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Ce vendredi 10 mai 1940, le ciel, au-dessus des dunes de Hollande et des forêts des Ardennes, est d’un bleu intense, d’une luminosité éclatante.

Il fait doux de la mer du Nord à la Meuse.

C’est comme si, alors que hurlent les sirènes des Stuka, ces bombardiers en piqué qui détruisent Rotterdam et Sedan, l’univers voulait rappeler à ceux qui tuent et meurent que la beauté et la tendresse du printemps existent, en dépit de la folie des hommes.

Et que dans le brasier de la guerre, dans le déchaînement de l’offensive, les combattants doivent s’en souvenir.


Il y a quelques heures seulement – on était encore le jeudi 9 mai, veille de l’assaut – le général Erwin Rommel, qui commande la VIIe division dont les 218 chars sont massés face aux Ardennes, a écrit à son épouse Lucie :

« Enfin, nous faisons nos bagages. Pas pour rien, espérons-le. Vous aurez toutes les nouvelles dans les jours qui viennent, par les journaux. Ne vous faites pas de souci, tout ira bien. »

Puis, vers 4 h 15, alors que les premières vagues de Stuka et de Dornier apparaissent et commencent leurs bombardements, hachant les futaies, chassant les quelques soldats français qui somnolaient dans leurs postes de guet, Rommel a donné l’ordre de lancer les moteurs des Panzers.

Il a réuni une dernière fois les officiers.

« Le succès appartient au premier qui met l’ennemi sous son feu, a-t-il dit. Celui qui reste dans l’expectative a généralement le dessous. Les motocyclistes en tête de colonne doivent tenir leurs mitraillettes prêtes à tirer et ouvrir le feu dès qu’ils entendent un coup ennemi. C’est une erreur absolue de s’arrêter et de s’abriter sans tirer ou d’attendre que d’autres forces surviennent et participent à l’action. »

Il lève le bras, l’abaisse. Les chefs de char courent à leur Panzer. L’attaque commence.


Au même moment, loin des Ardennes, à Wangenbourg, le colonel de Gaulle prend connaissance des dépêches. La brume de l’aube couronne les sommets des Vosges.

Quand il lit que sept divisions de Panzers font mouvement en direction de la Meuse, que les armées française et britannique sont entrées en Belgique pour se porter au-devant des unités allemandes qui ont franchi les frontières des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg, de Gaulle devine la manœuvre de l’ennemi. Il s’agit d’attirer les armées alliées dans la nasse, pour mieux les encercler en perçant à Sedan, et en fonçant, si l’attaque réussit, vers la mer.

Il suffira ensuite de serrer ce lacet autour des divisions aventurées en Belgique.

De Gaulle imagine les Panzers du général Guderian, ceux-là qui ont déferlé en Pologne, franchissant la Meuse, les forêts des Ardennes et roulant vers Abbeville, Calais, Dunkerque.

Et de Gaulle sait qu’il lui faut attendre que sa 4e division cuirassée soit constituée.

Le sera-t-elle le 15 mai, comme on le lui a annoncé ?

Chaque minute compte.

De Gaulle, comme Rommel, veut se souvenir qu’il y a une vie hors de la guerre.


Il écrit ce vendredi 10 mai :

« Ma chère petite femme chérie,

« Voici donc la guerre, la véritable guerre commencée. Je serais cependant assez surpris si les opérations actuelles de Hollande et de Belgique devaient constituer vraiment la grande bataille franco-allemande, cela viendra à mon avis un peu plus tard.

« En tout cas, il faut s’attendre à une activité croissante des aviations et par conséquent prendre des précautions. Pour toi, pour le tout-petit, pour Mademoiselle, Colombey serait un bon gîte. Fais donc bien attention, de jour, à rentrer et faire rentrer s’il y a alerte et, le soir, à bien éteindre les lumières… Pour Philippe, à Paris, il faut qu’il ne fasse pas inutilement le “malin” si l’on tire… »


Dans les heures qui suivent, il reçoit l’ordre de se rendre à son poste de commandement qui est fixé au Vésinet. Il aura quarante-huit heures pour constituer l’état-major de sa division, et la mettre en état de combattre.

Après des années perdues, c’est l’urgence. Mais il faut faire face.


Paul Reynaud, ce vendredi 10 mai, s’y essaye.

Il a fait entrer au gouvernement des personnalités de droite, afin de réaliser un gouvernement d’union nationale. Mais il a dû pour cela remanier son équipe et a suscité des mécontentements.

Il a confirmé le général Gamelin dans ses fonctions, mais il sait que l’entente n’est qu’apparente.

Gamelin si policé, si maître de lui, s’est écrié en prenant connaissance de la composition du nouveau gouvernement :

« Cet homme, ce Paul Reynaud, n’est qu’un cochon ! Il vient de balancer son ministère, ses sous-secrétaires d’État, etc., sans d’ailleurs savoir pourquoi. Pas de confiance à lui faire ! »

Et Daladier, ministre de la Guerre, approuve le généralissime.


On est loin de l’union sacrée, de l’autorité sans faille que Clemenceau a réussi à exercer en 1917 et 1918.

Reynaud tente de parler comme le Tigre lorsqu’il s’adresse à la nation dans l’appel radiodiffusé qu’il lance ce vendredi 10 mai.

Le ton en est pathétique car, derrière les mots, on devine l’angoisse d’un homme qui sait bien que, dans les jours qui viennent, ce n’est pas seulement son destin qui se joue mais celui de la France.

Et il est trop lucide pour s’illusionner sur les capacités du haut commandement français.

Mais il doit tenter de rassembler le peuple autour de lui, du gouvernement.


« Trois pays libres, commence-t-il, ont été envahis cette nuit par l’armée allemande. Ils ont appelé à leur secours les armées alliées. Ce matin, nos soldats de la liberté ont franchi la frontière. Ce champ de bataille plusieurs fois séculaire de la plaine des Flandres, notre peuple le connaît bien. En face de nous, se ruant sur nous, c’est aussi l’envahisseur séculaire. »


À 7 heures, ce vendredi 10 mai, le tiers des armées françaises – les divisions les mieux dotées de toute l’armée – s’est mis en mouvement.

Elles avancent pour atteindre la ligne Anvers-Namur, qu’elles dépassent bientôt. Mais elles s’étirent sur près de 200 kilomètres, sans couverture aérienne, marchant dans la plaine vers les Panzers.

Dans son quartier général, Hitler peut, dans un geste joyeux, frapper de ses deux paumes ses cuisses, puis s’exclamer :

« C’est merveilleux comme tout se déroule conformément aux prévisions ! Il fallait que les Anglais et les Français croient que nous demeurions fidèles au vieux plan Schlieffen, et ils l’ont cru ! »

Il n’ose encore penser, quelques heures après le début de l’offensive, que la partie est gagnée, mais Hitler ne peut s’empêcher de jubiler.


Le Führer a fait publier un mémorandum qui accuse les Belges et les Hollandais d’avoir « prêté la main aux tentatives de l’intelligence Service en vue de faire éclater une révolution en Allemagne et de faire disparaître le Führer… ».

En outre, les deux pays ont favorisé les concentrations de troupes anglo-françaises en vue d’une attaque contre l’Allemagne.

Et, comble du cynisme, le mémorandum conclut :

« Le gouvernement allemand vient donc de donner l’ordre d’assurer la neutralité de ces pays par tous les moyens de force militaire dont dispose l’Allemagne. »


Ce n’est pas le nombre des hommes ni même celui des Panzers ou des avions qui compte d’abord, mais la manière dont l’état-major, et Hitler en est ces jours-là l’instigateur, les utilise.

La Luftwaffe bombarde La Haye et Rotterdam.

Des troupes aéroportées attaquent ces deux villes, s’y incrustent, et les Panzers réussissent à les rejoindre.

Hitler et le général en chef des forces aéroportées, Kurt Student, ont jeté dans la bataille 4 000 parachutistes, alors qu’ils ne peuvent compter que sur un total de 4 500 hommes !

Une division d’infanterie légère de 12 000 hommes est transportée par avion.

Les ponts sont l’objectif prioritaire et ils sont pris avant que les Hollandais aient pu les faire sauter. Les Panzers vont pouvoir progresser, semant la panique, le désordre, démoralisant les troupes hollandaises qui se replient.


La peur est contagieuse.

Ce même vendredi 10 mai, les Belges sont à leur tour frappés par l’offensive allemande qui, en quelques heures, désorganise la défense du pays et jette sur les routes des soldats affolés et des civils terrorisés qui veulent fuir l’invasion, la tête pleine des souvenirs de l’occupation allemande en 1914.

Les Stuka fondent sur ces foules saisies par l’effroi. Le roi Léopold III et son état-major, qui ont tant tardé à autoriser les troupes alliées à entrer en Belgique, sont démunis.

La rumeur se répand que des milliers de parachutistes ont sauté sur le pays ; qu’ils ont pour mission de couper les routes, d’empêcher les fuyards de gagner la France.

Et les troupes françaises se heurtent à ces flots de réfugiés, aux yeux hagards, proies des bombardiers en piqué qui lâchent leurs bombes, mitraillent, accompagnés par le hurlement de leurs sirènes.


Tout se joue en une matinée.

Des parachutistes s’emparent de deux ponts sur le canal Albert que franchissent aussitôt des Panzers. La plus grande et la plus puissante forteresse de Belgique, le fort d’Eben-Emael dont les canons peuvent balayer le canal Albert et ses abords, est prise par surprise par 78 parachutistes commandés par le lieutenant Witzig.

Cette poignée d’hommes a débarqué de ce que le général Kurt Student appelle un « planeur-cargo », et les 1 200 Belges qui constituent la garnison du fort se rendent aux Allemands.


Sur les routes, dans les prairies de Flandre, des fuyards découvrent des mannequins simulant des parachutistes et refusent d’admettre qu’ils sont victimes d’une ruse allemande. C’est Hitler, confie Student, qui a eu l’idée de ce leurre, alors que les derniers 500 parachutistes sont employés à s’emparer des ponts, à permettre ainsi à deux divisions de Panzers de percer la ligne de défense belge.

Les généraux Reichenau et Paulus ont d’abord été sceptiques, mais Hitler a imposé sa stratégie.

La rumeur se répand que des milliers de parachutistes, aidés par une « cinquième colonne » coupent les routes, font sauter les ponts. Et la Belgique, au soir du vendredi 10 mai, puis dans la nuit, chancelle, comme un boxeur paralysé avant même de s’être mis en garde, et qui encore debout ferme déjà les yeux, perdant conscience.


Ce n’est rien encore.

Dès le samedi 11 mai, les Panzers se sont enfoncés dans les forêts des Ardennes, pilonnées par les Stuka.

La Meuse est déjà atteinte, ici et là, par des avant-gardes qui s’emparent des ponts ou, sous le feu, traversent le fleuve en canot pneumatique et construisent des ponts de bateaux. De jeunes généraux n’hésitent pas à prendre la tête des troupes, ou des colonnes de chars. Ainsi, la « charnière » qui, articulée autour de Sedan, commande le dispositif français, est moins de deux jours après le début de l’offensive en passe d’être brisée.

Et les troupes alliées entrées en Belgique sont submergées sous les vagues de soldats belges et de réfugiés qui fuient et dont le flot tumultueux bloque les routes.


Le général Rommel, à la tête de sa VIIe division, attaque le nord de la charnière qui devrait lier les troupes françaises et les troupes belges.

Ses motocyclistes atteignent déjà la Meuse et les Panzers suivent.

Rommel écrit le premier compte rendu de ses combats :

« Dans le secteur assigné à ma division, l’ennemi a depuis des mois préparé des obstacles de toutes sortes. Les routes et les chemins forestiers sont coupés par des barricades fixes et des mines ont creusé de profonds cratères dans les routes principales. Cependant, la plupart des barricades sont laissées sans défense par les troupes belges ; c’est ainsi que rares sont les endroits où ma division doit subir des arrêts de longue durée. Nous pouvons éviter beaucoup de ces barricades en passant à côté ou en prenant des routes latérales. Autrement, tout le monde se met à la destruction de l’obstacle et la route est bientôt dégagée. »


Plus au sud, les divisions de Panzers du général Guderian se sont avancées et menacent Sedan.

Elles trouvent en face d’elles des unités de cavalerie française, que les Stuka écrasent sous leurs bombes.

Les chevaux sont affolés par les hurlements des sirènes et personne ne peut les maîtriser. Bêtes et hommes fuient.


Le samedi 11 mai, alors que les unités commandées par Guderian s’apprêtent à franchir la Meuse, Rommel écrit quelques mots à sa femme :

« 11 mai 1940,

« Très chère Lu,

« Aujourd’hui, j’ai pour la première fois un moment pour respirer et une minute pour écrire. Tout est merveilleux jusqu’à présent. J’ai pris de l’avance sur mes voisins. Je suis complètement enroué à force de donner des ordres et de crier. J’ai tout juste eu trois heures de sommeil et un repas de temps en temps.

« À part cela, en pleine forme. Contentez-vous de ces mots, je suis si fatigué. »


Mais l’euphorie de la victoire efface la fatigue.

Les Panzers s’enfoncent en Belgique, et les populations sont si surprises, si désemparées qu’elles imaginent voir passer des unités anglaises et néerlandaises qu’elles applaudissent.

Le dimanche 12 mai, Daladier se rend auprès du roi des Belges. Léopold III accepte enfin de placer ses troupes sous le commandement du général Billotte.

Mais que peut l’état-major français ?


Gamelin a refusé d’accompagner Daladier parce qu’il craint que Reynaud ne profite de son départ pour le remplacer.

Quant à Reynaud, lorsqu’il apprend que Daladier rencontre le roi des Belges, il décide de le rejoindre aussitôt.

Mais, sur les conseils du colonel de Villelume, il renonce à s’y rendre parce que, compte tenu de l’encombrement des routes, il ne pourrait y arriver à temps.


On a déplié devant Paul Reynaud une grande carte de Belgique et entouré d’un trait rouge la ville de Liège.

Les Allemands ont atteint la ville et se sont emparés de ses forts ce dimanche 12 mai dans l’après-midi.

Plus au sud, les Panzers du général Guderian sont sur la rive nord de la Meuse.

Paul Reynaud se laisse tomber sur une chaise plus qu’il ne s’assoit.

La comtesse Hélène de Portes entre dans le bureau.

Elle assure d’un ton joyeux qu’elle a appris que Churchill, le nouveau Premier Ministre anglais, vient de déclarer « qu’il n’y avait aucune raison de supposer que les opérations ne marchent pas bien ».

Nous sommes le dimanche 12 mai 1940 à la fin de l’après-midi.

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