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Il est 3 h 30 du matin, ce mercredi 5 juin 1940. La nuit commence à bleuir dans les vallées de la Somme et de l’Aisne. Et peu à peu surgissent dans les lueurs de l’aube les centaines de Panzers, les automitrailleuses, les camions dans lesquels s’entassent les soldats de l’infanterie motorisée. Les motocyclistes sont assis dans l’herbe et somnolent, le casque posé près d’eux.

Les cent divisions allemandes, dont dix de Panzers, attendent le signal de l’attaque.

Il faudra se saisir des ponts, franchir le canal de la Somme, percer, rouler vite, vers Rouen et Le Havre, c’est-à-dire atteindre la Seine, avec Paris comme objectif.


Le général Rommel date la lettre qu’il écrit à sa « Très chère Lu » du 5 juin, 3 h 30 du matin.

« La seconde phase de l’offensive commence aujourd’hui, précise-t-il. Nous traversons le canal dans une heure. Nous avons eu tout le temps et l’affaire a donc été bien préparée, autant qu’on puisse le prévoir. Je vais observer l’attaque d’assez loin, à l’arrière. Dans une quinzaine j’espère, la guerre sera terminée sur le continent. Des masses de courrier nous arrivent tous les jours. Tout le monde envoie ses félicitations. Je n’ai pas ouvert la moitié de ces lettres. Pas eu le temps. »


L’attaque se déclenche à 4 h 30 sur un front de 300 kilomètres entre la mer et Longuyon, là où s’amorce la ligne Maginot.

Les Panzers et l’infanterie motorisée rencontrent ici et là des résistances héroïques.

Les unités de Rommel se heurtent ainsi au 12e régiment de tirailleurs sénégalais. Les combats sont acharnés, les pertes allemandes importantes et il faudra plusieurs heures aux soldats de Rommel pour s’emparer du village de Condé-Folie.


La voiture dans laquelle se trouve le général est mitraillée. Rommel échappe de peu à la mort.

« Des troupes coloniales françaises se défendent avec une grande bravoure, écrit-il, mais nos chars ont le dernier mot. »

Les Sénégalais prisonniers sont séparés de leurs camarades blancs. Un officier indigène, le capitaine N’Tchoréré, est abattu d’une balle dans la tête pour avoir protesté contre cette décision.

Peu après, des dizaines de Sénégalais et de soldats blancs sont abattus à la mitraillette et à la grenade.


Rommel ne rapporte pas ces faits à sa « Très chère Lu ». Il évoque les nombreux soldats qui se rendent, « dont beaucoup paraissent ivres ».

Le journaliste anglais Alexandre Werth signale « une masse de soldats fatigués, démoralisés, dont beaucoup paraissent ivres, sans fusil, qui refluent dans Paris ». Car en dépit de ces poches de résistance, sur la Somme, sur l’Aisne où se distingue la 14e division d’infanterie commandée par le général Jean de Lattre de Tassigny, la ligne de défense française est percée.


Les Panzers de Rommel foncent vers Rouen – le 7 juin, ils seront à 35 kilomètres de cette ville.

Ils ignorent les soldats désarmés errant sur le bord des routes, les réfugiés, les civils apeurés qui s’enfuient, et certains imaginent que ces unités qui roulent à grande allure sont britanniques…

Qui pourrait imaginer les Allemands sur la Seine, remontant vers Cherbourg ?


Les Français ont écouté le général Weygand qui, le lundi 3 juin, à 10 heures, a adressé à ses troupes un ordre du jour martial !

« La bataille de la France a commencé. L’ordre consiste à défendre nos positions sans penser à battre en retraite… Puisse la pensée de notre pays blessé vous inspirer irrévocablement et vous déterminer à tenir partout où vous êtes… Le destin de notre pays, la sauvegarde de nos libertés, l’avenir de nos enfants dépendent de votre ténacité. »

Le dimanche 9 juin, alors que les Allemands ne sont plus qu’à 60 kilomètres de Paris, Weygand adresse aux troupes un nouvel ordre du jour, dans lequel il ose dire : « L’ennemi est au bout de son effort, nous sommes au dernier quart d’heure. »


Qui peut croire Weygand ?

Qui peut croire Paul Reynaud quand il adresse aux Français, le jeudi 6 juin, ce message empli de confiance :

« Le rêve allemand d’hégémonie va buter contre la résistance française, car la France dressée aujourd’hui devant Hitler n’est pas celle d’entre les deux guerres. C’est une autre France. De même l’Angleterre qui combat Hitler n’est pas l’Angleterre de ces vingt dernières années. Nous autres Français de juin 40 n’avons qu’une pensée : sauver la France. Et tous les membres du gouvernement sont animés d’une volonté commune de vaincre. »

Ces mots s’adressent à un peuple accablé, à des centaines de milliers de Français qui s’enfuient vers le sud, tramant, poussant, conduisant toutes sortes de véhicules sur lesquels sont arrimés les objets les plus précieux et les plus dérisoires. C’est l’exode qui mêle civils et soldats désarmés.

Cette foule hagarde est mitraillée par la Luftwaffe, et les gens se précipitent dans les fossés des bords de la route, puis reprennent leur marche, abandonnant les morts et les enfants devenus en une poignée de minutes des orphelins.

Cette réalité, durant quelques heures, les mots la masquent encore tant les illusions sur la force de la France ont été grandes, tant on a voulu croire que l’armée victorieuse de 1918 était invincible.

Churchill lui-même a été dupe, mais dès ce jeudi 6 juin il prend la mesure du désastre. Il téléphone à Reynaud, au général Spears, son représentant auprès du gouvernement et de l’état-major français.

On devine son angoisse quand il demande :

« Est-ce qu’il existe un véritable plan de bataille ? Que feront les Français si leurs lignes sont enfoncées ? Le projet de réduit breton est-il sérieux ? Existe-t-il une autre solution ? »


Le major Spears, qui côtoie Pétain, Weygand, Reynaud et ses ministres, ne peut dissimuler à Churchill ce qu’il voit, entend, surprend.

Alors que le sort de la nation est en jeu, les rivalités divisent les hommes censés « être animés d’une volonté commune de vaincre ».

Pétain et Weygand ne cachent plus leur volonté d’imposer la conclusion d’un armistice avec Hitler. La comtesse Hélène de Portes, maîtresse de Reynaud, partage cette opinion. Or, elle est omniprésente, influençant Reynaud de toute sa volonté.

William Bullitt, l’ambassadeur des États-Unis, télégraphie, le jeudi 6 juin, au président Roosevelt – que Reynaud ne cesse de solliciter :

« Les Français qui se battent méritent mieux que d’être gouvernés par la maîtresse d’un président du Conseil… Ce soir, Reynaud lui a interdit d’entrer dans la pièce où il venait pour vous parler au téléphone. Elle est entrée néanmoins et quand il lui a ordonné de quitter la pièce, elle a refusé. Je pense que vous devriez à l’avenir éviter de telles conversations, car la dame en question les répétera par toute la ville ! »

Le premier secrétaire de l’ambassade des États-Unis, Freeman Matthews, est encore plus sévère.

« Hélène de Portes encourage les éléments défaitistes, dit-il. Elle est influencée par Paul Baudouin, lui-même homme lige de Pétain. Elle est dans un état de panique tel qu’elle ne veut rien négliger pour amener Reynaud à jeter l’éponge. »


Le samedi 8 et le dimanche 9 juin, le camp des défaitistes se renforce de tous ceux qui, au sommet de l’État, jugent – comme Chautemps, l’ancien président du Conseil, figure majeure du monde politique – qu’il faut mettre fin à la lutte.

« Elle est inutile, dit-il, et nous devons empêcher que les destructions s’étendent à l’ensemble du pays. C’est le maréchal Pétain qui comprend le mieux la situation. »

Et Pétain, qui jusqu’alors a été le plus souvent silencieux lors des réunions gouvernementales – Conseil des ministres, Comité de guerre – s’exprime sur un ton glacial, qui n’admet pas de réplique.

« L’armistice est une nécessité, dit-il, il faut examiner les conditions de la cessation des combats. Le salut et l’avenir du pays exigent que l’on procède ainsi avec courage. »

À Reynaud, qui rétorque qu’« il n’y a aucun armistice honorable avec Hitler » et que ce serait une immense imprudence que de nous séparer de nos alliés britanniques, Pétain répond :

« Les intérêts de la France doivent passer avant ceux de l’Angleterre. L’Angleterre nous a mis dans cette situation. Ne nous bornons pas à la subir, essayons d’en sortir. »


Et pendant ce temps, heure après heure, les Allemands progressent.

Rommel est à Fécamp !

« La vue de la mer bordée de falaises de chaque côté nous enthousiasme et aussi d’avoir atteint le littoral français. Nous mettons pied à terre et descendons la plage de galets vers le bord de l’eau jusqu’à ce que les vagues viennent se briser sur nos bottes…

« Plus tard, quand nous roulons vers Tourville, nous recevons un accueil triomphal de gens qui habitent une cité ouvrière et qui doivent nous prendre pour des Anglais. »


Ce dimanche 9 juin dans la matinée, le gouvernement décide de quitter la capitale le lendemain 10 juin pour s’installer à Tours et sur les bords de Loire, dans ces nombreux châteaux qui rappellent les heures fastes du royaume de France.

Ce même jour, de Gaulle est à Londres, afin de rencontrer Churchill.

La lettre de mission que lui a remise Paul Reynaud est sans équivoque.

« Vous verrez M. Churchill et vous lui direz que le remaniement de mon cabinet et votre présence auprès de moi sont les marques de notre résolution. »

Tâche accomplie.

De Gaulle approuve Churchill de ne pas déplacer des escadrilles de la RAF de Grande-Bretagne en France.

« C’est ici, dit Churchill, à Londres, et si Paul Reynaud s’y décide, dans l’Empire français que se maintiendra la résistance. »

La résolution de Churchill « ce lutteur, ce grand champion d’une grande entreprise, ce grand artiste d’une grande histoire » renforce la détermination de De Gaulle.

Il rencontre les ministres anglais, mesure à quel point ils sont surpris de l’effondrement français et soucieux de voir la flotte française, l’une des plus modernes du monde, tomber entre les mains des Allemands.

Les Français de Londres – Jean Monnet, les diplomates – ne lui paraissent pas habités par la même ferveur et la même volonté que les Anglais.

De Gaulle serait-il donc le seul à partager ces sentiments ?

Cette pensée ne le quitte plus dans l’avion qui, dans la soirée du dimanche 9 juin, survole plusieurs fois les pistes du Bourget avant de pouvoir se poser sur le terrain qui vient d’être bombardé par la Luftwaffe. Des bombes n’ont pas explosé et rendent l’atterrissage difficile.


De Gaulle se rend aussitôt chez Paul Reynaud. La situation a empiré. Rouen serait tombé. Des reconnaissances allemandes sont signalées à L’Isle-Adam. L’Oise est franchie. Les Panzerdivisionen s’apprêtent à lancer une offensive décisive en Champagne.

Reynaud semble toujours décidé à se battre « au besoin dans nos possessions d’Amérique », dit-il. Mais de Gaulle le sent troublé. Ses plus proches collaborateurs, Paul Baudouin mais aussi Yves Bouthillier, nommé ministre des Finances, se déclarent ouvertement solidaires de Pétain et de Weygand. Pourquoi pas tout de suite l’armistice ? Quelle autre issue alors que l’Italie de Mussolini s’apprête à déclarer demain, lundi 10 juin, la guerre à la France ?

De Gaulle évoque le réduit breton, le transfert du gouvernement en Afrique du Nord.

Reynaud approuve sans décider.

À propos de Paris, Reynaud prépare une allocution pour demain, dans laquelle il dira : « Nous nous battrons devant Paris, nous nous battrons derrière Paris. »

De Gaulle se souvient de Clemenceau déclarant en 1918 : « Je me battrai devant Paris, je me battrai dans Paris, je me battrai derrière Paris… Mais faire la paix, jamais ! »

Reynaud a oublié « dans Paris ».

C’est donc que la capitale sera déclarée ville ouverte et donc bientôt ville occupée.

Ce lundi 10 juin qui commence sera, de Gaulle le pressent, « une journée d’agonie ».


À Paris, la rumeur du départ du gouvernement de la capitale s’est propagée et on rapporte les propos que le gouverneur militaire de Paris, le général Hering, aurait tenus à la radio : « L’armée se replie en bon ordre sur Paris dont les pâtés de maisons de six étages sont autant de citadelles pour retarder l’ennemi. »

Or la décision a été prise par Weygand de faire de Paris une « ville ouverte », et Reynaud a évité d’évoquer des combats dans Paris.

Mais, comme le répète de Gaulle, cette journée d’agonie révèle « qu’au milieu d’une nation prostrée et stupéfaite, derrière une armée sans foi et sans espoir, la machine du pouvoir tourne dans une irrémédiable confusion ».

Mais une grande peur « a saisi les Parisiens et, aux portes sud de la ville – porte d’Italie, porte d’Orléans –, la cohue est telle, les embouteillages si compacts que, sur 5 kilomètres en amont de ces portes, on n’avance que mètre par mètre, chaussées et trottoirs envahis ».

Des incidents jettent les uns contre les autres ces Français désemparés. Et dans certains quartiers, des magasins sont pillés, des passants dépouillés par une pègre qui constate que l’autorité, les forces de l’ordre, la discipline collective, ont presque totalement disparu.

Devant les ministères, les voitures attendent les hauts fonctionnaires et les ministres qui vont connaître, eux aussi, les aléas de l’exode car les routes qui mènent à Orléans, à Tours, sont envahies par la cohue désespérée.


Au fil des heures, la journée d’agonie s’assombrit encore.

Ce lundi 10 juin 1940 à 16 heures, Mussolini proclame qu’il entrera dans la guerre à minuit. Paul Reynaud s’indigne : « Quel peuple noble et admirable que ces Italiens qui nous poignardent dans le dos à un moment pareil ! »

La frontière des Alpes n’est plus défendue que par cinq divisions contre les trente-deux italiennes. En outre, les Français sont menacés par l’avance allemande qui s’approche de la vallée du Rhône ! Mais l’offensive italienne ne connaîtra aucun succès.

Les « huit millions de baïonnettes », dont se vante le Duce, ne perceront pas le front français, ne s’avançant que de quelques dizaines de mètres dans la ville de Menton.

Au début de la soirée de ce lundi 10 juin, Reynaud adresse un dernier appel au secours à Roosevelt :

« Aujourd’hui, l’ennemi est presque aux portes de Paris. Nous nous battrons devant Paris, nous nous battrons derrière Paris, nous nous enfermerons dans l’une de nos provinces pour nous battre et si nous en sommes chassés, nous nous installerons en Afrique du Nord pour continuer la lutte et, en cas de nécessité, dans nos possessions américaines.

« Une partie du gouvernement a déjà quitté Paris. Je me prépare à partir pour le front… Il est de mon devoir de vous demander une nouvelle aide plus grande encore… »


À 23 heures, la radio diffuse un bref communiqué :

« Le gouvernement est obligé de quitter la capitale pour des raisons militaires impérieuses. Le président du Conseil se rend aux armées. »


Ceux des Parisiens qui avaient hésité à partir entassent dans leurs véhicules – voitures, camionnettes, charretons, landaus… – quelques objets et se précipitent dans les rues, en pleine nuit, fuyant les combats à venir dans la capitale.


Vers minuit, Reynaud monte avec de Gaulle dans une voiture qui doit les conduire à Orléans.

Il faut une nuit entière pour rejoindre la ville de Jeanne d’Arc, qui n’est située qu’à 250 kilomètres.

Mais on avance au pas, contraints de rouler sur les bas-côtés de la route, et les motocyclistes qui tentent d’ouvrir un passage à la voiture disparaissent souvent, comme engloutis par ce peuple que la panique a déversé sur les routes.

À l’aube, on atteint enfin Orléans.

Des vers de Péguy reviennent à de Gaulle :


Vous les avez pétris de cette humble matière

Ne vous étonnez pas qu’ils soient faibles et creux

Vous les avez pétris de cette humble misère

Ne soyez pas surpris qu’ils soient des miséreux.

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