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« Français !
« L’hiver commence, il sera rude… »
Ainsi débute l’appel que le maréchal Pétain lance, le dimanche 10 novembre, pour inciter les Français à apporter leur aide au Secours national. « On attend votre don, l’hiver lui n’attend pas. »
C’est que depuis la rencontre de Montoire – il y a déjà près de vingt jours –, la misère ne recule pas et la pression allemande, loin de se relâcher, s’accentue.
On contraint les actionnaires de sociétés françaises (ainsi ceux des mines de cuivre de Bor, en Yougoslavie et en Bulgarie) à vendre leurs actions à des Allemands.
L’argent ne manque pas au Reich. L’État français lui verse une contribution quotidienne encore accrue.
Le pillage des « richesses françaises » s’accentue. Et le chômage et la misère sont tels que des milliers de Français s’en vont travailler en Allemagne.
Alors que ces trains de « travailleurs volontaires » partent vers le Reich, soixante-six trains d’expulsés de Lorraine et d’Alsace arrivent à Lyon, et en quinze jours, à compter du 12 novembre, ce sont 66 000 Lorrains et 120 000 Alsaciens qui sont chassés de chez eux.
Les nazis veulent aussi détruire le prestige intellectuel et artistique français.
Paris ne doit plus être le centre de la mode, le Führer a décidé que les grands couturiers seront désormais berlinois !
Goebbels, ministre de la Propagande, déclare un mois après Montoire :
« Le résultat de notre lutte victorieuse devra être de briser la prédominance française dans la propagande, en Europe et dans le monde. Après avoir pris possession de Paris, centre de propagande culturelle en France, il est maintenant possible de porter à cette propagande le coup définitif. Toute assistance prêtée à cette dernière ou toute tolérance à cet égard serait un crime vis-à-vis de la nation. »
Pierre Laval veut ignorer cette réalité. Il facilite, impose la vente des actions d’entreprises françaises aux Allemands.
Il veut être l’interlocuteur des occupants, déjeune à l’ambassade d’Allemagne à Paris et, devant tous les diplomates de haut rang, invités à cette rencontre, il n’est plus un homme d’État prudent, mais un visionnaire « agissant en prophète assuré de sauver sa patrie et de lui préparer un avenir ».
Le ministre des Finances, Yves Bouthillier, qui l’accompagne, en est gêné.
« En veston noir, cravaté de blanc, écrit Bouthillier, Pierre Laval se tenait debout, solide et vigoureux, parlant aux uns et aux autres avec une force de conviction extraordinaire. »
Les Allemands massifs le regardent en « ouvrant des yeux stupéfaits ».
« Le Führer est un grand homme parce qu’il a compris qu’il ne ferait pas l’Europe sans la France, continue Laval.
« Le Chancelier du Reich ne nous a pas demandé de déclarer la guerre à l’Angleterre. Il nous a demandé que nous entrions dans une coalition européenne contre l’Angleterre et que nous exécutions en premier lieu, dans le cadre de cette coalition, une collaboration militaire en Afrique. »
Qu’est-ce à dire, sinon que Laval est prêt à monter, de concert avec les Allemands, une expédition en Afrique-Équatoriale visant à reconquérir les territoires qui, grâce à Leclerc, Kœnig, Massu, Pâris de Bollardière, Éboué, ont rallié la France Libre !
Le samedi 9 novembre, en remerciement des services rendus – notamment dans l’affaire des mines de cuivre de Bor – Laval est reçu par le Reichsmarschall Goering à Berlin.
Goering, une fois les politesses échangées, rappelle avec rudesse que l’Allemagne n’aura de considération et d’égards pour la France que si celle-ci concourt par sa participation militaire à la défaite de l’Angleterre. Et Laval d’approuver, alors qu’il sait bien que le Maréchal a fait dire à Churchill – via le Portugal – que la France ne participera jamais au conflit anglo-allemand. Et le Maréchal le répète en Conseil des ministres.
Laval ne tient pas compte de ces déclarations.
On avance donc.
Les Allemands achètent 5 000 cartes géographiques des possessions françaises en Afrique.
L’engrenage tourne, et Laval donne son accord à la fin novembre, à une opération conjointe, franco-allemande, en Afrique-Équatoriale.
Pétain, en dépit de ses réserves, se laissera-t-il entraîner dans ce conflit qui sera aussi un combat fratricide ?
Comme à Dakar, comme au Gabon ?
Car aux côtés de l’Angleterre, il y a une France combattante.
Des pilotes des Forces françaises libres sont engagés dans la bataille d’Angleterre.
Le vendredi 1er novembre, un sergent des FFL, Maurice Choron, a abattu un Heinkel 115, et sa victoire est célébrée par la « radio anglaise » écoutée par des Français chaque jour plus nombreux.
Comment, dès lors qu’existe de plus en plus sur le plan militaire et politique la France Libre, les Français pourraient-ils accepter la collaboration avec un occupant impitoyable et barbare ?
La BBC rapporte à la mi-novembre qu’à Varsovie, les familles juives sont expulsées de chez elles par l’armée allemande.
Le gouverneur allemand de Varsovie a décidé la création d’un ghetto concentrant toute la population juive de la ville. Les expulsés ne peuvent emporter qu’« un baluchon et des couvertures ».
En novembre, 400 000 personnes sont ainsi parquées, condamnées au froid, à la faim, à la terreur.
En Angleterre, 500 bombardiers de la Luftwaffe achèvent de raser la ville de Coventry, dans une attaque « terroriste ».
Et c’est aux côtés de cette armée allemande-là qu’il faudrait s’en aller combattre les Français Libres ?
Et c’est à ce Führer-là, commandant en chef de l’armée du Reich, que le Maréchal a serré la main à Montoire ?
Et c’est ce Hitler-là que Pierre Laval salue comme un grand homme d’État ?
Et c’est cet État français-là, qui persécute les Juifs et qui dissout les syndicats ouvriers et patronaux, qu’il faudrait soutenir ?
En ce mois de novembre 1940, la population française, même si elle continue d’applaudir le vieux et glorieux vainqueur de Verdun, commence d’entrer dans une résistance prudente, « attentiste », mais réelle.
Et la journée du lundi 11 novembre en fournit la preuve.
11 novembre : jour où l’on célèbre la victoire de 1918, les sacrifices et l’héroïsme des poilus, où on leur rend hommage à l’Arc de triomphe en ranimant la flamme, en inclinant les drapeaux autour du tombeau du soldat inconnu.
11 novembre 1940 : comment ne pas se saisir de cette journée commémorative pour affirmer l’amour de la patrie, l’espérance d’une victoire ?
Déjà, le vendredi 8 novembre, les étudiants communistes ont manifesté devant le Collège de France, scandant le nom de Paul Langevin, criant « Liberté » et « Vive la France ».
On apprend que Radio-Londres a adressé un appel à tous les Français et d’abord aux anciens combattants pour qu’ils fleurissent, le 11 novembre, la dalle sacrée du tombeau du soldat inconnu.
On lit que les autorités d’occupation ont prohibé sous toutes ses formes l’expression d’un souvenir insultant pour le Reich et attentatoire à l’honneur de la Wehrmacht.
Et cette affiche de la Kommandantur indigne, révolte. On en discute dans les cafés, les cours des lycées, les couloirs de la Sorbonne, dans tout le Quartier latin.
On confirme que la Commission de censure a édicté que l’évocation du 11 novembre ne pourrait pas dépasser deux colonnes dans les quotidiens.
Ces journaux publient un communiqué de la préfecture de police de Paris qui fait écho à celui de la Kommandantur :
« Les administrations publiques, peut-on lire, et les entreprises privées travailleront normalement le 11 novembre, à Paris et dans le département de la Seine.
« Les cérémonies commémoratives n’auront pas lieu.
« Aucune démonstration publique ne sera tolérée. »
La colère et l’indignation embrasent le Quartier latin. Elles se répandent dans les grands lycées. Les étudiants qui ont participé à la manifestation du 8 novembre devant le Collège de France – presque tous communistes – et des lycéens – souvent d’Action française – des lycées Janson-de-Sailly, Buffon, Condorcet, Carnot, décident de rédiger et d’imprimer des tracts, de coller des « papillons » dans les lycées, les facultés, invitant les élèves et les étudiants à manifester.
« Étudiant de France
« Le 11 novembre est resté pour toi un jour de fête nationale.
« Malgré l’ordre des autorités opprimantes il sera jour de recueillement.
« Tu iras honorer le soldat inconnu à 17 h 30.
« Tu n’assisteras à aucun cours.
« Le 11 novembre 1918 fut le jour d’une grande victoire.
« Le 11 novembre 1940 sera le signal d’une plus grande encore.
« Tous les étudiants sont solidaires pour que Vive la France.
« Recopie ces lignes et diffuse-les. »
Tout commence le matin du 11 novembre.
On dépose des fleurs à la statue de Strasbourg, place de la Concorde.
Puis, au fil des heures, la foule remonte les Champs-Élysées, fleurit de mille bouquets, de couronnes, la statue de Georges Clemenceau.
Un commissaire de police répète d’une voix douce : « Allons, pas d’attroupements, je vous en prie, c’est interdit. »
Soudain, des soldats allemands sautent d’une voiture, entourent la statue.
« Le commandant allemand ne veut pas de manifestation, répète le commissaire, il faut que ça finisse. »
Et tout à coup, à partir de 17 heures, des milliers de collégiens, de lycéens, des centaines d’étudiants emplissent l’esplanade de l’Arc de triomphe. D’autres arrivent en cortège, drapeau tricolore en tête, par l’avenue Victor-Hugo.
Des coups de feu éclatent.
Les véhicules chargés de soldats allemands zigzaguent sur la chaussée, les trottoirs, dispersent les manifestants.
Il y a des blessés. Des manifestants sont jetés dans les véhicules. Des SS, arme au poing, jaillissent du cinéma Le Biarritz.
Des coups de feu, des rafales à nouveau.
On chante La Marseillaise, puis le Chant du départ.
On crie « Vive la France », « À bas Pétain », « À bas Hitler ».
Les Allemands mettent des mitrailleuses en batterie, donnent des coups de crosse.
On se bat.
On assure qu’il y a une dizaine de morts, une centaine d’arrestations.
Ceux qu’on a jetés dans des camions bâchés, qu’on a conduits avenue de l’Opéra, où se trouve une Kommandantur, puis à la prison du Cherche-Midi, ont été roués de coups de poing et de pied, puis frappés à la matraque, avec la crosse des fusils.
Ils sont passés entre deux haies de soldats ivres. On les a fouettés. Certains ont été collés contre un mur, mis en joue par un peloton d’exécution dans la cour de la prison du Cherche-Midi.
Puis un général a fait irruption dans la cour. Il s’est mis à frapper les soldats, en les insultant :
« Ivrognes, bande d’ivrognes. »
En voyant les lycéens, les collégiens, les étudiants, il s’est indigné : « Mais ce sont des enfants ! »
Ce n’est que le samedi 16 novembre que la radio et la presse évoquent « ces manifestations qui ont rendu nécessaire l’intervention des services d’ordre des autorités d’occupation ».
Mais la nouvelle de la manifestation des lycéens et des étudiants s’est propagée dans toute la France, qu’elle fait frissonner d’émotion.
On n’accorde aucune attention au communiqué de la Kommandantur et on méprise le texte publié par la vice-présidence du Conseil – Pierre Laval – intitulé : « La Vérité sur les incidents du 11 novembre ».
On est scandalisé par la phrase : « Quatre personnes ont été légèrement blessées, aucune n’a été tuée. »
On ne connaît pas le nombre précis des victimes, mais on mesure l’importance de l’événement à ses conséquences.
Vichy et les autorités d’occupation – dont le chef est le général von Stülpnagel – ont décrété la fermeture de l’université de Paris et des grands établissements universitaires de la capitale.
Les étudiants inscrits doivent pointer chaque jour dans le commissariat de leur quartier.
Le recteur Roussy est révoqué, remplacé par l’historien Jérôme Carcopino, à qui le pouvoir accorde sa confiance.
La reprise des cours sera ordonnée le 20 décembre, alors que les congés de fin d’année commencent… le 21.
Cette manifestation déchire le voile noir du deuil, de la culpabilité, de la désespérance, sous lequel les hommes de Vichy veulent par l’évocation de la défaite, de la souffrance, empêcher le réveil de la France.
Les émissions de la France Libre le répètent :
« Derrière cette folle bravoure, les hommes de Vichy sentent bien qu’il y a tout un pays qui se lève… Ils s’aperçoivent que, peu à peu, en France, il n’y a plus de partis, il n’y a plus de classes, il n’y a plus que les chefs et les soldats ; une armée immense, une armée abandonnée, mais qui va combattre.
« Les jeunes gens du 11 novembre, ce sont en vérité les premiers morts de cette guerre. »
Dans son camp d’entraînement d’Old Dean – souvent bombardé par la Luftwaffe – Daniel Cordier écrit :
« Ce fait d’armes aiguillonne notre impatience… Toutes nos pensées se portent vers Paris, le Quartier latin, la place de l’Étoile. »
Il répète les phrases entendues à la BBC :
« Nous disons à la France qui les pleure : le rêve pour lequel ils sont morts, nous le réaliserons. »
Cette journée du lundi 11 novembre 1940 s’inscrit ainsi dans la conscience nationale, malgré la censure, la propagande allemande et vichyste.
Elle marque la collaboration au fer.
Ce thème, ce mot que Pétain et Laval – avec des intentions différentes, des oppositions fortes entre eux – répétaient sont mort-nés.
Ils ne peuvent plus être qu’affaire de propagande, donc de pouvoir minoritaire. La manifestation, seulement quatre mois après la défaite, oriente le peuple vers la résistance.
Le 11 novembre 1940 fait de la poignée de main de Montoire le 24 octobre le symbole infamant de la trahison.
C’est à compter du 11 novembre que le préfet d’Eure-et-Loir, Jean Moulin, suite à un décret de révocation du samedi 2 novembre, cesse ses fonctions.
« Votre nom appartient désormais à l’Histoire, déclare un fonctionnaire de la préfecture dans son discours d’adieu à Jean Moulin. Votre nom sera pour tous un symbole et le synonyme de bonté, d’énergie, de courage, de loyauté, d’honneur et de patriotisme. »
Pour ces phrases, l’auteur du discours est condamné par le nouveau préfet, un inspecteur général des finances, à être envoyé au camp d’internement de Châteaubriant.
Jean Moulin, avant de quitter la région, prend congé des autorités d’occupation.
C’est le nouveau Feldkommandant de la région, le major Ebmeir qui le reçoit et lui dit :
« Au nom de la Wehrmacht, je vous félicite de l’énergie avec laquelle vous avez su défendre les intérêts de vos administrés et l’honneur de votre pays. »
L’officier allemand ne sait pas qu’il rend ainsi plus indigne le comportement du haut fonctionnaire que Vichy vient de nommer en remplacement de Jean Moulin, révoqué ce 11 novembre 1940.