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Le Führer Adolf Hitler parle en cette fin d’après-midi du mercredi 4 septembre 1940.
Jusqu’au dernier moment, sa présence au Sportpalast où se tient le rassemblement qui ouvre la campagne de Winterhilfe – le secours d’hiver – a été tenue secrète de crainte que la Royal Air Force ne bombarde Berlin. Et, comme elle le fait la nuit, Hitler parle une heure avant la tombée du jour.
Les assistantes sociales, les infirmières qui composent la majeure partie de l’assistance, acclament Hitler dès qu’il paraît puis, après les premières phrases, elles l’interrompent, crient leur joie, manifestent leur enthousiasme – qui prend des formes hystériques. Elles tempêtent, elles lèvent les bras, elles hurlent, frappent des talons, font trembler le sol de l’édifice.
« M. Churchill, dit Hitler, fait actuellement la démonstration de sa dernière trouvaille, le raid de nuit, parce que ses avions ne peuvent survoler l’Allemagne de jour… tandis que les avions allemands survolent le sol anglais chaque jour. Toutes les fois qu’un Anglais voit une lumière, il jette une bombe sur les quartiers résidentiels, les fermes et les villages… Je n’ai pas riposté parce que je croyais que pareille folie cesserait. M. Churchill a pris cela pour un signe de faiblesse, à présent nous répondrons nuit pour nuit. L’aviation anglaise lance 2 ou 3 ou 4 000 kilos de bombes, nous en lancerons en une nuit, 150, 200, 300 ou 400 000 kilos… »
Les applaudissements, les cris déferlent. Hitler reprend son souffle :
« Ils déclarent qu’ils multiplieront leurs attaques sur nos villes, eh bien, alors nous raserons les leurs ! »
La salle manifeste frénétiquement.
« Nous mettrons fin aux performances de ces pirates nocturnes de l’air, avec l’aide de Dieu ! »
Le journaliste William Shirer, présent sur l’un des hauts gradins, note :
« Les jeunes Allemandes bondirent sur leurs pieds et la poitrine haletante hurlèrent leur approbation. »
« L’heure viendra, conclut Hitler, où l’un de nous s’effondrera et ce ne sera pas l’Allemagne nationale-socialiste ! » Shirer, témoin effrayé, écrit dans son carnet ces mots qui reflètent son effroi d’Américain posé :
« Les filles en délire gardent suffisamment leur contrôle pour entrecouper leurs cris de joie sauvages d’un chœur de “Jamais ! Jamais !” »
La décision est prise par Hitler et Goering de briser la résistance des Anglais en rasant leurs villes, et ce au détriment de l’attaque systématique des aérodromes, des Ground Controls et des stations radar.
Le samedi 7 septembre, tard dans l’après-midi, la grande attaque aérienne de Londres commence.
La Luftflot 2 déploie 638 chasseurs et 300 bombardiers qui volent en formation serrée. La route de Londres est libre. La chasse anglaise les attend ailleurs… sur les stations radar et les Ground Controls.
Les quartiers surpeuplés de l’East End londonien sont atteints. On dénombre 300 morts et 1 300 blessés gravement frappés.
Les immenses incendies qui ravagent Londres éclairent le ciel comme un phare qui guide l’attaque suivante, nocturne celle-là.
« Londres est en feu », téléphone Goering à sa femme.
Les jours et les nuits suivants, le Blitz sur Londres et les autres villes anglaises continue. Des dizaines de villes, dont Coventry, sont touchées. Mais c’est Londres qui reste la cible.
La population de la capitale garde pourtant un sang-froid qui frappe Daniel Cordier, en permission de vingt-quatre heures à Londres, ce samedi 7 septembre.
« J’aperçois au loin, dans la lumière du crépuscule, un brasier colossal. Le ciel est en flammes, écrit Cordier. À la gare Victoria, des voyageurs impassibles nous expliquent qu’un bombardement dévastateur a eu lieu dont la cible était les docks.
« Je prends un taxi. En traversant la ville, rien ne me paraît anormal. La foule du samedi soir se rue vers les plaisirs. »
Passant la nuit chez des amis, il est réveillé par les sirènes. Il est invité à descendre au shelter. Son hôte lui explique qu’à Londres, c’est une obligation.
Dans l’abri, « la veillée se transforme en réunion mondaine » : jeux de cartes, livres, gin ou whisky.
Le dimanche 15 septembre, une flotte de 200 bombardiers et 600 chasseurs se heurte à la chasse anglaise rassemblée. Celle-ci intercepte les Allemands avant qu’ils n’atteignent Londres, à l’exception de quelques-uns d’entre eux.
La Luftwaffe n’aura pas la maîtrise du ciel anglais. C’est le tournant décisif de la bataille d’Angleterre, même si pendant cinquante-sept nuits consécutives Londres fut attaqué en moyenne par 200 bombardiers quotidiennement.
Des quartiers ne sont plus qu’un amas de gravats, de débris de meubles, de poutres calcinées. Des survivants trient et fouillent calmement les décombres, arrachant des objets familiers à la terre et à la poussière.
Le roi, la reine, le Premier Ministre viennent les saluer, et Churchill, mâchonnant son cigare, lève la main, l’index et le majeur écartés, représentant le V de victoire.
« Londres pouvait tenir bon, écrit Churchill. Ses habitants encaissèrent tous les coups et ils auraient pu en supporter encore davantage. À cette époque en fait, nous nous attendions sincèrement à la destruction complète de la capitale. Pourtant, comme je l’indiquai à la Chambre des communes, la loi du rendement décroissant joue en cas de démolition des grandes cités. Beaucoup de bombes ne tomberaient bientôt plus que sur des maisons déjà en ruine et ne feraient sauter que des gravats. Sur de vastes surfaces, il n’y aurait plus rien à brûler ou à détruire, et cependant des êtres humains y auraient encore, çà et là, leurs foyers et continueraient à travailler avec une ingéniosité et une force d’âme sans limite. »
Dès lors que la Luftwaffe ne réussit pas à réduire la chasse anglaise et donc à raser les villes, les usines d’armement, les docks et les quais des ports, personne ne peut plus croire que le moral britannique, la détermination de poursuivre la guerre seraient annihilés.
Dans ces conditions, le débarquement est impossible.
Le mardi 17 septembre, malgré les rodomontades du Reichsmarschall Goering, Hitler remet l’opération Seelöwe à une date indéterminée.
« Il se passe quelque chose d’étrange outre-Manche, dit Hitler après avoir annoncé à ses généraux sa décision. Hier, les Anglais étaient par terre, les voilà de nouveau debout. Ils s’accrochent comme des noyés à l’espoir d’un complet retournement de la situation d’ici à quelques mois. Mais si nous écrasons la Russie, la dernière planche de salut de l’Angleterre sombre avec elle et l’Allemagne deviendra maîtresse de l’Europe, y compris des Balkans. Pour tous ces motifs la Russie doit être liquidée. Le plus tôt sera le mieux. Date prévue : printemps 1941. »
Hitler parle avec emphase, cite des passages de Mein Kampf, écrit quinze ans plus tôt et dans lequel il affirme :
« Nous autres, nationaux-socialistes, repartons du point où notre pays s’est arrêté il y a six cents ans. Nous mettons fin à la perpétuelle poussée de l’Allemagne vers le sud et l’ouest de l’Europe pour tourner nos regards vers les espaces de l’Est. C’est à la Russie et aux États vassaux de ses frontières que nous devons songer tout d’abord. Le colossal empire de l’Est est mûr pour la désagrégation. La fin de la domination juive en Russie marquera également la fin de la Russie en tant que nation. »
On a l’impression à l’écouter qu’il salive, savoure ses phrases, jouit de les retrouver.
Il ajoute :
« L’opération vaut la peine d’être entreprise, mais à une condition : notre résolution formelle d’annihiler la nation soviétique en un seul coup de massue. La conquête de ses territoires ne suffit pas. Il s’agit d’anéantir ses possibilités même d’existence. »
Ainsi, en ce mois de septembre 1940, Hitler dessine sa guerre à venir.
Il la prépare : dix divisions d’infanterie et deux divisions de blindés sont transférées de l’Ouest en Pologne.
« Il importe, précise l’attaché militaire allemand à Moscou, le général Ernst Koestring, d’éviter que ces mouvements et concentrations de troupes ne donnent aux Russes l’impression que l’Allemagne prépare une offensive à l’est. »
Toujours en ce mois décisif de septembre 1940, des « missions militaires allemandes » sont envoyées en Roumanie.
Et le vendredi 27 septembre, un pacte tripartite – Japon, Allemagne, Italie – est signé.
Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du Reich, s’emploie à rassurer Molotov – son homologue russe – et Staline sur les « bonnes intentions » allemandes à l’égard de la Russie.
Molotov est soupçonneux, mais en cette fin septembre 1940, Staline s’accroche à l’idée qu’il peut détourner la guerre de la Russie et qu’il faut prendre les nazis à leurs paroles. Et donc continuer à leur fournir des matières premières, des minerais avec lesquels Berlin alimente l’industrie d’armement allemande.
Qui tourne déjà à plein régime en vue de cette guerre à l’est, à laquelle Staline ne veut pas croire.
Cet avenir qui s’annonce n’étonne pas de Gaulle. Il est à bord du Westernland qui vogue vers Dakar, en compagnie de deux cuirassés, quatre croiseurs et le porte-avions Ark Royal, commandés par l’amiral Cunningham.
On a fait escale à Freetown, en Sierra Leone, où de Gaulle a appris que Tahiti, la Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon ont rallié la France Libre.
Pourquoi pas Dakar ?
Et cependant, il est inquiet.
Une escadre française « vichyste » a franchi le détroit de Gibraltar et a gagné Dakar, où se trouve déjà le Richelieu.
Depuis Mers el-Kébir, les marins français sont à l’image de leurs officiers et de l’amiral Darlan, résolument anglophobes.
Aux yeux des « vichystes », de Gaulle n’est qu’un officier qui s’est mis à la solde de Churchill et qu’un tribunal militaire vient de condamner à mort pour trahison.
À Dakar, faut-il que coule le sang français ?
De Gaulle doit accepter de prendre ce risque.
Il le dit à ses Français Libres qu’il réunit sur le pont du Westernland et qu’il harangue :
« Vous êtes mes soldats, mes amis, mes compagnons, commence-t-il. Si je ne vous parle pas souvent, je vous connais… Je sais d’où vous venez et ce que vous voulez. J’ai confiance en vous et je vous aime bien. Actuellement, nous sommes les seuls à représenter la France. Ce qu’elle a comme armes, ce sont nos armes. Ses succès seront ceux de nos armes. »
Il hausse la voix, se rapproche de ces hommes alignés, attentifs, graves.
« La France de demain sera en grande partie ce que nous la ferons. Son sort est entre nos mains. »
Il reste silencieux un long moment pour que ces hommes mesurent la gravité de ce qu’il va dire.
« Aussi, ceux qui se mettraient en travers de notre route, quels qu’ils pourraient être, se mettraient en travers de la route de la France. »
Il fait un pas en avant. Il sait qu’ils sont prêts à affronter la grande épreuve : le combat fratricide.
« À mon commandement, garde à vous !
« Au revoir. »
Le lundi 23 septembre, dans les brouillards de l’aube, alors qu’on ne distingue pas encore les contours de la rade de Dakar, deux vedettes chargées de parlementaires français se détachent du Westernland pour gagner la côte.
À bord de l’une d’elles, ce religieux qui a choisi de porter l’uniforme, le capitaine de frégate Thierry d’Argenlieu. Les Français de Dakar, ces « vichystes », refusent de laisser débarquer les « gaullistes ».
Et au moment où ces plénipotentiaires s’éloignent, leurs vedettes sont prises sous un feu violent. Thierry d’Argenlieu est blessé.
Deux avions chargés de Français Libres qui ont décollé de l’Ark Royal sont pris pour cibles par les canons du Richelieu.
Le sang français a commencé de couler. Il n’y aura pas de ralliement.
Les pièces lourdes du Richelieu canonnent les navires anglais et français. Cunningham donne l’ordre de riposter.
Des navires des « vichystes » sont coulés. Le cuirassé anglais Resolution est torpillé.
Le mercredi 25 septembre, après deux jours de combat, Churchill télégraphie de Londres à 13 h 27 :
« Nous avons décidé que l’opération doit être abandonnée en dépit des conséquences fâcheuses. Les erreurs en présence de l’ennemi méritent l’indulgence. On ne peut tout prévoir. »
Ces mots du Premier Ministre ne calment pas la douleur.
« Dès le jeudi 26 septembre, vers 10 heures, au large donc, notre chef vint s’asseoir un instant dans ma cabine de blessé, écrit Thierry d’Argenlieu.
« Il souffrait à l’intime de l’échec aujourd’hui consommé. Il se taisait. Je réagis autant que faire se pouvait. Silence. Alors de ma couchette, à travers les cent rumeurs de notre navire en marche, je perçus telle une plainte : “Si vous saviez, commandant, comme je me sens seul.” »
Peut-être, à cet instant-là, pense-t-on, la mort peut seule faire oublier l’échec et sa souffrance.
Mais il y a l’ennemi et ce que l’on doit à ceux – tel le petit-fils du maréchal Foch – tombés ici, pour la France, tués ou blessés par des Français au patriotisme dévoyé.
La lutte n’en doit devenir que plus résolue.
Mais de Gaulle sait qu’il va porter les stigmates de cet échec devant Dakar.
À Londres, la presse multiplie les critiques, suggère à Churchill de remplacer ce de Gaulle par l’amiral Muselier ou le général Catroux. Elle accuse ces Free French d’être responsables, par leurs bavardages au moment du départ d’Angleterre, de ce fiasco.
Le News Chronicle écrit :
« Sur quelles bases le gouvernement a-t-il accepté les assurances d’un général de grande expérience militaire mais qui n’est pas un politique ?
« Nous pouvons répudier ce général de Gaulle avec le même cynisme dont son pays a fait preuve pour nous répudier en juin.
« Nous ne pouvons risquer la cause de la liberté pour une poignée d’hommes ! »
Aux États-Unis, la presse est plus sévère encore.
À Vichy, tous ceux qui ont choisi l’armistice et la collaboration se déchaînent.
On diffuse plusieurs fois le « Message à l’Empire français » lancé par Pétain.
« La France a perdu la guerre. Les trois cinquièmes de son territoire sont occupés, dit le Maréchal. Elle s’apprête à connaître un hiver pénible. Mais son unité doit rester intacte. Aucune tentative de quelque côté qu’elle vienne, de quelque idéal qu’elle se pare, ne saurait prévaloir contre elle.
« Le premier devoir est aujourd’hui d’obéir… »
Il faut se rebeller, se battre au contraire : les mots de soumission du maréchal Pétain fouettent de Gaulle.
Il va se rendre dans les territoires de l’Afrique-Équatoriale qui ont rejoint la France Libre.
Le combat lui paraît d’autant plus nécessaire que le gouvernement de Vichy rompt avec toutes les règles, agit dans l’arbitraire.
Le château de Chazeron a été loué aux environs de Vichy pour y interner les anciens ministres de la République : Reynaud, Daladier, Mandel, et le général Gamelin. Et quand on ne peut se saisir d’un ministre… on arrête son fils !
On déchoit de la nationalité française et on confisque les biens des personnalités qui ont exprimé leur hostilité, qui appartiennent à la franc-maçonnerie ou qui sont juives.
Dans la même charrette, on trouve Pierre Cot et les Rothschild, René Clair et Alexis Leger (Saint-John Perse).
On prépare le procès des « responsables » de l’entrée en guerre et la cour de Gannat, non loin de Vichy, condamne à mort des officiers « gaullistes », dont le général Catroux.
Ces mesures d’oppression, de vengeance politique, s’accompagnent d’une apologie par le maréchal Pétain de l’« idée nationale-socialiste ».
Il l’affirme dans un long article de la Revue des Deux Mondes, publié le dimanche 15 septembre.
« Nous avons d’autant moins de peine à accepter cette idée nationale-socialiste qu’elle fait partie de notre héritage classique ! »
Et le Maréchal poursuit :
« C’est ainsi que nous la trouvons telle qu’elle est chez le plus français de nos écrivains, chez le plus national de nos poètes, le bon La Fontaine » et… de citer la fable Le Laboureur et ses enfants.
On devrait rire, mais derrière la sénilité intellectuelle, on entend les propos violents d’un Marcel Déat qui fut député socialiste et valeureux combattant de 14-18, et de surcroît agrégé de philosophie, élève de l’École normale supérieure.
Patriote dévoyé, aveuglé par son ambition, Déat écrit :
« La France se couvrira s’il le faut de camps de concentration, et des pelotons d’exécution fonctionneront en permanence.
« L’enfantement d’un nouveau régime se fait aux forceps et dans la douleur. »
C’est ce prix que les idéologues sont prêts à faire payer aux Français pour faire entrer la France dans l’Europe nouvelle de Hitler.
Et avec quelle perspective ?
Déat le dit avec cynisme :
« La France doit devenir le verger et le Luna Park de l’hitlérisme. »
Qui pourrait, s’il aime la France, renoncer à se battre contre ces gens-là qui la trahissent et l’avilissent ?
De Gaulle dans sa cabine, en rade de Freetown, écrit à son épouse le samedi 28 septembre :
« Ma chère petite femme chérie,
« Comme tu l’as vu, l’affaire de Dakar n’a pas été un succès. Pour le moment, tous les plâtres me tombent sur la tête. Mais mes fidèles me restent fidèles et je garde bon espoir pour la suite.
« Je ne compte pas revenir à Londres avant quelque temps. Il faut patienter et être ferme.
« Combien j’ai pensé à toi, et pense toujours à toi et aux babies dans tous ces bombardements…
« Je considère que la bataille d’Angleterre est maintenant gagnée.
« Mais je m’attends à la descente en Afrique des Allemands, Italiens et Espagnols.
« C’est le plus grand drame de l’Histoire et ton pauvre mari y est jeté au premier plan avec toutes les férocités inévitables contre ceux qui tiennent la scène.
« Tenons bon.
« Aucune tempête ne dure indéfiniment. »