24.

En ces jours et ces nuits de la mi-juillet de l’an quarante, plus de trois millions de réfugiés peut-être quatre, que l’offensive allemande du mois de mai a jetés sur les routes de l’exode, essayent de rentrer chez eux, l’angoisse dévorant leur cœur, la fatigue, la faim et la soif rongeant leur corps.

Ils découvrent qu’une véritable frontière avec ses postes de contrôle, des soldats allemands qui vous dévisagent, vous obligent à vous aligner, à présenter vos papiers attestant votre identité, votre domicile, partage la France en deux zones.

Au nord de cette ligne de démarcation, la zone occupée sous l’administration allemande représente les trois cinquièmes du territoire.

La zone libre ne couvre que le centre et le sud du pays, et s’étend le long de la Méditerranée.

D’un côté Paris, où les music-halls rouvrent, dont les cafés ont ressorti leurs terrasses.

De l’autre, Vichy, où s’entassent dans les hôtels les services de ce gouvernement dont le maréchal Pétain est le chef.


À Paris, les girls s’exhibent au Palace, au Concert Mayol, aux Folies-Bergère, au Lido, au Casino de Paris.

On lève haut la jambe sur les planches où l’on présente des revues à grand spectacle, Amour de Paris, Voilà Paris, Folies d’un soir…

Le champagne pétille dans les coupes qui s’entrechoquent. Et les spectateurs sont en uniforme feldgrau.


Les occupants ont leurs salles de cinéma, le Rex, le Paris, le Marignan sur les Champs-Élysées et les grands boulevards, leurs hôtels rue de Rivoli.

Tout le quartier de l’avenue Kléber est réservé aux administrations de guerre des occupants.

Partout, des drapeaux à croix gammée, des panneaux de signalisation aux carrefours pour les véhicules allemands qui traversent la capitale.

Le Grand Palais est un immense garage pouvant contenir 1 200 camions ! L’École polytechnique, l’École normale supérieure sont des casernes. Le palais du Luxembourg abrite l’état-major de la Luftwaffe.


Depuis le mercredi 10 juillet, des bombardiers, Heinkel III, Dornier 17, Junkers 88, des chasseurs Messerschmitt 109 et 108, sont dirigés, à partir de ce quartier général où Goering s’est fait aménager une résidence luxueuse, vers les ports du sud de l’Angleterre. Ce ne sont encore que des escadrilles de quelques dizaines d’appareils mais Southampton, Portsmouth, Plymouth sont frappés.

Les navires anglais sont attaqués dans la Manche. Les Spitfire et les Hurricane vont à leur rencontre et des combats s’engagent, puis le ciel s’apaise, comme si le prologue venait de se terminer et qu’on se préparait au lever de rideau sur la grande dramaturgie que sera l’assaut contre l’Angleterre.


Le dimanche 14 juillet, Churchill est intervenu à la radio. La voix est frémissante tant l’énergie qui la porte est puissante. Personne ne peut douter de la résolution de cet homme qui semble né pour affronter cette tempête-là, celle où se joue le sort de l’Angleterre et de son Empire.

« Ici, dit-il, dans ce puissant lieu d’asile qui abrite les documents du progrès humain, ici, entourés de mers et d’océans où règne notre flotte, ici, nous attendons sans crainte l’assaut qui nous menace. Peut-être viendra-t-il aujourd’hui, peut-être viendra-t-il la semaine prochaine, peut-être ne viendra-t-il jamais… Mais que notre inquiétude soit violemment brève ou lente, ou les deux, nous n’accepterons aucun compromis, nous ne consentirons pas à parlementer, nous exercerons peut-être une certaine clémence, mais nous n’en solliciterons pas. »


Ce même jour, de Gaulle écrit dans le premier numéro d’une publication de la France Libre, Quatorze Juillet, qui porte en sous-titre la devise républicaine Liberté, Égalité, Fraternité :

« Il n’y a plus de fête pour un grand peuple abattu… Mais le 14 juillet 40 ne marque pas seulement la grande douleur de la patrie, c’est aussi le jour d’une promesse que doivent se faire les Français. »

Il faut résister, se battre, vaincre.

« Eh bien, ajoute de Gaulle, puisque ceux qui avaient le devoir de manier l’épée de la France l’ont laissée tomber, brisée, moi j’ai ramassé le tronçon du glaive. »


À Londres, à l’Olympia Hall, le lundi 15 juillet, Daniel Cordier et ses camarades de la 1re compagnie reçoivent uniformes et trousseaux. Le mot « France », brodé en blanc sur fond kaki, doit être cousu sur les manches du blouson britannique.

« Au rapport du soir, la section prend une allure martiale dont nous sommes très fiers. »

Parmi ces jeunes hommes, un « vieux » sergent de trente-cinq ans, professeur, simple, direct, courtois, empreint d’une gentillesse naturelle qui le rend attentif aux autres. Il se nomme Raymond Aron, et Daniel Cordier l’écoute analyser la situation avec une lucidité et une rigueur implacables.

« Il y a un mois que Pétain a demandé l’armistice, dit Aron. Les Allemands occupent la moitié du pays. Nous sommes ici une poignée de volontaires. L’armée française qui stationnait en Grande-Bretagne a rejoint avec armes et bagages le Maroc. Pourtant, c’est ici que se joue l’avenir de la liberté, de la démocratie. »

Cordier est subjugué. La simplicité et le style oral d’Aron transforment les ténèbres en lumière.

« Si Hitler ne débarque pas ici et n’est pas vainqueur cet été, il perdra la guerre, ajoute Aron. Mais la victoire n’est pas pour demain. En attendant, il n’y a pas d’autre voie que de préparer la bataille, ni d’autre issue que la victoire. »


Ce mot de « victoire », à Vichy, autour de Laval et de Pétain, rime avec Allemagne.

Personne ne semble imaginer que le Reich puisse être vaincu par cette Angleterre isolée.

Hitler se prépare à signer un pacte à trois, associant le Japon et l’Italie au Reich.

Toute l’Europe continentale est sous le contrôle de l’armée allemande. La Russie de Staline, si elle élargit son glacis, livre scrupuleusement au Reich produits agricoles et matières premières.

Et les communistes, orchestrés par le Komintern – l’Internationale que dirige Moscou –, appellent à la paix et non à la résistance. À Bruxelles comme à Paris, ils condamnent les « ploutocrates » stipendiés de Londres et juifs, bien entendu.

Ce sont eux les responsables de ce déclenchement de la guerre : Blum et Mandel, Daladier et Reynaud, coupables, et non pas M. Hitler ! Ces propos sont le décalque de la propagande allemande.


À Vichy, on veut donc faire entrer la France dans le nouvel ordre européen que construit autour d’elle l’Allemagne. Et pour cela, il faut en finir avec le « système » républicain, responsable du désastre.

Pétain, Laval, Darlan, Weygand « veulent faire table rase de tout ce que la France a représenté au cours des deux dernières générations », constate un diplomate américain.

Adrien Marquet, le plus proche de Laval, dresse le réquisitoire du régime vaincu.

« C’est une politique néfaste, économique et sociale épuisée qui, au premier choc des armées allemandes, s’est effondrée sur nos têtes. Nous sommes sous les décombres du régime capitaliste libéral et parlementaire. »

Et Baudouin, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, ajoute :

« Nous avons vécu vingt ans d’erreurs et de mécontentement. Nous vivions sous une caricature de démocratie. Depuis des années, la France a vécu sous le régime de la lâcheté et du mensonge… »


C’est à l’hôtel du Parc, situé au centre de Vichy, que s’élabore la politique du gouvernement Pétain.



Le Maréchal dispose au troisième étage d’un bureau et d’une chambre. Dans la pièce voisine, loge l’officier d’ordonnance, le capitaine Bonhomme, jalousé par tous les intrigants, et d’abord par le docteur Ménétrel qui peu à peu deviendra le plus proche des collaborateurs du Maréchal.

Tout ce troisième étage est consacré aux services de la présidence du Conseil.

Au premier étage, est situé le ministère des Affaires étrangères ; et au second, Pierre Laval, vice-président du Conseil. Laval peut ainsi contrôler les allées et venues des uns et des autres. Car l’hôtel du Parc comme l’hôtel Majestic, et tous les lieux investis par le gouvernement Pétain et ses rouages, grouillent d’intrigues.

Gouverner et représenter la France dans ces conditions est une gageure.

Mais Pétain et ses ministres ont la certitude que la paix est proche, et les Allemands ont promis, lors des discussions d’armistice, qu’ils laisseraient le gouvernement s’installer à Paris et à Versailles.


On vit avec cet espoir.

Le soir, Laval rentre chez lui, dans sa propriété de Châteldon.

Pétain, au milieu de l’après-midi, fait une courte promenade dans le parc de l’hôtel. On l’entoure. Il embrasse les enfants. Les femmes pleurent d’émotion en le voyant. Les hommes – presque tous sont d’anciens combattants de 14-18 – se mettent au garde-à-vous. Il est le Père, le Patriarche glorieux, juste, mesuré, mais rigoureux, voire sévère. Il est celui qui dit la vérité.

Un culte s’organise autour de sa personne.


De Gaulle, pour les Free French, a dit Daniel Cordier le 14 juillet, est l’incarnation de la cause de la France.

Mgr Gerlier, cardinal, primat des Gaules, proclame : « Pétain, c’est la France. »

« Quelle faveur de vivre au temps d’un homme dont on sait déjà qu’il dépassera l’Histoire et qu’il entrera d’emblée dans la Légende », écrit René Benjamin, hagiographe du Maréchal.

Paul Claudel, écrivain d’une autre envergure, tresse une ode au Maréchal.

« France, écoute ce vieil homme qui sur toi se penche et qui te parle comme un père.

« Fille de Saint Louis, écoute-le et dis “En as-tu assez maintenant de la politique ?”

« Écoute cette voix raisonnable sur toi qui propose et qui explique

« Cette proposition comme de l’huile et cette vérité comme de l’or… »


Au côté de la silhouette auréolée du Maréchal, apparaît, débraillé, mal rasé, courtaud, le mégot au coin des lèvres, Pierre Laval.

C’est l’image même du « politicien », tel que le caricaturent les militaires qui vénèrent le Maréchal.

Autour de Laval gravitent des journalistes, des affairistes, aux origines incertaines. Comment le Maréchal et le vice-président du Conseil, si différents, pourraient-ils s’entendre durablement ?

Mais Laval semble irremplaçable. Il a, le mercredi 10 juillet 1940, organisé le meurtre de la IIIe République dans les formes d’apparence régulières. Si bien que trente-deux gouvernements étrangers ont immédiatement reconnu l’État français, issu d’un vote et dont la légalité et la légitimité ne peuvent être mises en doute.

Ou alors il faudrait évoquer le coup d’État masqué, la présence des « bandes » dans Vichy, des troupes allemandes à Moulins. Il faudrait déchirer le rideau tendu par la lâcheté, la peur et l’habileté.


Seuls les Français Libres le font.

Mais les États-Unis, l’URSS, le Vatican ont maintenu auprès du nouveau chef de l’État leurs diplomates accrédités. Vichy peut, juridiquement, prétendre qu’il représente la France et qu’il est issu de votes réguliers des Assemblées réunies en conformité avec les lois de la République.


Ce succès parlementaire, Laval se l’attribue. Mais le Maréchal estime que c’est sa personne, sa réputation, son aura qui ont permis de l’emporter. Laval n’a été qu’un valet d’armes ! Et Pétain le chevalier.

Les deux hommes sont ainsi liés et opposés.

Le Maréchal ? Une « potiche », dit à qui veut l’entendre Laval. « Un vieux schnock », ajoute l’entourage du vice-président du Conseil.

Laval ?

Pétain fait une moue dédaigneuse et dit :

« Avez-vous vu comme M. Laval me souffle dans le nez la fumée de ses cigarettes, comme il est sale ? Il me dégoûte et me fait horreur. »


En fait, Pétain, vieux militaire, aspire à gouverner seul, tel un autocrate, que sa surdité isole, qui n’entend pas dans le brouhaha d’un débat.

« Dans le gouvernement de Paul Reynaud nous étions plus de vingt, je n’y entendais rien, confie-t-il. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une douzaine et c’est déjà beaucoup mieux ; demain que je réduise à cinq, six, et ce sera tout à fait bien…

« Il faudrait que je puisse commander à trois hommes, qui commanderaient à quinze, lesquels commanderaient à cent. Et ainsi de suite la pyramide. »


Comment un tel pouvoir, s’exerçant sur à peine les deux cinquièmes du territoire national, pourrait-il faire jeu égal avec la machine militaire allemande ? Celle-ci met en place toute une bureaucratie qui organise le pillage systématique des biens de toutes sortes.

D’autres bureaux s’occupent de susciter des « partis » politiques en finançant ces formations dévouées à la « collaboration ».

Des services doublent et gèrent les administrations françaises : ainsi, les voies ferrées sont surveillées par un personnel allemand. Dans les prisons, des « quartiers » sont administrés par les Allemands.

Tout le pays – y compris la zone libre – est enserré dans un réseau policier, dans la trame des services de renseignements : Gestapo, Abwehr (sécurité militaire).


L’ambassadeur allemand Otto Abetz, qui s’installe à Paris dans les heures qui suivent l’occupation de la capitale, a tissé, dès les années trente, des liens nombreux avec les milieux politiques français. Il œuvrait dans le cadre de l’amitié franco-allemande.

Il a été expulsé par le gouvernement français en juin 1940.

De retour à Paris, il précise ses objectifs aux chefs de service de l’ambassade.

« L’intérêt du Reich, écrit-il, exige d’une part le maintien de la France dans un état de faiblesse intérieure et d’autre part son éloignement des puissances étrangères ennemies du Reich…

« Tout doit être entrepris du côté allemand pour amener la désunion intérieure et l’affaiblissement de la France.

« Le Reich n’a donc aucun intérêt à soutenir les vraies forces populaires ou nationales en France.

« Au contraire, il faut appuyer les forces propres à créer les discordes ; ce seront tantôt les éléments de gauche, tantôt les éléments de droite. »

Et des Français se précipitent à l’ambassade allemande : communistes qui souhaitent la reparution de leurs journaux, anciens socialistes pacifistes et proallemands, tel Marcel Déat, ou militants du parti de Jacques Doriot.

Et Abetz se montre généreux.

La corruption est un ressort majeur de la politique nazie.


Ainsi, c’est un pouvoir totalitaire qui étend son emprise sur la zone occupée d’abord, mais dont les ramifications pénètrent peu à peu la zone libre.

Des agents de la Gestapo la sillonnent, se font livrer par Vichy des réfugiés allemands, personnalités ou simples engagés dans la Légion étrangère française et dont on imagine le sort.

La population de la zone libre n’est pas consciente de cette réalité. Elle célèbre le culte de Pétain. Elle imagine que la politique du Maréchal la protège.

Or Vichy, dès le mardi 16 juillet, publie un décret qui déchoit de leur nationalité française des Juifs trop récemment naturalisés. Et des lois antisémites discriminatoires commencent à être élaborées.


Dans la zone occupée, même si on continue de côtoyer sans agressivité ces Allemands qui sont « corrects », qui « occupent » la terrasse du Café de la Paix et les fauteuils des music-halls, on sent peser la toute-puissante présence allemande.

Les horloges sont réglées sur celles d’Europe centrale. C’est l’« heure allemande », deux heures de retard par rapport au soleil, « il semble que Paris ait été transporté sous le cercle polaire ».

Le black-out, très strict, l’interdiction de circuler après 23 heures, créent un climat de peur, d’angoisse.


Chaque jour, les Allemands défilent le long des Champs-Élysées ou dans la rue de Rivoli.

Des motocyclistes précédant les troupes font le vide, obligent les véhicules à stopper. Dans de nombreuses rues – et très souvent au centre de la capitale –, flottent des drapeaux à croix gammée, signalant les bâtiments occupés par les Allemands. Les théâtres – l’Empire, avenue de Wagram, le Palais de Chaillot – sont réquisitionnés et arborent l’oriflamme nazie.


Les Parisiens subissent, souvent fascinés par cet « ordre » allemand, la perfection de la parade avec cet officier qui, sabre au clair, caracole devant la garde du drapeau. Puis les Français se détournent, humiliés, avec un sentiment diffus de désespoir et de révolte.

Ils font la queue devant les boutiques. La nourriture est rare, souvent vendue sous le manteau, hors de prix, « au marché noir » qui s’installe dès ce mois de juillet 1940.

Les rations alimentaires sont maigres. Un système de « cartes d’alimentation » se met en place, donnant droit à 250 grammes de pain et 15 grammes de matière grasse par jour, 150 grammes de viande et 40 grammes de fromage par semaine, et 500 grammes de sucre par mois.

La recherche de produits alimentaires devient une obsession.


Cependant, les « restaurants de grande classe, note un journaliste, offrent des menus abondants et variés. Mais ils sont fréquentés presque exclusivement par des officiers allemands. Dans celui où j’ai déjeuné pour une cinquantaine de francs, j’étais le seul Français… Vers la fin de l’après-midi, je me suis rendu chez Maxim’s, au Colisée et au Fouquet’s. Ces cafés très parisiens étaient le rendez-vous de ce qu’il y a de plus haut gradé dans la garnison allemande d’occupation : des commandants, des colonels, des généraux… L’élément féminin habituel ne manquait pas… J’ai éprouvé une certaine surprise en voyant avenue des Champs-Élysées un car plein de touristes allemands, hommes et femmes. Déjà les “excursions à Paris” avaient commencé. Les agences allemandes de voyages ne perdent pas de temps ».

Le reportage est publié le samedi 13 juillet dans L’Illustration.


Certains Parisiens que révolte ce que l’un d’eux appelle « l’atroce spectacle de cette lâcheté et de cet égarement » couvrent de graffitis les affiches allemandes au risque de leur vie.

Le journaliste Jean Texcier commence à écrire le dimanche 14 juillet ses Conseils à l’Occupé, riposte spontanée qui marque la naissance de la presse clandestine puisque ces Conseils seront imprimés, diffusés.

« Fais-en des copies que tes amis copieront à leur tour. » Bonne occupation pour des occupés.

« Étale une belle indifférence mais entretiens secrètement ta colère. Elle pourra servir. »

« Depuis que tu es occupé, ils paradent en ton déshonneur. Resteras-tu à les contempler ? Intéresse-toi plutôt aux étalages. C’est bien plus émouvant car au train où ils emplissent leurs camions tu ne trouveras bientôt plus rien à acheter… »

« Les quotidiens de Paris ne sont même plus pensés en français, écoute la radio anglaise… »


L’émission de la BBC animée par Maurice Schumann, Ici Londres, les Français parlent aux Français, reprend au cours de l’été ces Conseils à l’Occupé.

Ainsi, dès cette mi-juillet 1940, l’opinion française échappe à la machine de propagande allemande, et accède au moins, grâce à la BBC, à une source d’information différente.


Les premiers actes de résistance apparaissent. Ils sont souvent spontanés.

Sur une affiche condamnant l’Angleterre, après Mers el-Kébir, on peut lire « le combat que mène l’Angleterre contre l’Allemagne c’est notre combat ».


Quand, le mercredi 17 juillet, le journal Ouest France annonce le décès à Paimpont de Mme Jeanne Maillot, chacun comprend que le nom de De Gaulle a été censuré, parce qu’on sait qu’elle est la mère du Général.

L’église de Paimpont est envahie par les fidèles. Un détachement de gendarmerie, sous le commandement d’un capitaine, présente les armes, en dépit de l’interdiction des Allemands.

La tombe est régulièrement fleurie, et les gens emportent en souvenir de petits cailloux entourant la dalle.


Or, au moment même où s’exprime cet instinct patriotique, Hitler exige que le gouvernement de Vichy transforme la France en État satellite en abandonnant même la fiction entretenue de la souveraineté.

Le mardi 16 juillet, le général Weygand reçoit un ultimatum du général von Stülpnagel, exigeant que la France remette des ports de la Méditerranée, des aérodromes au Maroc, des stations météo, le chemin de fer de Tunis à Rabat aux mains des Allemands.

« Le Führer et commandant en chef de l’armée attend, écrit Stülpnagel, que le gouvernement français lui accorde l’appui qu’il juge nécessaire pour poursuivre d’une manière efficace sa lutte contre l’Angleterre. »


Tout en constatant que ce sont là des « demandes exorbitantes », le gouvernement Pétain veut « ouvrir des discussions » ; même s’il refuse de céder aux Allemands, qui remettent en cause la souveraineté française sur son Empire.

Laval, en dépit des réticences de Pétain, décide de se rendre auprès d’Abetz à Paris.

Le vendredi 19 juillet, Pétain reçoit Laval.

« Tous les renseignements concordent pour affirmer que les Allemands ne vous aiment pas », dit avec mépris le Maréchal.

Mais Laval n’en a cure. Il veut être celui qui ouvre et conduit le dialogue avec les Allemands. Il pense qu’il est le seul à comprendre que la collaboration avec l’Allemagne contre l’Angleterre est nécessaire et souhaitable. Tôt ou tard, ce choix s’imposera.

Il le dit à Abetz.

« Dans l’intérêt de son pays, rapporte Abetz, Laval souhaite rechercher sur le sol français les bases d’un travail de collaboration avec le gouvernement du Reich… » « Est-il dans l’intérêt allemand de garder une attitude irréconciliable lorsqu’on vient lui offrir de collaborer sans arrière-pensée au bien de l’Europe ? » lui demande Laval.

Abetz écoute, décide de se rendre à Berlin pour rapporter les propos de Laval.

Il sait que l’heure est à la préparation de l’assaut contre l’Angleterre et la proposition de Laval peut, dans cette perspective, être utile.


C’est le mardi 16 juillet que Hitler a rédigé la Directive n° 16 pour la préparation d’une opération de débarquement contre l’Angleterre.

Le nom de code de l’opération est SeelöweOtarie.

« QG du Führer

« 16 juillet 1940

« Ultra secret

« Puisque l’Angleterre, en dépit de sa situation militaire sans issue, ne manifeste aucune intention d’en venir à un arrangement, j’ai décidé de préparer une opération de débarquement et de l’exécuter si nécessaire.

« Le but de cette opération est d’éliminer la métropole anglaise en tant que base pour continuer la guerre contre l’Allemagne et, si ça devait être nécessaire, de l’occuper entièrement. »


« De l’exécuter si nécessaire » : Hitler est sur le seuil.

Il hésite encore ce vendredi 19 juillet à 19 heures quand il se lève pour s’adresser aux membres du Reichstag, réuni à l’opéra Kroll à Berlin[5]. Il parle bruyamment, mêle la détermination du chef de guerre à l’habileté d’un politicien retors.

Il interrompt son discours pour remettre à Goering le bâton de maréchal du Reich – Reichsmarschall – et celui de Feldmarschall à douze généraux.

C’était une manière spectaculaire de rappeler la puissance militaire du Reich victorieux.

Puis il reprend, accusant Churchill et les hommes politiques anglais de sacrifier leur peuple :

« Je ne sais pas si ces politiciens ont déjà une idée juste de ce que signifiera la poursuite de la lutte… C’est du Canada qu’ils continueraient la guerre ? Le peuple lui, j’en ai peur, devrait rester en Angleterre et il verra la guerre avec d’autres yeux que ceux de ses soi-disant chefs réfugiés au Canada. »

Les applaudissements déferlent.

« Croyez-moi, messieurs, je ressens un profond dégoût pour ce type de politiciens sans scrupule qui causent la ruine de nations entières. Il m’est presque douloureux de penser que j’aurai été choisi par le destin pour porter le coup final à la structure que ces hommes ont déjà ébranlée. M. Churchill sera sans doute déjà au Canada où l’argent et les enfants de ceux qui ont intérêt à faire la guerre ont déjà été expédiés…

« Pour des millions d’autres êtres cependant un lourd calvaire va commencer. M. Churchill devrait peut-être pour une fois me croire quand je prédis qu’un grand Empire sera détruit, un Empire que je n’ai jamais eu l’intention de détruire ni même d’affaiblir.

« Je ne suis pas le vaincu qui mendie des faveurs, mais le vainqueur qui parle au nom de la raison.

« Je ne vois aucun motif de prolonger cette guerre. »


La salle se dresse, salue, bras tendu.

Au premier rang, Ciano, le ministre des Affaires étrangères italien, qui tout au long du discours a bondi comme un diable de sa boîte pour faire le salut fasciste chaque fois que Hitler reprenait son souffle, se hausse sur la pointe des pieds, le corps arqué, image de la servilité et de la vanité.

Le journaliste américain William Shirer se mêle aux députés, aux officiers invités du Führer. Tous sont enthousiastes, persuadés que l’Angleterre acceptera l’offre du Führer.

Shirer s’étonne. Il n’y a aucune offre précise dans le discours de Hitler, fait-il remarquer.

Puis Shirer se rend à la radio, pour lire son reportage, à destination des États-Unis. Il entend la BBC, qui rejette l’offre de paix de Hitler. Le discours n’est qu’un leurre grossier, explique-t-on.

La BBC a réagi sans même consulter le gouvernement et sans avoir reçu de directive, confirme au téléphone un journaliste anglais interrogé par Shirer.

Autour de Shirer, les visages des Allemands se figent.

« Pouvez-vous comprendre cela ? crie l’un d’eux. Pouvez-vous comprendre ces idiots d’Anglais ? Refuser la paix maintenant ? Ils sont fous. »

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