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C’est la fin de la journée du lundi 8 juillet 1940. Il va être 21 heures, le crépuscule étire, au-dessus de Vichy, ses voiles rouges.

Des gardes mobiles, casqués, baïonnette au canon de leurs mousquetons, montent la garde autour de l’hôtel du Parc où va se tenir le Conseil des ministres, le dernier de la IIIe République, espère Pierre Laval.


Il vient encore de répéter à des députés et à des sénateurs ce qu’il a martelé toute la journée.

« La démocratie parlementaire a perdu la guerre. Elle doit disparaître pour céder la place à un régime autoritaire, hiérarchisé, national et social. »

Et quand il a rencontré des résistances, il a fixé ses contradicteurs de ses yeux mi-clos qui font dire à ses adversaires qu’il a le visage d’un Mongol, et il a dit :

« Si les Assemblées ne comprennent pas leur devoir, gare au coup d’État militaire ! Je vous mets en garde, on nous guette ! »


Il veut créer un climat de peur, terroriser les parlementaires.

Dans les réunions qui se sont tenues toute la journée, ses partisans ont pris à partie les élus réticents. On les a houspillés, insultés.

On a protesté quand on a vu arriver Paul Reynaud, la tête enveloppée dans un large et épais pansement. On a hurlé que c’était un scandale, une provocation de voir siéger le responsable de la guerre, de la défaite, l’employé de la City de Londres.

Ce lundi 8 juillet, le jour où des avions torpilleurs anglais attaquent, dans la rade de Dakar, le cuirassé Richelieu qui, heureusement, n’a pas été coulé, et a riposté, comment accepter la présence de l’homme qui voulait vendre la France à Churchill ?

Ces Anglais qui ne se satisfont pas d’avoir assassiné 1 297 marins français à Mers el-Kébir.


Des bandes formées de membres du Parti populaire français de Doriot, des « cagoulards », adhérents de l’organisation fasciste, le CSAR (Comité secret d’action révolutionnaire), responsables de meurtres et d’attentats, parcourent les rues.

Il n’est pas bon de s’appeler Blum, Herriot, Jeanneney, Reynaud, Daladier.

« Le spectacle est affreux », dit Blum.

La peur, la lâcheté, la vénalité, sont à l’œuvre.

« Laval promet ambassades, préfectures et autres emplois avantageux », note Blum.


Dans ce climat, le Conseil des ministres qui se réunit, ce lundi 8 juillet à 21 heures, et que préside encore Albert Lebrun, président de la République, ne fait qu’enregistrer les décisions prises par Laval.

Demain, mardi 9 juillet, la Chambre des députés et le Sénat se réuniront séparément, l’une le matin, l’autre l’après-midi. Les parlementaires voteront le projet de constitution et d’attribution des pleins pouvoirs à Pétain.

Le lendemain, ils se réuniront en Congrès, et cette Assemblée nationale votera à son tour. Et c’en sera fini de la République !

« Chacun, écrit Albert Lebrun, a le sentiment de l’inutilité d’un débat, car on sait par les événements des jours passés que les jeux sont faits. On se sent pris dans une atmosphère lourde, méphitique, qui vous annihile. Moi-même, j’éprouve à présider ce Conseil qui sera le dernier une tristesse profonde. »


Léon Blum et quelques autres sont révulsés, accablés devant la bassesse avec laquelle Laval et ses partisans s’évertuent à donner des gages à Hitler, à singer le régime politique mis en place par le Führer, espérant ainsi attirer ses bonnes grâces.

« Un vaincu ne doit pas être un vassal, tente d’expliquer Léon Blum. S’imaginer que par prévenance aux vœux intimes de Hitler, on apaisera son orgueil et modérera sa haine, est une chimère insensée… Pourquoi supposer d’ailleurs que s’il existait un moyen de fléchir ou de séduire Hitler, ce serait la bassesse ? »


Mais le mardi 9 juillet, les voix discordantes ne peuvent se faire entendre.

Dans la salle du Grand Casino où se réunissent la Chambre des députés – le matin – puis le Sénat – l’après-midi –, les cris jaillissent dès qu’un opposant veut intervenir.

La présence – muette – de Paul Reynaud déclenche la fureur d’un jeune député d’extrême droite, Tixier-Vignancour.



Il dépose une motion demandant le jugement et la punition des « responsables du désastre ».

Édouard Herriot, le maire de Lyon, républicain, radical-socialiste qui préside la Chambre des députés – invoque le règlement pour écarter la motion de Tixier-Vignancour.

« Je conteste le règlement qui nous empêche de discuter la punition des coupables alors qu’il permet à Paul Reynaud de venir se montrer dans cette assemblée », répond Tixier-Vignancour.

D’une voix pathétique, Herriot en appelle à l’unité, à l’approbation unanime du projet. Et il rend un vibrant hommage à Pétain.

« Autour de M. le maréchal Pétain, dans la vénération que son nom inspire à tous, notre nation s’est groupée en sa détresse. Prenons garde de ne pas troubler l’accord qui s’est établi sous son autorité. »

395 députés contre 3 votent la résolution gouvernementale. Cette Chambre avait en 1936 apporté son soutien au Front populaire par 384 voix… Blum était président du Conseil.


Aucune personnalité éminente n’a rallié le général de Gaulle à Londres. Mais toutes les élites politiques soutiennent Pétain. Et le grand républicain Herriot donne l’exemple.


Jules Jeanneney, qui préside la réunion du Sénat, dépasse Herriot dans l’hommage à Pétain.

« J’atteste à M. le maréchal Pétain notre vénération et la pleine reconnaissance qui lui est due pour un don nouveau de sa personne… Nous savons la noblesse de son âme…

« À la besogne ! Pour forger à notre pays une âme nouvelle, pour y faire croître force créatrice et foi, la muscler fortement aussi, y rétablir enfin, avec l’autorité des valeurs morales, l’autorité tout court. » 229 députés contre 1 votent le texte du gouvernement qui scelle le tombeau de la République.


Le lendemain matin, mercredi 10 juillet 1940, la Chambre des députés et le Sénat se réunissent à huis clos au Grand Casino, que des cordons de gardes mobiles – casqués, baïonnette au canon – encerclent, vérifiant longuement les identités des parlementaires. Dans la salle, l’atmosphère est tendue, violente, car une dizaine de députés tentent de s’opposer à Laval.

Ils s’inquiètent de « l’alignement sur d’autres régimes ». Mais Laval lit une lettre de Pétain.

« Le vote du projet que le gouvernement soumet à l’Assemblée nationale me paraît nécessaire pour assurer le salut de notre pays. »

Le piège se referme sur tous ceux qui, tels Herriot et Jeanneney, ont chanté les louanges du Maréchal, dont pourtant la pensée politique et les ambitions étaient connues.

Laval, applaudi à tout rompre, peut déclarer :

« Il ne peut donc y avoir aucun doute que c’est bien la pensée du Maréchal sur le projet, que j’exprime ici. »

Et comme il l’a déjà fait la veille, il n’hésite pas à affirmer qu’il veut la fin du régime parlementaire.

« La France a abusé de la liberté, dit-il. C’est pourquoi nous en sommes arrivés là… Un désastre comme celui que nous avons subi ne doit pas laisser subsister des institutions qui l’ont permis. »

Mais il ajoute sur le ton tout à coup de la confidence :

« Savez-vous ce qu’il y a au fond de tout ce que je vous ai dit ? Savez-vous pourquoi surtout nous avons déposé ce projet ? C’est pour faire, retenez-le bien, méditez ce propos avant de venir à la séance publique, c’est pour faire à la France la paix la moins mauvaise possible. »

Le vaincu doit, pour amadouer le vainqueur, l’imiter servilement : tel est le mobile avancé par Laval.

C’est à la fois un prétexte, un moyen de chantage moral et politique, et une habileté de maquignon pour masquer ses intentions dictatoriales ou les faire accepter en fournissant aux députés des excuses… patriotiques.


La séance à huis clos terminée, en part déjeuner au restaurant à la mode, le Chanteclerc, où se retrouvent les parlementaires, les diplomates, les journalistes et les belles élégantes.

Puis, peu après 14 heures, on retourne au casino, pour la séance publique.


Quelques députés s’opposent au projet qui donne tous les pouvoirs – exécutifs et législatifs – au maréchal Pétain.

On crie : « Clôture, clôture ! » Et le public – trié – des tribunes mêle sa voix à celles de la majorité des parlementaires qui veulent en finir avec la « discussion générale ».

Jeanneney, qui préside, cède, cependant qu’on empêche, en le retenant par la veste, le député radical Vincent Badie d’accéder à la tribune.

« Le président Jeanneney n’a pas tenu sa promesse, commente Badie. S’il l’avait voulu, malgré tous les hurlements, j’aurais au moins pu lire notre motion de protestation. »


Cela n’eût pas changé les résultats du vote, écrasants.

569 voix contre 80 et 17 abstentions.

La majorité des députés socialistes et radicaux, « républicains farouches », a rejoint ce mercredi 10 juillet 1940 la majorité des « conservateurs ».

La IIIe République est morte.

« Je ne savais pas qu’il y avait tant de lâches et de traîtres dans mon parti », dit le député socialiste Le Troquer, retenu à Alger avec les « passagers » du Massilia.

On assure que Weygand a déclaré : « Je n’ai pas eu les Boches mais j’ai eu le régime ! »


Dans la salle du casino, Laval s’est levé. Il est 18 heures, ce mercredi 10 juillet 1940. « Messieurs, au nom du maréchal Pétain, je vous remercie pour la France », déclare Laval.

Les députés l’acclament. Une voix lance :

« Vive la République quand même ! »


Les « 80 » parlementaires qui à Vichy, dans ce climat de peur, se sont opposés à Laval et à Pétain, ont fait preuve de courage.

Ils ont accompli un acte de résistance.

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