20.

De Gaulle s’est rendu à l’Olympia Hall, là où Daniel Cordier et ses camarades attendent de pouvoir s’engager dans ces Forces françaises libres qui se constituent.

Souvent, ces jeunes Français qui ont pris tous les risques pour parvenir en Angleterre sont des adolescents – en culottes courtes quelquefois ! – qui changent leur date de naissance afin de se vieillir et pouvoir ainsi prendre les armes.

Ils commencent à être pour les Anglais les Free French.

Pour qu’on puisse identifier ses troupes, de Gaulle a décidé que chaque navire rallié – et l’amiral Muselier a entraîné quelques cargos avec lui –, chaque avion des Forces françaises libres portera comme emblème la croix de Lorraine ; et ce, à compter de ce lundi 1er juillet 1940. La proposition en a été faite par un capitaine de corvette – Georges Thierry d’Argenlieu – qui vient de s’enfuir de Cherbourg où il était prisonnier.

Mais de Gaulle se souvient qu’il avait fait peindre cette croix sur ses blindés quand il commandait à Metz le 507e régiment de chars.

Un autre temps, si proche et qui semble d’un autre siècle, tant sa vie a changé !


Hier, dimanche 30 juin, le général Weygand lui a donné l’ordre de se constituer prisonnier à la maison d’arrêt de Saint-Michel de Toulouse !

Et aujourd’hui, lundi 1er juillet, M. de Castellane, diplomate qui représente le gouvernement du maréchal Pétain, lui transmet le message que l’ambassade vient de recevoir :

« Le général de brigade de Gaulle (Charles, André, Joseph, Marie) est informé qu’il est renvoyé devant le tribunal militaire de la 17e région, pour CRIME de refus d’obéissance en présence de l’ennemi et délit d’incitation de militaires à la désobéissance. Il doit se constituer en état d’arrestation. »

On l’avait déjà rayé des cadres de l’armée !

De Gaulle retourne le document.

« Il ne présente à mes yeux aucune espèce d’intérêt », écrit-il en marge.


De Gaulle éprouve du mépris pour ces ministres de Pétain qui agissent comme si le monde n’était pas entré en « révolution » et n’allait pas être totalement bouleversé par cette guerre qui commence.

Il le dit à un jeune homme au visage émacié, Maurice Schumann, qui était journaliste à L’Aube, un quotidien catholique et social. Schumann s’est embarqué pour l’Angleterre à Saint-Jean-de-Luz. Il veut continuer le combat.

L’essentiel, expose de Gaulle, ce lundi 1er juillet, c’est que Hitler ne réussisse pas à vaincre l’Angleterre et donc qu’il ne parvienne pas à débarquer.

« S’il avait dû venir, il y serait déjà ! Vous avez lu Mein Kampf ? Hitler sera donc conduit à attaquer l’Union soviétique et il se perdra dans une nouvelle campagne de Russie, et la guerre germano-soviétique donnera à cette guerre sa dimension planétaire, comme ce fut le cas pour la précédente. Je veux dire que l’Amérique entrera dans la guerre… Puisque la guerre est un problème terrible mais résolu, il ne reste plus qu’à ramener du bon côté non pas des Français mais la France ! »

À Vichy, où le gouvernement Pétain s’installe, on ne regarde pas au loin ! On imagine la guerre finie, l’Allemagne victorieuse. On se soucie d’abord de se partager les hôtels.

Pétain, Laval, et le ministère des Affaires étrangères s’installent à l’hôtel du Parc.

Les parlementaires, qui sont convoqués pour la réunion en Congrès des deux Chambres, le mercredi 10 juillet, seront au moins sept cents, logeront à l’hôtel Majestic.

Mais Vichy, dès ce premier jour de juillet, est surpeuplé, grouille d’ambitieux, de journalistes, d’escrocs, de financiers, d’industriels, de toute cette faune qui vit dans la proximité du pouvoir et en tire argent – par la distribution des prébendes, des fonds secrets – et honneurs.

Les hôtels sont bondés, la mairie embouteillée.

On couche pêle-mêle sur la paille, dans les bâtiments du concours hippique. On colporte les rumeurs. On se presse dans le hall de l’hôtel du Parc afin de tenter d’apercevoir le maréchal Pétain, droit, presque guindé, sa canne à la main, son visage rose et ses yeux clairs, ou Pierre Laval, le teint foncé, le poil noir, petit et râblé, sorte de silhouette de maquignon retors.

Il n’a qu’un seul but – c’est cela son « horizon » dans la Nouvelle Europe allemande –, faire voter par le Congrès des deux Chambres (Sénat et Chambre des députés réunis) l’abolition de la Constitution de la IIIe République.


Laval prend toutes les précautions afin de rassembler une majorité.

Des « gros bras » arrivent à Vichy pour intimider les parlementaires qui seraient réticents. Le Congrès doit se réunir sous la pression de la « rue », vivre dans l’inquiétude et même la peur.

Quant aux députés embarqués à Bordeaux sur le Massilia, on les a conduits à Alger. Ils tempêtent, exigent leur rapatriement en métropole, invoquent leur droit à participer à la réunion du Congrès, le 10 juillet. Mais le gouvernement s’y refuse. Ce sont des opposants déterminés. On les retient à Alger en dépit de leurs protestations.


Ce lundi 1er juillet, Laval est donc tout entier engagé dans la préparation de sa manœuvre politique à laquelle il veut donner une apparence de légalité.

Il ne se soucie pas des informations qui commencent à circuler sur les intentions anglaises de déclencher dans les prochains jours – peut-être les prochaines heures – l’opération dite Catapult, destinée à « neutraliser » la flotte de guerre française, afin d’empêcher les Allemands de s’en emparer.

Churchill, depuis la signature de l’armistice, est persuadé que l’article 8 de l’accord, accepté par les Français, laisse en fait les mains libres aux troupes de Hitler. Cet article 8 prévoit que la flotte française « sera rassemblée dans les ports à désigner pour y être démobilisée et désarmée sous contrôle allemand et italien ».


Churchill n’est pas homme à croire en la parole de Hitler !

Et cette question du sort de la flotte française l’obsède depuis le 10 juin, quand il a pressenti la défaite française. Il craint, si les Allemands s’emparent de la flotte, « d’exposer la Grande-Bretagne à des dangers mortels et de lourdement compromettre la sécurité des États-Unis ».

Et puis un ultimatum, un coup de force, une rupture violente avec le gouvernement Pétain-Laval proclameraient aux yeux du monde l’irréductible détermination anglaise.

Et peut-être aussi annihileraient-ils les intentions des quelques politiciens anglais – lord Halifax – tentés de conclure la paix avec Hitler.


Déjà, les navires français ancrés dans les ports britanniques sont bloqués et toutes les démarches et protestations du gouvernement Pétain sont rejetées. L’interdiction d’appareiller est strictement maintenue.

Dans la rade d’Alexandrie, l’amiral Cunningham se voit confirmer l’ordre de bloquer la Force X française de l’amiral Godfroy.

Le lundi 1er juillet, Churchill prend la décision de mettre en œuvre l’opération Catapult dans la nuit du 2 au 3 juillet.

Des commandos entrent en action à l’aube, avec efficacité, habileté et détermination. Dans les ports de Plymouth, Portsmouth, Falmouth, Sherness, ils bondissent sur les ponts des navires français.

Les équipages sont chassés du bord. Les incidents les plus violents ont lieu sur le sous-marin Surcouf. On compte des blessés et un tué.

Les Français sont humiliés, mais l’opération ne devient pas une tragédie.

Il en est de même en rade d’Alexandrie où un accord est conclu entre Français et Anglais.


Mais la tragédie explose, devant Oran, dans la rade de Mers el-Kébir.

Ce mercredi 3 juillet 1940, à 9 h 30, la flotte de l’amiral Somerville – 3 cuirassés, 1 porte-avions, l’Ark Royal, 2 croiseurs, 11 torpilleurs – se présente devant Mers el-Kébir.

Là, sont ancrés et protégés par les batteries côtières d’Oran les joyaux de la marine française, les cuirassés Dunkerque, Bretagne, Strasbourg, Provence, et des contre-torpilleurs. Ils sont commandés par l’amiral Gensoul.

Celui-ci reçoit le commandant Holland – ancien attaché naval anglais à Paris ! – qui lui remet une série de propositions anglaises.

Soit les Français rejoignent les Anglais, dans la lutte contre les Allemands ; soit ils se rendent dans un port britannique, les équipages étant rapatriés ; soit ils gagnent « en notre compagnie » un port français des Antilles où les bâtiments seront démilitarisés, ou confiés aux États-Unis.

« Enfin, conclut l’amiral Somerville, si aucune des propositions ci-dessus n’était acceptée, j’ai reçu du gouvernement de Sa Majesté l’ordre d’employer tous les moyens de force qui pourraient être nécessaires pour empêcher vos bâtiments de tomber entre des mains allemandes ou italiennes. »


Pour l’amiral Gensoul, c’est un ultimatum, qu’il transmet au gouvernement Pétain, omettant la proposition d’un transfert des navires dans un port des Antilles françaises.

Réponse : « Bâtiments français répondront à la force par la force. »

Le mercredi 3 juillet à 13 h 09, l’amiral Darlan annonce à l’amiral Gensoul, en clair, qu’il demande à toutes les forces françaises en Méditerranée de rallier Mers el-Kébir.


Churchill avait envoyé à l’amiral Somerville le message suivant : « Vous êtes chargé de l’une des missions les plus désagréables et les plus difficiles qu’un amiral britannique ait jamais eu à remplir, mais nous avons la plus entière confiance en vous et nous comptons que vous l’exécuterez rigoureusement. »

Un dernier message est envoyé à 18 h 26, ce mercredi 3 juillet : « Les navires français doivent accepter nos conditions ou se saborder ou être coulés par vous avant la nuit. »

Mais l’amiral Somerville a anticipé l’ordre de Churchill.

À 17 h 54, il a donné l’ordre d’ouvrir le feu.


Les avions de l’Ark Royal bombardent. Les batteries des cuirassés visent les navires français immobiles. Le Bretagne saute et chavire : 900 morts ! Le Dunkerque et le Provence s’échouent. Ils sont achevés par des avions torpilleurs le jeudi 4 juillet.

Un cinquième de la flotte française a été coulé. On dénombre 1 297 tués et 351 blessés !



À Vichy, les ministres sont accablés et remettent leurs décisions au lendemain, jeudi 4 juillet.

À Londres, de Gaulle, prévenu dans la nuit du mercredi 3 au jeudi 4 juillet, s’exclame : « C’est un terrible coup de hache dans nos espoirs. »

Il imagine les commentaires des ministres de Pétain, les réquisitoires des journaux, l’émotion et la colère des citoyens français.

De Gaulle s’emporte, et, dans une exclamation chargée de douleur et de colère, il lance :

« Ces imbéciles d’Anglais, ces criminels ! Ils font couler le sang français et ils trouvent encore le moyen d’apporter de l’eau au moulin de la capitulation… Ils ne peuvent pas résister à l’envie d’abaisser la puissance maritime de la France ! »

Puis, après un très long silence, il ajoute :

« Il faut considérer le fond des choses du seul point de vue qui doive finalement compter, c’est-à-dire du point de vue de la victoire et de la délivrance. »

Mais il n’ose avouer cette pensée qui le hante :

« À la place des Anglais, j’aurais fait ce qu’ils ont fait. »


Churchill confie avant de prendre la parole aux Communes, le jeudi 4 juillet dans l’après-midi : « Ce fut la plus pénible et la plus odieuse décision que j’aie eu à prendre. »

Puis il empoigne la tribune et parle d’une voix sourde :

« Lorsqu’un ami et un camarade, aux côtés duquel vous avez affronté de terribles épreuves, est terrassé par un coup décisif, il peut devenir nécessaire de faire en sorte que l’arme qui lui est tombée des mains ne vienne pas renforcer l’arsenal de votre ennemi commun.

« Mais il ne faut pas garder rancune à votre ami pour ses cris de délire et ses gestes d’agonie. Il ne faut pas ajouter à ses douleurs : il faut travailler à son rétablissement.

« L’association d’intérêts entre la France et la Grande-Bretagne demeure ; la cause commune demeure ; le devoir inéluctable demeure. »

L’ensemble des députés se lève pour l’acclamer.

Churchill murmure devant un secrétaire :

« Cette histoire me brise le cœur. »


Les Français sont accablés, comme si l’abîme dans lequel ils sont tombés n’avait pas de fond.

On approuve le gouvernement Pétain d’avoir rompu les relations diplomatiques avec Londres. 1 297 morts, 351 blessés. C’est un massacre !

On apprécie la gravité de Paul Baudouin qui, ministre des Affaires étrangères, répond à Churchill à la radio dans la soirée du jeudi 4 juillet. « À cet acte inconsidéré d’hostilité, le gouvernement français n’a pas répondu par un acte d’hostilité », dit-il.


Pas de guerre contre l’Angleterre donc, mais l’exploitation politique de la tragédie de Mers el-Kébir, l’utilisation de l’émotion, par Laval qui, ce jeudi 4 juillet, en Conseil des ministres, présente son projet de réforme de l’État. Il lit de sa voix rocailleuse :

« Article unique : l’Assemblée nationale donne tous pouvoirs au gouvernement de la République, sous la signature et l’autorité du maréchal Pétain, président du Conseil, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes la nouvelle constitution de l’État français.

« Cette constitution devra garantir les droits du Travail, de la Famille et de la Patrie. Elle sera ratifiée par les Assemblées qu’elle aura créées. »

À certains ministres qui manifestent quelques réserves, Laval répond qu’il doit rencontrer des sénateurs afin de les informer sur « cette agression et destruction de nos bateaux, sur cet acte impardonnable ».

Comment en un tel moment contester le gouvernement ?

« Nous ne pouvons recevoir des coups pareils sans réagir », conclut Laval.


L’opinion est tout entière écrasée par ce que François Mauriac appelle dans Le Figaro « le dernier coup ».

Il écrit :

« Tout à coup le malheur, le seul auquel nous ne nous fussions pas attendus, les corps de ces marins que chacun de nous veille dans son cœur ! M. Winston Churchill a dressé, et pour combien d’années, contre l’Angleterre une France unanime. »

Et le général Rommel commente la situation devant ses officiers.

« L’état de guerre entre la France et la flotte britannique est un événement sans précédent. Il est salutaire pour la France d’agir aux côtés des vainqueurs. Les conditions de paix lui en seront d’autant plus adoucies. »


À Londres, ce jeudi 4 juillet, lors de la pause de midi, à l’Olympia Hall, parmi les Free French, Daniel Cordier entend les premières rumeurs concernant Mers el-Kébir.

« Cela nous paraît si incroyable que nous mettons ça sur le compte de la cinquième colonne. »

Lorsque la nouvelle est vérifiée c’est la consternation. Les Bretons qui ont presque tous un parent dans la marine sont les plus virulents. Au mieux, on les entend dire : « On a besoin d’eux mais ces Anglais, quels salauds ! »

Daniel Cordier connaît, comme lecteur de Maurras, tous les griefs qu’on peut reprocher aux Anglais, de Jeanne d’Arc à Napoléon ! Mais il estime « sans rien connaître des circonstances, que si la marine française avait rallié l’Angleterre comme c’était son devoir, elle serait aujourd’hui intacte et glorieuse ! Une fois de plus, je maudis Pétain ! ».

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