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En cette mi-juillet 1940, la voix des 80 parlementaires opposés au projet de Laval et de Pétain est étouffée par la majorité écrasante qui a accepté de mettre fin à la République.

Sait-on seulement que Laval est désigné comme successeur de plein droit du Maréchal en cas d’empêchement de ce dernier ?

Et on a déjà oublié le nom de ce président de la République si terne, M. Albert Lebrun.


Dans la matinée du samedi 13 juillet, Pétain lui a rendu visite.

« Monsieur le président, dit Pétain, le moment pénible est arrivé. Vous avez bien servi le pays, et cependant le vote de l’Assemblée nationale crée une situation nouvelle. Je ne suis pas votre successeur puisqu’un nouveau régime commence.

— Soyez sans souci à mon égard, répond Lebrun… L’Assemblée nationale a prononcé. Tous les Français doivent se soumettre. »


Dès le jeudi 11 juillet, Pétain, dans une allocution à la radio, a parlé en chef d’État stigmatisant cette Angleterre qui a attaqué à l’improviste les navires français « immobilisés dans nos ports et partiellement désarmés ».

C’est bien là la perfide Albion.

Il a condamné la « société dévoyée, l’argent trop souvent serviteur et instrument du mensonge, moyen de domination ».

« Dans la France refaite, l’argent ne sera que le salaire de l’effort. »

Fini la devise Liberté, Égalité, Fraternité ! Place à Travail, Famille, Patrie.

« Donnons-nous à la France. Elle a toujours porté son peuple à la grandeur. »

Et Pétain annonce que :

« Le gouvernement se propose de siéger dans les territoires occupés.

« Nous avons demandé, à cet effet, au gouvernement allemand, de libérer Versailles, et le quartier des ministères, à Paris. »

On écoute le vainqueur de Verdun parler en monarque, dire :

« Nous, Philippe Pétain, maréchal de France, déclarons assumer les fonctions de chef de l’État français, décrétons… »


En cette mi-juillet 1940, alors que la moitié du pays est occupée, que des centaines de milliers de réfugiés sont encore sur les routes de l’exode, s’inquiètent pour leurs demeures – peut-être pillées ou détruites –, où l’on ne sait rien encore du sort des prisonniers, les Français ne s’interrogent pas sur le nouveau régime.

Pétain est une icône, dont on n’imagine pas qu’à quatre-vingt-quatre ans il ait d’autres ambitions que de servir le pays.

L’Ordre nouveau ?

Travail, Famille, Patrie : cela rassure parce qu’on gît au fond de l’abîme.

Et quand on est écrasé par les angoisses et les difficultés personnelles, les malheurs de la patrie, on accepte de croire Pétain qui dit :

« Tous les Français fiers de la France, la France fière de chaque Français, tel est l’ordre que nous voulons instaurer. »

Mais en cette veille du dimanche 14 juillet 1940, alors qu’on vient de tuer la République, des Français de toutes opinions, et parmi eux de nombreux monarchistes comme des communistes, refusent de se soumettre à l’Ordre nouveau.


Certains ont réussi à rejoindre la France Libre.

De Gaulle estime à 7 000 le nombre de Free French enrôlés dans les « armées » de la France combattante.

Certains, en ces jours de juillet, sont déjà en mission de renseignements en France, sous l’autorité du colonel Passy (un capitaine, polytechnicien, nommé Dewavrin) qui vient de créer ce qui deviendra le Bureau central de renseignements et d’action (BCRA).


Des réseaux commencent à se constituer, à l’initiative de quelques Français qui n’acceptent pas la défaite.

Ainsi des ethnologues, Boris Vildé et Germaine Tillion, créent au musée de l’Homme l’un de ces premiers noyaux de résistants.

À Brive, Edmond Michelet entreprend de diffuser les tracts qu’il a commencé d’imprimer dès l’annonce de l’armistice.

On lit Péguy : on croit entendre de Gaulle, ou le jeune Daniel Cordier, ou l’un des 80 parlementaires qui se sont opposés à Laval.

« En temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne et quel que soit son parti, écrit Péguy. Il ne se rend point, c’est tout ce que je lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne et quel que soit son parti. »


Les communistes français sont-ils parmi ceux qui se rendent, ou pis, ou bien sont-ils de ceux qui résistent ?

On les a vus solliciter l’ambassade d’Allemagne, à peine Paris était-il occupé. Mais certains militants ont appelé à lutter contre le « fascisme hitlérien ».

En juillet 1940, un texte signé par leurs deux plus importants dirigeants – Maurice Thorez, exilé à Moscou après avoir déserté, et Jacques Duclos – lance un Appel au peuple de France.

Daté du 10 juillet, il accuse les « responsables de la guerre, de la défaite, de l’occupation… Les politiciens à la Daladier, à la Reynaud, à la Mandel… le Parti socialiste avec ses Blum… ».

Il dénonce un « Parlement de valets et de corrompus qui ont poussé la France à la guerre pour servir les intérêts des ploutocrates ».

Mais au-delà de ces accusations, qui ne gênent en rien l’occupant, mais au contraire reprennent res arguments, il affirme que « la France ne deviendra pas une sorte de pays colonisé, jamais un grand peuple comme le nôtre ne sera un peuple d’esclaves… ».

Il appelle à former « le front des hommes libres contre la dictature des forbans, contre le gangster de la politique, Laval ! À la porte le gouvernement de Vichy… ».

Ambigu, attaquant à la fois Blum et Laval, réclamant la paix et n’appelant pas à la résistance, ce texte annonce un changement de politique.

Il s’inscrit dans la multiplication des écrits, des actes, qui refusent l’illusion qu’entretient Pétain.

Et cette floraison se produit moins d’un mois après l’armistice du 25 juin.


On pressent ainsi que l’armistice n’a marqué que la fin du prologue de la tragédie qui va bouleverser l’ordre du monde.

De Gaulle et Churchill l’ont dit.

Laval, Pétain, et leurs partisans sont myopes devant cette réalité.

Hitler, lui, sait bien que ces journées de la mi-juillet 1940 sont cruciales.



Les 11 et 13 juillet, il réunit au Berghof, au-dessus de Berchtesgaden, ses généraux et l’amiral Raeder. Que faire avec l’Angleterre ?

Le mercredi 10 juillet, les premières attaques aériennes ont eu lieu. Mais la bataille d’Angleterre n’est pas réellement engagée.

« Pourquoi l’Angleterre ne veut-elle pas prendre le chemin de la paix ? » répète Hitler.

Faut-il employer la force pour la contraindre à la paix ?

« Mais, soliloque Hitler, si nous écrasons l’Angleterre militairement, l’Empire britannique se désintégrera et l’Allemagne n’en tirera aucun profit. Avec le sang allemand, nous accomplirons quelque chose dont seuls le Japon, l’Amérique et les autres tireront profit. »

Ce samedi 13 juillet, Hitler écrit à Mussolini, refuse l’offre du Duce de fournir des troupes et de l’aviation italiennes pour l’invasion de l’Angleterre.

« J’ai fait à l’Angleterre tant d’offres d’accord, et même de coopération, écrit-il au Duce, et j’ai été traité avec un tel mépris que je suis maintenant édifié. Tout autre appel à la raison ira au-devant d’un refus, car actuellement ce n’est pas la raison qui gouverne dans ce pays… »


Les Free French, qui vivent désormais parmi les Anglais, comprennent eux que c’est la passion patriotique, la volonté de rester libres et souverains qui habitent Churchill et les Anglais.

Et si des milliers d’Anglais – dont Mme Churchill – acclament, le dimanche 14 juillet, de Gaulle qui, en compagnie de l’amiral Muselier, passe en revue quelques centaines d’hommes – des légionnaires et des fusiliers marins –, c’est parce que de Gaulle et les Français Libres expriment les mêmes sentiments.



« Au fond de notre abaissement, dit de Gaulle, ce jour doit nous rassembler dans la foi, la volonté, l’espérance. »


Dans l’après-midi de ce dimanche de fête nationale, il a invité les « Volontaires » au cinéma New Victoria Theater. La foule, regardant passer ces jeunes hommes qui marchent au pas par rangs de trois, crie « Vive de Gaulle ! Vive la France ! ».

De Gaulle arrive à 14 heures, s’installe au premier rang, enlève son képi puis, seul debout, s’adresse aux « Volontaires » :

« Le 14 juillet, symbole de liberté, est aujourd’hui un jour de deuil pour la France trahie… Je vous ai conviés à fêter notre volonté d’être fidèles à la France. »

« Cet après-midi, écrit Daniel Cordier, présent dans la salle, nous sommes davantage ses enfants que ses soldats.

« Après son discours, nos applaudissements – les premiers à son égard – prouvent que, quels que soient le lieu ou le ton de sa harangue, nous sommes dévoués à une cause que seuls nous avons choisie. Désormais, il l’incarne pour nous. »

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