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Un motocycliste allemand, à 3 h 40, ce vendredi 14 juin, traverse la place Voltaire et le bruit du moteur déchire le silence qui a englouti les quartiers de Paris. Ce soldat casqué, les pans de son manteau de cuir battant ses flancs, est seul dans les rues vides.
Une fine poussière grise comme une neige sale recouvre les chaussées.
Les vents d’ouest ont poussé sur la capitale les cendres des incendies qui ont détruit, de Rouen jusqu’à Colombes et Port-Marly, les réservoirs de pétrole de la vallée de la Seine.
Les rues se remplissent du bruit du moteur de l’éclaireur allemand puis le silence retombe.
À Sarcelles, un officier français, le commandant Devouges, s’avance, portant un drapeau blanc, vers le groupe d’officiers allemands qui l’attendent pour, non pas négocier, mais l’informer des dispositions prises par l’état-major du général Block, commandant le groupe d’armées B, pour pénétrer et occuper Paris.
Si le général gouverneur ne peut obtenir l’adoption de cette solution pacifique, la résistance de la ville sera brisée par les moyens les plus rigoureux, « sur terre et dans les airs ».
Les ponts ne doivent pas être détruits. L’eau, l’électricité doivent continuer à être distribuées. La police peut garder ses armes afin d’assurer l’ordre. La population ne sortira pas de chez elle pendant les premières quarante-huit heures.
Le commandant Devouges signe.
À 5 h 20, des compagnies de soldats allemands occupent la gare du Nord et la gare de l’Est, mettent des canons antichars en batterie. Les casernes sont encerclées. Les motocyclistes sillonnent les différents quartiers.
À 5 h 50, les Allemands patrouillent sur le boulevard Saint-Michel. Quelques minutes plus tard, des officiers réquisitionnent l’hôtel de Crillon.
À 8 h 30, une vingtaine de motocyclistes remontent les Champs-Élysées.
Paris a capitulé !
La nouvelle se répand dans les unités allemandes. Pour quelques minutes, la discipline cède la place à l’exubérance. « Un grand jour dans l’histoire de l’armée allemande », note le général Halder dans son journal.
Le général Block, qui entre dans Paris, constate :
« La ville est à peu près vide : apparemment, seule la population la plus pauvre est restée. Elle se tient, curieuse, le long des rues où progressent nos unités. Aux questions posées, elle répond de bon gré par des informations. La police également est courtoise dans son salut et sa tenue. »
Il fait défiler dès 9 heures du matin des unités sur les Champs-Élysées et passe les troupes en revue place de la Concorde.
Les drapeaux français sont retirés des édifices publics. On hisse la croix gammée au sommet de la tour Eiffel.
Block conclut :
« Je me rends en voiture aux Invalides pour voir le tombeau de Napoléon. Puis, très bon petit déjeuner au Ritz. »
La population est dans la rue. Personne ne songe qu’il est interdit de circuler.
On assiste aux parades. Les cafés installent leurs terrasses. Les magasins lèvent leurs rideaux. Les premiers soldats – et d’abord les officiers – s’attablent, achètent parfums et lingerie…
On avait craint l’arrivée de barbares. On découvre de jeunes hommes disciplinés, et le contraste est si grand avec les souvenirs de l’exode aux portes de Paris, de ces soldats français dépenaillés et sans armes, qu’on est fasciné.
« Sous mes yeux, un officier allemand tombe lourdement de cheval, note un journaliste hongrois. La foule vient à son secours, des femmes le brossent rapidement de leurs mains. Un homme tient le cheval par la bride. »
On entoure les véhicules allemands.
Entrant dans une boutique de l’avenue Victor-Hugo, ce journaliste hongrois qui s’exprime avec un accent britannique s’entend dire par le vendeur, alors qu’il hésite sur l’achat d’une chemise :
« J’en ai assez de vous autres Anglais. J’ai déjà travaillé avec les Allemands aujourd’hui. Ils m’ont laissé plusieurs milliers de francs. Ils paient sans difficulté, eux. Ils sont corrects. »
Ici et là, quelques incidents provoqués par des soldats ivres qui volent la caisse des cafés, menacent, tirent des coups de feu.
Mais la vie reprend. Certains cinémas annoncent qu’ils ouvriront leurs portes dès ce vendredi dans l’après-midi. Des soldats français qui traversent la ville – ce qui est interdit – ne sont pas capturés.
Les patrouilles de gardes mobiles armés et casqués règlent la circulation. Ils échangent les saluts réglementaires avec les officiers allemands qui passent.
À 18 h 30, la cérémonie quotidienne de la flamme du soldat inconnu se déroule comme à l’habitude, à l’Arc de triomphe.
Des soldats allemands se figent, au garde-à-vous.
« Ils sont corrects. »
L’expression, en moins d’une journée, s’est répandue.
Mais dans la matinée de ce vendredi 14 juin 1940, on dénombre quinze suicides de Parisiens.
Ceux-là n’ont pas supporté le bruit cadencé des bottes sur les Champs-Élysées, la vue d’un détachement d’artillerie de campagne qui campe place du Palais-Royal, devant le ministère des Finances et le Conseil d’État, ou bien la voix métallique qui, place de l’Hôtel-de-Ville, tombe des voitures haut-parleurs de l’armée allemande et répète que toute manifestation d’hostilité à l’égard des troupes allemandes sera punie de la peine de mort.
Les oriflammes à croix gammée flottent ce vendredi 14 juin sur la tour Eiffel, les grands hôtels de la place de la Concorde et de la rue de Rivoli, sur le Palais-Bourbon, sur les bâtiments publics occupés.
Et des soldats français sales, hâves, encadrés par des Allemands casqués, traversent en longues colonnes de prisonniers la place de l’Opéra.
Un grand mutilé, les rubans de ses décorations à la boutonnière, regarde les yeux remplis de larmes.
Pendant ce temps, dans les cours des châteaux des bords de Loire, les ministres s’embarquent dans des voitures qui vont les conduire à Bordeaux où le gouvernement de Paul Reynaud a décidé de se replier.
« Nous sommes maintenant perdus, dit Pétain à l’amiral Darlan. Alors il faut envisager la formation d’un consulat. Pourquoi, Darlan, ne seriez-vous pas Premier consul ? »
Puis Pétain invite le général Weygand à se rendre à Bordeaux, parce qu’il faut en finir, vite. Il s’est fixé comme extrême délai samedi. Il ne supporte plus l’attitude « ignoble et lâche » du Conseil des ministres. Il faut imposer l’armistice.
De Gaulle s’apprête lui aussi à rejoindre Bordeaux. Il a en mémoire les propos de Mandel et les quelques mots qu’au terme du Conseil suprême allié d’hier – jeudi 13 juin –, Churchill lui a murmurés : « Vous, l’homme du destin. »
Sera-t-il cet homme-là ?
Il s’indigne de l’ambition et des projets de Pétain.
« La vieillesse est un naufrage, dit-il. Pour que rien ne nous soit épargné, la vieillesse du maréchal Pétain va s’identifier avec le naufrage de la France. »
« Moi, en tout cas, confie-t-il au lieutenant Geoffroy Chodron de Courcel, son aide de camp, jamais je ne signerai l’armistice. Ce serait contraire à l’honneur et à l’intérêt français. Jamais je ne m’y résoudrai. Je reprendrai un commandement, n’importe lequel. »
Une nouvelle fois, il se souvient des propos de Mandel.
Il doit se battre jusqu’au bout, au sein de ce gouvernement. Ne pas céder.
Sur la route encombrée qui conduit à Bordeaux, la voiture de De Gaulle double celle du directeur de cabinet de Paul Reynaud, Dominique Leca.
De Gaulle fait arrêter le véhicule et interroge Leca sur les dernières nouvelles.
Paris est totalement investi. Les Allemands sont au Havre, à Caen, à Alençon. Pourquoi pas demain à La Rochelle, à Bordeaux ?
« Taisez-vous, taisez-vous », murmure de Gaulle.
Leca lui apprend que Paul Reynaud a adressé un ultime message à Roosevelt.
« Si vous n’intervenez pas, a écrit Paul Reynaud, vous verrez la France s’enfoncer comme un homme qui se noie et disparaître après avoir jeté un dernier regard vers la terre de liberté d’où elle attendait son salut… Si vous ne pouvez pas donner à la France, dans les heures qui viennent, la certitude que les États-Unis entreront en guerre à très brève échéance, le destin du monde va changer. »
De Gaulle fait quelques pas aux côtés de Leca.
« C’est d’abord en soi et de soi qu’on attend le salut », dit-il.
Il s’agit de savoir si on se bat ou ne se bat pas.