulement un projet et n’a pas encore été décidée. »


Le dimanche 7 juillet, le ministre des Affaires étrangères de Mussolini, Galeazzo Ciano, note dans son journal :

« Hitler est plutôt enclin à continuer la lutte et à déchaîner une tempête d’acier sur les Anglais. Mais la décision finale n’a pas été prise et c’est pour cette raison qu’il retarde son discours dont, il le dit lui-même, il veut peser chaque mot. »


En France, que ce soit dans la « zone occupée », sous la responsabilité directe des autorités militaires allemandes, ou en « zone libre », où le pouvoir est entre les mains du gouvernement Pétain-Laval, on ignore les incertitudes de Hitler. L’Allemagne est victorieuse, la France vaincue : les jeux sont faits.

À Paris, les dirigeants communistes sont toujours en contact avec Otto Abetz et les services allemands, afin d’obtenir le droit de reparution pour leurs journaux, L’Humanité et Le Soir.

Les Allemands jouent leur partie. Ils cherchent à troubler l’opinion.

Ils ont même organisé la libération de 400 prisonniers politiques détenus à Fresnes, pour l’essentiel des communistes.

« Messieurs, vous avez défendu la paix, leur a dit l’officier de la Wehrmacht qui les a rassemblés dans le hall de la prison. Vous avez lutté pour empêcher que votre pays ne soit entraîné dans la guerre voulue par les capitalistes anglais et les Juifs. D’ordre du Führer, vous êtes libres, vous pourrez quitter la prison dès demain. »

Ces libérations commencées dès la fin juin se poursuivent en juillet.

Et parfois la police française se saisit de nouveau de ces communistes et les réemprisonne !

Cette situation ambiguë, mouvante, achève de troubler l’opinion, de la désarmer. Elle ne saisit pas ce qui se trame.


À Vichy, le climat est pour d’autres raisons tout aussi délétère.

Pierre Laval règne, une éternelle cigarette à la bouche, marchant légèrement courbé.

C’est le « maquignon des hommes ». Il flatte, menace, corrompt, surveille son « monde ». « Tout est noir en lui, note un témoin, costume, visage, âme ; la seule tache blanche est celle de sa cravate. »

En ville, la peur augmente chaque jour. On a peur des bandes de Doriot qui insultent, bousculent les parlementaires. Les soldats de Weygand sont à Clermont-Ferrand, les Allemands à Moulins.


Léon Blum ne peut sortir qu’entouré de gardes du corps.

On le couvre d’injures. C’est « le Juif », le responsable de la guerre, le président haï du Front populaire.

La lâcheté est une gangrène que la peur suscite.

Les grands parlementaires – Mandel, Jean Zay, Daladier, Mendès France – sont retenus à Alger. Paul Reynaud n’arrive que le lundi 8 juillet à Vichy.

Les parlementaires, sénateurs et députés, apeurés, n’ont plus de repères. Nombre d’entre eux sont des anciens combattants de 14-18 : ils font confiance à Pétain. Ils se méfient de Laval, mais que faire ? Ils sont divisés. Deux socialistes font même partie du gouvernement Pétain !

Blum écrit : « J’ai vu là pendant deux jours des hommes s’altérer, se corrompre comme à vue d’œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui agissait c’était la peur… C’était vraiment un marécage humain dans lequel on voyait, je le répète, à vue d’œil se dissoudre, se corroder, disparaître tout ce qu’on avait connu à certains hommes de courage et de droiture. »


Laval, dans ce cloaque, manœuvre, usant de la force, de la peur, du désarroi, isolant ceux des sénateurs et des députés qui lui résistent.

Quand, le vendredi 5 juillet, 25 sénateurs anciens combattants veulent remettre à Pétain un contre-projet de constitution, ils doivent attendre un jour et demi, alors que le temps est compté puisque la réunion du Congrès est fixée au mercredi 10 juillet.

Ils remettent leur texte au Maréchal le dimanche 7 juillet. Pétain donne son approbation puis ajoute qu’il leur faudra convaincre Pierre Laval « qui pour cette mission est l’avocat du gouvernement ».

Pétain n’ignore pas que Laval va refuser, ce qu’il fait en effet avec arrogance et impatience.


Laval s’exprime avec la même insolence devant les députés réunis dans l’après-midi du vendredi 5 juillet.

La salle du casino a été aménagée de manière à évoquer l’hémicycle du Palais-Bourbon. Elle n’en est que la caricature dérisoire, un mauvais décor, avec ce premier rang de fauteuils d’orchestre réservé aux membres du gouvernement.

Laval, la tête enfoncée dans les épaules, écoute les députés, perplexes.

« Pourquoi changer la forme du gouvernement ? interroge Marcel Héraud, député du 6e arrondissement de Paris. Si la République a perdu une guerre, n’oublions pas qu’elle en a gagné une autre… Nos malheurs, c’est aux hommes qu’il faut les attribuer, plus qu’au régime républicain. »


C’est à Héraud que répond Laval, négligeant les autres députés qui sont intervenus.

Il est violent, véhément, emporté par sa rancœur, son mépris de l’institution parlementaire, sa haine de la République.

C’est le moment qu’il attend depuis une décennie, ces années trente, quand il avait élaboré une politique étrangère d’alliance avec l’Italie fasciste.

Ce vendredi 5 juillet 1940, à Vichy, dans cette salle de casino, c’est la revanche des années 1934-1936.


« Nous venons de vivre des années où il importait peu de dire d’un homme qu’il était voleur, escroc, souteneur, voire assassin, martèle Laval. Mais si on disait de lui “c’est un fasciste”, alors le pire qualificatif lui était décerné ! Nous payons aujourd’hui le fétichisme qui nous a enchaînés à la démocratie en nous livrant aux pires excès du capitalisme alors qu’autour de nous, l’Europe forgeait, sans nous, un monde nouveau qu’animeraient des principes nouveaux… »


Laval avec une violence méprisante continue de s’adresser à Héraud :

« Vous avez fait un discours, un beau discours… Alors vous vous imaginez que nous avons encore le temps d’écouter des discours ? Vous vous trompez ! C’est fini les discours. Nous ne sommes pas ici, vous, pour les prononcer, nous, pour les entendre ! Nous avons à rebâtir la France ! »

Le silence dans la salle du casino est dense, comme si chacun des parlementaires se terrait, terrifié devant cet homme noir qui tombe le masque, qui dit :

« Nous voulons détruire la totalité de ce qui est. Ensuite, cette destruction accomplie, créer autre chose qui soit entièrement différent de ce qui a été, de ce qui est. »

Il se sent fort. Il attend ce moment depuis si longtemps, qu’il poursuit sur le même ton violent, comme s’il voulait par ses propos extrêmes débusquer ses adversaires, les forcer à l’affronter.

Il lance un véritable ultimatum. Il veut une reddition. Le temps des demi-mesures prudentes est achevé.

« De deux choses l’une. Ou bien vous acceptez ce que nous vous demandons et vous vous alignez sur la Constitution allemande ou italienne ; ou bien Hitler vous l’imposera ! »

Du chantage à la peur ? Pourquoi pas ! Il méprise trop ces « démocrates » pour les ménager.

« Désormais… il n’y aura qu’un seul parti, celui de tous les Français, un parti national qui fournira les cadres de l’activité nationale. »


Il reprend son souffle. Il a dévoilé son projet. Les parlementaires n’ont même pas osé l’interrompre, hurler alors qu’il annonçait la mort de la République, et la naissance d’un État prenant pour modèle le nazisme et le fascisme !

Maintenant qu’ils sont soumis, tétanisés, il peut les voir individuellement, les cajoler. Ils sont devenus des animaux domestiques.

Il éprouve à les flatter, après les avoir fustigés, une jouissance profonde.

Ces députés, ces républicains, vont voter le 10 juillet leur propre mort et celle du régime dont ils ont tant chanté les vertus.

Et que cette Chambre soit celle du Front populaire ajoute un plaisir savoureux à cette victoire politique dont il ne doute pas.


De Gaulle a lu les dépêches qui rapportent les propos de Pierre Laval. Au moins ce « maquignon des hommes » a-t-il eu le cynisme d’afficher son programme politique !

Il veut que la France devienne l’une des provinces de l’Europe nazie. Et ce n’est pas seulement la République qui doit disparaître, mais la nation elle-même ! Le gouvernement Pétain désignera bientôt son ambassadeur à Paris.

Peut-on imaginer plus grande humiliation et plus honteuse vilenie ?

Quelles que soient la cruauté de « l’affreuse canonnade d’Oran » et les souffrances qu’elle a engendrées – 1 297 morts ! –, le choix est clair et le lundi 8 juillet 1940, de Gaulle parle à la BBC.

Il s’était exprimé le mardi 2 juillet. Il avait dit : « L’âme de la France est avec ceux qui continuent le combat. » Mais le drame de Mers el-Kébir n’avait pas encore eu lieu.

Ce lundi 8 juillet, il faut l’affronter.


« J’en parlerai nettement, sans détour, car dans un drame où chaque peuple joue sa vie, il faut que les hommes de cœur aient le courage de voir les choses en face et de les dire avec franchise », commence-t-il.

Il dit sa « douleur », sa « colère » devant ce « drame déplorable et détestable ».

Mais « j’aime mieux savoir, même le Dunkerque, notre beau, notre cher, notre puissant Dunkerque échoué devant Mers el-Kébir, que de le voir un jour, monté par des Allemands, bombarder des ports anglais ou bien Alger, Casablanca, Dakar.

« En amenant cette canonnade fratricide, puis en cherchant à détourner contre des alliés trahis l’irritation des Français, le gouvernement qui fut à Bordeaux est dans son rôle, dans son rôle de servitude…

« Les Français dignes de ce nom ne peuvent méconnaître que la défaite anglaise scellerait pour toujours leur asservissement… Nos deux grands peuples demeurent liés l’un à l’autre. Ils succomberont tous les deux ou bien ils gagneront ensemble.

« … Quant à ceux des Français qui demeurent encore libres d’agir suivant l’honneur et l’intérêt de la France, je déclare en leur nom qu’ils ont, une fois pour toutes, pris leur dure résolution.

« Ils ont pris, une fois pour toutes, la résolution de combattre. »


Ce lundi 8 juillet 1940, à l’Olympia Hall, Daniel Cordier et ses camarades écoutent ce discours de De Gaulle, sur un poste de TSF que Cordier vient d’acheter.

Cordier, au fur et à mesure que les phrases se déroulent, « admire l’audace de cet homme qui exprime sans concession, non pas notre réaction passionnelle mais le point de vue de la France. Sa parole ne traduit pas une opinion mais une politique… Je suis bouleversé par ce discours. L’exposé sans chaleur qui m’a tant choqué lors de sa venue parmi nous le samedi 6 juillet prend, à la lumière de la tragédie de Mers el-Kébir, une grandeur digne du langage de la France. »

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