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Dans les dix derniers jours du mois de juillet 1940, Hitler, ses généraux, ses diplomates, doivent s’en convaincre : ces « fous d’Anglais » rejettent toute idée d’arrangement, et se moquent même ou traitent avec dédain le discours du Führer, prononcé le vendredi 19 juillet.


Les journaux des pays neutres, suédois, américains, suisses, argentins, rapportent tous que l’Angleterre est devenue une sorte de fourmilière dans laquelle on aurait introduit un corps étranger.

Partout, dans les jardins, dans les champs même, on creuse des tranchées.

Autour des édifices publics, on entasse des sacs de sable.

De vieux messieurs, casque sur la tête, masque à gaz en bandoulière, deviennent des chefs d’îlots, des observateurs fixant le ciel, transmettant à des centres d’opérations des indications sur la route suivie par les escadrilles allemandes dès lors qu’elles abordent la côte anglaise.

On voit des réservistes faire l’exercice avec pour toute arme des bâtons.


Ces « fous d’Anglais » veulent se battre, et Halifax, le lord dont Hitler pensait qu’il pouvait incarner une autre politique qui déboucherait sur un compromis avec l’Allemagne, répond lui-même, le lundi 22 juillet, au discours du Führer, par un « non » énergique à toute négociation.

Et cependant, les généraux invités par Hitler dans sa résidence de l’Obersalzberg ou dans l’un de ses quartiers généraux sont surpris. Hitler ne paraît pas affecté par l’attitude anglaise, comme s’il n’avait jamais vraiment envisagé la traversée de la Manche.

« Sur terre, je suis un héros, confie-t-il d’un ton léger à von Rundstedt, mais sur l’eau je suis un poltron ! »

En même temps, le Führer explique à l’ambassadeur d’Italie Alfieri, et au ministre Ciano, que son discours du 19 juillet était destiné d’abord à l’opinion publique, et qu’il n’avait jamais cru à une réponse anglaise positive.

« Cela, dit-il, a toujours été une bonne tactique, de rendre l’ennemi responsable aux yeux de l’opinion publique, en Allemagne et ailleurs, des événements à venir. Cela renforce le moral et affaiblit celui de l’ennemi. Une opération comme celle que l’Allemagne projette sera très sanglante. Il faut donc convaincre l’opinion publique que tout a été fait au préalable pour éviter cette horreur. »


Mais lorsque, marchant parmi ses généraux et ses amiraux sur la terrasse de son immense « chalet » de l’Obersalzberg, il les écoute, tête baissée, on le sent presque satisfait de leur prudence et même de leurs réserves.

L’amiral Raeder est le plus réticent. Il lui faudrait, dit-il, pour transporter les troupes, 1 722 chalands, 1 161 vedettes, 471 remorqueurs et 155 navires de transport.

Raeder ajoute que cette armada ne serait pas à l’abri d’une attaque dévastatrice de la Royal Navy. Par ailleurs, « l’opération ne peut être conduite que si la mer est calme ».

En outre, rassembler un si grand nombre de chalands et de remorqueurs paralyserait l’activité fluviale et donc la vie économique allemande !

« Tout bien considéré, conclut Raeder, la meilleure époque pour l’opération serait mai 1941 ! »

Hitler reste longtemps silencieux, puis déclare qu’on ne peut pas attendre si longtemps, mais « des opérations de diversion en Afrique doivent être étudiées ».

Puis il précise qu’il faut préparer le déclenchement de l’opération Seelöwe pour le 15 septembre 1940… ou, en effet, mai 1941 !

Il ne cherche pas à dissimuler ses hésitations, ses réticences.

Tout à coup, il parle de la Russie, avec détermination. « Il faut, dit-il, régler la question russe. »

Staline vient de transformer la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie en républiques soviétiques. Les Roumains demandent que des divisions blindées viennent protéger les champs de pétrole de Ploiesti que les Russes menacent.


Hitler se tait, les généraux font cercle autour de lui.

« L’Angleterre refuse la paix, dit-il, parce qu’elle espère conclure une alliance avec les Russes !

« Mais si la Russie est vaincue, que restera-t-il à M. Churchill ? Le Canada ? Les États-Unis ? Encore faut-il que l’opinion publique britannique soit toujours résolue à faire la guerre.

« Tout va dépendre de la Luftwaffe », conclut Hitler.


Il dicte peu après la Directive n° 17 pour « la conduite de la guerre aérienne et navale contre l’Angleterre ».

Il faut écraser l’aviation anglaise, les ports, spécialement ceux utilises pour l’approvisionnement en nourriture.

« Je me réserve la décision des attaques terroristes de représailles », précise Hitler avant d’ajouter : « La guerre aérienne intensifiée peut commencer le 6 août 1940. »

Il s’interrompt, murmure : « Le 6 août au plus tard. »

Puis, comme s’il était libéré d’avoir trouvé une issue, il ajoute :

« Si l’effet des attaques aériennes est tel que l’aviation ennemie, les ports, les forces navales, etc., sont gravement endommagés, l’opération Seelöwe sera exécutée en 1940, le 15 septembre. Autrement, elle sera retardée jusqu’en mai 1941. »

Il poursuit d’une voix martiale, regardant chacun des généraux qui l’entourent. Il charge le Grand État-major de la Wehrmacht – l’OKW – de commencer à préparer l’attaque contre la Russie.

Les généraux Keitel, von Brauchitsch, Jodl, baissent cérémonieusement la tête, le corps raidi, les talons joints.


Qui, dans le Paris occupé de ce mois de juillet 1940, peut imaginer ce qui se trame dans la vaste résidence de Hitler d’où l’on domine les cimes de l’Obersalzberg ?

Les journaux sont autorisés à paraître, financés, contrôlés par les autorités allemandes. Un certain lieutenant Weber est chargé des relations avec la presse.

Étranges journaux que les Parisiens feuillettent avec surprise et dédain. Et l’Angleterre y occupe la première place.

Le Matin titre ainsi :

« La réponse de Pétain, grand soldat, à M. Churchill, petit politicien. »

La conclusion de l’article est délirante. On lit :

« As-tu compris, Israël ?

« Si tes fils camouflés en nationaux anglais n’abaissent ni leurs plumes ni leurs armes, ils seront anéantis avec toutes tes entités, tes slogans et tes termes !

« Telle est la volonté du Christ social !

« Alors l’Allemagne victorieuse et la France vaincue formeront les assises inébranlables du grand peuple aryen de l’Europe. »

Dans le journal Les Dernières Nouvelles – dont la durée de vie sera courte –, on apprend, le 23 juillet, que Lloyd George a gagné quarante députés anglais à l’idée d’une négociation avec l’Allemagne. Invraisemblable !

Et le même quotidien recense les « bobards » qui circulent à Paris.

« Ce sont les Anglais qui ont débarqué à Dunkerque, qui occupent Lille, ou qui ont repris Bordeaux. »

Et le journal de conclure :

« Insanités pour qui veut réfléchir, mais qui contribuent à entretenir un déplorable état d’esprit chez des gens dont les nerfs ont été mis à rude épreuve jusqu’au 15 juin dernier.

« Méfiez-vous des fausses nouvelles. Elles n’ont qu’un seul but : empêcher le redressement de la France ! »


En fait, si les Parisiens accordent du crédit à ces rumeurs et les colportent, c’est qu’au fond d’eux-mêmes l’espoir d’un retournement miraculeux de la situation demeure vivace.

Seule une minorité s’enthousiasme à la prose enflammée d’Alphonse de Châteaubriant, écrivain et essayiste de renom qui, dans l’hebdomadaire La Gerbe, s’écrie, s’adressant aux jeunes Français :

« Êtes-vous prêts ?

« Une ère nouvelle est en train de naître, elle traverse notre chair, ère de pureté, commandée par l’immense rythme de la vie créatrice… Êtes-vous prêts ? »


Ainsi cette presse parisienne fait-elle écho à l’idée de Révolution nationale que le gouvernement de Pétain veut mettre en œuvre.

On crée les Chantiers de jeunesse, substitut au service militaire. Les « compagnons », les « gars » y chantent au moment du lever des couleurs l’hymne qui remplace La Marseillaise.


Maréchal, nous voilà

Devant toi

Le Sauveur de la France

Nous jurons, nous, tes gars

De servir et de suivre tes pas

Maréchal, nous voilà !

Tu nous as redonné l’espérance

La Patrie renaîtra !

Maréchal, Maréchal, nous voilà !


Les disciples de Maurras, les anciens de la Cagoule – les plus proches des idées fascistes – sont nombreux dans l’entourage de Pétain. Soucieux de l’ordre moral et social, ils veulent mettre la Révolution nationale au service de leurs idées. La devise de l’État français, Travail, Famille, Patrie, leur convient.

Ils soutiennent le Maréchal et, comme lui, Laval les inquiète et les révulse.


« La France possède deux grands hommes, Philippe Pétain et Charles Maurras, écrit René Benjamin, qui est membre de l’Action française. L’un est la force de la pensée, l’autre est la force de l’action… Pétain au pouvoir couronne la pensée de Maurras. »

Le samedi 27 juillet, René Benjamin assiste à l’hôtel du Parc à la rencontre des deux « grands hommes ».

« Dès qu’il vit Maurras, Pétain se leva. Maurras s’élança, mit sa main dans celle du Maréchal et se releva, radieux. Et les yeux de ces deux hommes croisèrent leurs feux. Ce furent deux éclairs ; je crois les voir encore : la lumière du respect ; la flamme de l’admiration… Maurras eut envie de s’écrier “Sauveur, ô sauveur magnifique !” »


Cette démesure dans la célébration de la rencontre entre ces deux figures emblématiques des hommes qui gouvernent à Vichy exprime la sorte d’ivresse qui les saisit devant cette « divine surprise » que leur offre la défaite.

Ils ont enfin pu jeter à bas cet édifice républicain que l’Action française, les milieux fascisants de la Cagoule subissaient depuis des décennies.

Et ils peuvent aussi reprendre le fil de l’histoire nationale tranché par cette Révolution française qui a brisé la millénaire monarchie. La France, comme l’écrit Claudel, est « la fille de Saint Louis ».

Or l’occasion – la divine surprise de 1940 – permet d’effacer l’héritage révolutionnaire et républicain.

La Révolution nationale, c’est l’antithèse de la Révolution de 89. Et c’est aussi la revanche des antidreyfusards, vaincus il y a quarante ans.


Une nouvelle législation rétablit le délit d’opinion et le délit d’appartenance à une communauté.

C’en est fini des droits de l’homme.

Les garanties juridiques sont annulées : un simple décret ministériel peut relever de ses fonctions tout fonctionnaire. L’accès aux emplois publics est interdit à toute personne née d’un père étranger.

Toutes les naturalisations intervenues depuis 1927 sont révisées. Toute personne ayant quitté le territoire métropolitain entre le 10 mai et le 30 juin 1940 est déchue de la nationalité française. Voilà pour de Gaulle !

Les associations secrètes sont interdites : la franc-maçonnerie est visée. Tout fonctionnaire doit s’engager à ne pas appartenir aux organisations interdites.

Les Juifs étrangers peuvent être internés.


En quelques semaines, à compter du 20 juillet, la France est emprisonnée par une trame serrée de lois d’exception, et chacun comprend qu’il n’y a là qu’un début.

L’État français s’affirme bien comme le contraire de la République.

Désormais, il existe des catégories de Français qui, a priori, sont exclues de la protection des lois.

Et une nouvelle loi est en préparation, en cet été 1940 : le ministre de l’Intérieur pourra prononcer la démission d’office des conseillers généraux d’arrondissement et des conseillers municipaux.

Toute assemblée politique est soumise aux décisions gouvernementales : la République est bien morte.


Le samedi 27 juillet, deux voitures noires, des tractions avant Citroën, s’arrêtent dans le camp de réfugiés du Vernet dans l’Ariège. Une commission de contrôle allemande a obtenu des autorités française la liste des Allemands qui sont retenus au Vernet depuis le début de la guerre.

Le général François qui commande la région s’étonne – et s’indigne – auprès de Vichy qu’on livre des francophiles – il y a trois agents du 2e Bureau français de renseignements – à la Gestapo.

Vichy répond qu’il faut remettre les prisonniers en application de l’article 19 des clauses de l’armistice.

Le général François désobéit et fait évader les détenus allemands.

Il sauve, par cet acte et malgré Vichy, une parcelle de l’honneur de la France.


Mais Laval, en éclaireur de pointe, et derrière lui Pétain et son gouvernement sont convaincus qu’il faut céder au vainqueur allemand, parce que le destin de la France est d’être à ses côtés, en préservant certes la plus grande part de souveraineté. Et Laval croit pouvoir réussir à convaincre les Allemands de l’intérêt qu’il y aurait pour le Reich à choisir la France comme un partenaire respecté.


Il l’a dit à Paris à ses interlocuteurs allemands et d’abord à Abetz.

« L’Allemagne, a-t-il expliqué de sa voix grasseyante, peut faire subir de grands dommages à la France, mais il lui est impossible de l’anéantir. Chaque abus se retournera un jour contre l’Allemagne elle-même car toutes les œuvres humaines ne sont que passagères. »


Rentré à Vichy, dès le lundi 22 juillet, il rend compte de ses entretiens avec Abetz :

« Pendant deux heures, écrit Baudouin, Laval nous fait un récit fumeux, détaillé et désordonné de ses négociations à Paris. Il ne paraît pas avoir négocié mais conversé en désordre avec Abetz en s’engageant très loin…

« Il a promis une collaboration très large aux Allemands sans préciser ce qu’il entendait par ce mot. »


En fait, il a confié aux Allemands que des poursuites avaient été décidées contre les responsables de la guerre : Daladier, Gamelin, Reynaud, Mandel, Blum. L’affaire serait renvoyée devant un tribunal en formation – correspondant à peu près à « notre cour de justice populaire », souligne un diplomate allemand. Les sept juges seraient nommés par le gouvernement.

Et tous les Juifs connus seront invités à quitter Vichy avec interdiction de s’installer dans l’Allier ou le Puy-de-Dôme.


Ces preuves de servilité données, cette suite de capitulations, en vue de promouvoir la collaboration, en ce mois de juillet, ne produisent aucun résultat.

Au contraire.

Le mercredi 24 juillet, des douaniers allemands sont placés sur les crêtes des Vosges, à l’ancienne frontière de 1914. L’Alsace est annexée de fait et le lundi 29 juillet l’usage de la langue allemande y est seul autorisé.

Déjà, les Alsaciens et Lorrains d’origine française ont été expulsés !

La ligne de démarcation est, le lundi 22 juillet, fermée.

Il s’agit pour les Allemands de montrer qu’ils peuvent serrer ce garrot jusqu’à l’asphyxie de l’économie des deux zones.

« Elle peut entraîner, commente le responsable allemand Hemmen, la mort de la France, si la France et l’Allemagne ne se mettent pas d’accord pour collaborer. »

Et pour bien marquer que c’est Berlin qui décide en maître, et que la France doit s’incliner, le général Streccius, commandant de l’administration militaire en France, expulse de Paris le ministre des Finances, Yves Bouthillier, qui s’était installé rue de Rivoli pour affirmer la volonté du gouvernement de Pétain de gagner la capitale.

On ne force pas la main aux nazis.

Le lundi 22 juillet, ils prennent le contrôle des banques. Le lendemain, ils décident d’exercer un droit de regard sur la justice. Les magistrats doivent soumettre certains procès aux occupants.

Vichy est nu.


En cette fin de juillet 1940, le gouvernement Pétain en plein désarroi s’interroge. Les Allemands l’étouffent. Faut-il attendre de mourir ?

« Il ne faut rien faire tant que je n’aurai pas reçu la réponse d’Abetz et que je ne l’aurai pas revu », répète Pierre Laval.

Pétain veut agir, voir Hitler afin de « trouver entre soldats et dans l’honneur » un accord que personne n’estime Laval capable d’obtenir.

Le Maréchal décide, si les Allemands venaient à Vichy, de confier à l’amiral Darlan le soin d’ordonner à la marine de guerre de gagner l’Afrique du Nord.

« Je ne veux pas de papier, dit-il à Darlan qui deviendrait son successeur. Je ne veux pas de papier, mais vous devez considérer mon ordre comme définitif. Je ne reviendrai pas sur cette décision. D’autre part, il doit bien être entendu qu’elle restera entre nous. »


Les mardi 30 et mercredi 31 juillet, les événements se précipitent.

Le 30 juillet, un croiseur de la Royal Navy débarque des troupes à Douala, au Cameroun.

Le lendemain 31, Londres assimile la France et l’Afrique du Nord au territoire du Reich et les place sous blocus, interdisant toute communication entre la métropole et les possessions d’outre-mer.

C’est asphyxier les colonies et condamner la France à la disette.


L’amiral Darlan veut faire escorter les convois par des navires de guerre, au risque de déclencher un conflit avec la Grande-Bretagne.

Les autres ministres refusent, mais Darlan l’anglophobe vaut-il mieux que Laval pour résister aux tentations et mirages de la collaboration ?


D’autant plus que des territoires français d’outre-mer se rallient au général de Gaulle. Les Nouvelles-Hébrides le lundi 22 juillet, la Côte d’Ivoire le jeudi 25.

Et pour que persiste la volonté de continuer la guerre aux côtés des Anglais, de refuser l’armistice, de Gaulle annonce que, pour la première fois, des aviateurs français des Forces françaises libres ont participé à un raid de bombardement de l’Allemagne.


Pour Vichy, de Gaulle c’est, comme Churchill – ou pis encore –, l’ennemi irréductible qu’il faut abattre.

Mais aux côtés des hommes de Vichy qui l’accablent de leurs accusations de trahison, et des juges militaires qui préparent son procès, L’Humanité dans l’un de ses numéros clandestins jette sa pierre au Général.

On peut lire :

« Pas pour l’Angleterre.

« Le général de Gaulle et autres agents de la finance anglaise voudraient faire battre les Français pour la City et ils s’efforcent d’entraîner les peuples coloniaux dans la guerre.

« Les Français répondent le mot de Cambronne à ces messieurs.

« Quant aux peuples coloniaux, ils pourraient bien profiter des difficultés que connaissent leurs oppresseurs pour se libérer.

« Vive l’indépendance des peuples coloniaux. »


Ces attaques contre de Gaulle indiquent qu’il devient un acteur à part entière de la guerre.

La France Libre ne compte que quelques milliers d’hommes, mais de Gaulle parle au nom de la France, et il conquiert en Afrique, dans le Pacifique, une assise territoriale.

Sa personnalité s’impose.

Il visite des camps de Volontaires, harangue les jeunes engagés, veille à en rencontrer quelques-uns en tête à tête.

Daniel Cordier est l’un de ceux-là.

« Dans une extase identique à celle des Apôtres, écoutant la parole du Christ, je reçois celle du Général », écrit-il.

Un camarade de Cordier, François Jacob[6], écoute dans ce même camp d’Aldershot le Général et le décrit :

« Il avait la majesté d’une cathédrale gothique. La solidité d’un pilier gothique… Sa voix même, profonde, hachée, semblait ricocher sous des voûtes comme un chœur au fond d’une nef gothique. Il parla. Il fulmina. Il tonna contre le gouvernement Pétain. Il dit les raisons d’espérer. Il prophétisa. »

De Gaulle devient ainsi pour ces Français Libres « l’incarnation sacrée du patriotisme ». Leur combat pour nombre d’entre eux relève d’une mystique.

Daniel Cordier note le dimanche 4 août dans son carnet :

« J’engage toutes mes forces et toute ma vie à ce seul but : refaire une France libre et chrétienne.

« Je promets à Dieu de réaliser dans ma vie un christianisme intégral et de rétablir l’ordre chrétien en France.

« Seigneur, donnez-moi la force de combattre, la Victoire est à vous seul. »


De Gaulle est en communion avec ces Volontaires.

Mais il sait qu’il lui faut vivre dans la solitude du combattant, que Churchill qui l’accueille aux Chequers, la résidence de campagne du Premier Ministre, est un homme chaleureux, mais un Anglais implacable. Il l’a montré au début du mois à Mers el-Kébir.

Il a besoin de la France Libre.

Il vient d’attribuer à ces Free French un immeuble entier de sept étages, au 4, Carlton Gardens, sur l’emplacement de l’hôtel particulier de Palmerston, dans les beaux quartiers, entre le Mall et le Pall Mall, près des clubs illustres du quartier Saint James. Le loyer fixé est de 850 livres par mois.

C’est le geste d’un allié. Mais le consul général du Canada est resté en poste à Vichy, aux côtés du maréchal Pétain. Car Churchill veut conserver un œil et une voix à Vichy.

La guerre ne fait que commencer. Qui peut dire si, à un moment donné, Pétain ne sera pas pour l’Angleterre un partenaire plus docile que ce de Gaulle, connétable de la France ?

Tels sont les hommes qui font l’Histoire !


Le samedi 3 août 1940, de Gaulle n’est pas surpris d’apprendre que le tribunal militaire permanent de la 1re région, siégeant à Clermont-Ferrand, l’a condamné à mort.

Il connaît les trois généraux qui ont prononcé la sentence. Et La Laurencie, La Porte du Theil, Frère sont des patriotes. Mais ils sont aux ordres de Pétain et de Weygand. Dès lors :

« Le colonel d’infanterie breveté d’état-major, en retraite, Charles de Gaulle, est condamné par contumace à la peine de mort, à la dégradation militaire et à la confiscation de ses biens, meubles et immeubles.

« Pour les motifs : trahison, atteinte à la sûreté extérieure de l’État, désertion à l’étranger en temps de guerre, sur un territoire en état de guerre et de siège… »


Paris-soir, devenu un quotidien « allemand », titre sur toute sa première page : « Le général de Gaulle condamné à mort par un nouveau tribunal militaire. »

De Gaulle est le premier condamné à mort du gouvernement de Vichy.


« Les vieillards qui se soignent à Vichy, dit de Gaulle, emploient leur temps et leur passion à faire condamner ceux qui sont coupables de continuer à combattre pour la France… »

Il murmure :

« Maintenant, la France est à reconquérir. »

Puis d’une voix haute, il ajoute :

« Il n’y a pas de France sans épée. Je suis un soldat français, à qui, pour l’instant, incombe le grand devoir de parler seul au nom de la France. »

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