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Dans l’aube immaculée et douce du mercredi 15 mai 1940, une plaie béante saigne au flanc de la France, le long de la Meuse, entre Sedan et Dinant.

Et les divisions de Panzers creusent, élargissent cette blessure ouverte entre les unités des généraux Huntziger et Corap.

C’était la 9e armée et le général Corap annonce, alors qu’un soleil impavide commence à illuminer un ciel immuablement bleu, qu’il a donné l’ordre de repli, son armée ayant été en partie anéantie.

Il n’y a plus ni fortifications, ni divisions, ni obstacles de quelque nature que ce soit devant les Panzers des généraux Guderian, Schmidt, Reinhard et Rommel. Ils sont à la tête de 1 800 blindés.

Reynaud le répète, et Gamelin, et le général Hering, gouverneur militaire de Paris, le confirment : plus rien ne s’oppose à la ruée de l’envahisseur allemand vers Paris, sinon le choix qu’il ferait de rouler à une vitesse qui atteint parfois 65 kilomètres à l’heure, vers la Manche.

Et pourtant, des troupes françaises se battent encore avec acharnement sur les bords de la Meuse alors qu’elles sont écrasées par les bombardements aériens, et submergées par les Panzers.

Mais elles résistent, se sacrifient dès lors que les officiers qui les commandent sont décidés à mourir à leur poste et non à fuir les premiers, à se soucier de leur confort.


Ce 15 mai, alors que ses Panzers roulent vers Philippeville, Rommel voit sortir des buissons, sur les bas-côtés de la route, des centaines de motocyclistes français qui, leurs officiers en tête, se rendent, poussent leurs motos dans les fossés, puis lèvent les bras.

« Je m’occupai pendant quelque temps de ces prisonniers, explique Rommel. Les officiers m’adressèrent de nombreuses demandes, notamment la permission de garder leurs ordonnances et aussi que leurs bagages fussent enlevés de Philippeville…

« Je fis monter plusieurs officiers avec moi dans mon véhicule blindé et, précédant toute la colonne, roulai à grande allure sur la route poussiéreuse.

« La surprise des troupes françaises devant notre apparition soudaine était complète… Centaines d’hommes par centaines d’hommes, les troupes françaises et leurs officiers se rendaient dès notre arrivée. »


Et tout à coup, un homme se dresse, anonyme.

Rommel, tout en roulant, note dans son carnet, esquisse la silhouette de ce lieutenant-colonel français.

« Il se montre particulièrement irritable lorsque nous l’interpellons et lorsque je lui demande son nom et son affectation. Ses yeux reflètent la haine et la fureur impuissante. Comme on peut prévoir que la circulation excessive qui règne sur la route entraînera de temps à autre la séparation de nos différents éléments de colonne, je décide réflexion faite de l’emmener avec nous.

« Il est déjà à cinquante mètres en arrière quand il est emmené devant le colonel Rothenburg qui lui fait signe de monter dans son char. Il s’y refuse d’une façon cassante. Trois sommations lui sont faites de monter dans le char mais il faut se résoudre à l’abattre. »


Dans la marée de la débâcle, des récifs de détermination, de courage et d’héroïsme, surgissent ainsi.

Sacrifice des pilotes anglais et français qui tentent de détruire le pont de Gaulier, sur la Meuse, bien que des batteries antiaériennes créent une barrière de feu.

En un seul jour, ce mercredi 15 mai, 167 avions dont 47 Britanniques sont abattus par les mitrailleuses de Guderian, qui réussit à faire traverser la Meuse à 60 000 soldats, 22 000 véhicules dont 850 chars.


Et malgré cette avalanche de Panzers, ce déluge de feu déversé par les Stuka, malgré les assauts des fantassins allemands, des unités françaises opposent sur les bords de la Meuse une résistance acharnée.

Dans le secteur de Monthermé, une unité de réservistes français bloque durant deux jours la VIe Panzerdivision.

« Dignes des Poilus de Verdun », dit le général Reinhardt.

Même détermination, même sacrifice, à La Horgne, à 20 kilomètres au sud-ouest de Sedan.

Ce sont des spahis algériens, marocains qui bloquent l’avance allemande. Ils refusent de se rendre.

« Ces spahis se sont sacrifiés pour la France, note le commandant du Ier régiment de fusiliers allemands. J’ai donné l’ordre que l’on traite particulièrement bien les quelques prisonniers. »

Et la Ire Panzerdivision perd ce jour-là un millier de tués ou blessés, ainsi qu’une vingtaine de blindés. À peine la moitié de l’effectif normal est encore debout.

Six cents spahis ont été tués ou blessés.

Ces combats héroïques ne sont même pas reportés sur les cartes que le colonel de Gaulle examine à Montry, ce mercredi 15 mai, au quartier général du général Doumenc où il a été convoqué.

Les flèches qui retracent l’avance des Panzerdivisionen de Guderian montrent que les Allemands, après avoir franchi la Meuse, se laissent glisser dans la vallée de la Serre, en direction de Montcornet, le nœud des routes qui vont vers Saint-Quentin, Laon et Reims, et aussi vers Abbeville, sur la Somme.

Le général Doumenc charge de Gaulle de retarder l’avance ennemie afin de laisser le temps à la 6e armée du général Touchon de se déployer, d’établir une ligne de défense.

Au quartier général de La Ferté-sous-Jouarre, où se rend de Gaulle, le général Georges confirme ces dispositions.

« Allez, de Gaulle, dit Georges, pour vous qui avez depuis longtemps les conceptions que l’ennemi applique, voilà l’occasion d’agir. »


Il ne peut y avoir de pires conditions pour agir. Les routes sont encombrées d’un « peuple éperdu », civils et soldats sans armes. Il faut gagner Soissons, puis Laon, remonter ce flot de réfugiés, de troupes débandées.

De Gaulle est saisi par une « fureur sans bornes ».

« Ah, c’est trop bête, la guerre commence infiniment mal, maugrée-t-il. Il faut donc qu’elle continue. Il y a pour cela de l’espace dans le monde. Si je vis, je me battrai où il faudra tant qu’il faudra ; jusqu’à ce que l’ennemi soit défait et lavée la tache nationale. »


Combien sont-ils, ceux qui forgent en eux-mêmes une telle résolution au moment où commence la « journée noire » du jeudi 16 mai 1940 ?

La panique au contraire gagne dès le début de la matinée les services des ministères, entraîne les ministres et même Paul Reynaud qui rêve pourtant d’être le nouveau Clemenceau.

Mais quand le général Hering, gouverneur militaire de Paris, lui recommande d’ordonner l’évacuation du gouvernement, des assemblées et des ministères, il accepte cette suggestion, la transmet aux présidents de la Chambre des députés, Édouard Herriot, et du Sénat, Jules Jeanneney.

Mais certains ministres s’y opposent et celui des Transports – Monzie – annonce qu’il n’a pas un seul train à mettre à la disposition du gouvernement ou des Parisiens, et fort peu de camions.

De nombreux députés s’opposent au départ, qui serait considéré comme une fuite devant l’ennemi.

Paul Reynaud se rallie finalement à ce point de vue, mais la panique affole les plus hauts responsables de l’État.


Dans les jardins du Quai d’Orsay, on brûle les archives du ministère sans même en avoir fait l’inventaire. Et c’est Alexis Leger – Saint-John Perse –, le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, qui en aurait donné l’ordre.

Les fonctionnaires jettent par les fenêtres sur les pelouses des cartons verts contenant les dossiers.

On pousse dans le foyer ces documents qui recèlent des pans d’histoire de France, et une fumée noire s’élève comme si le ministère, le gouvernement, voulaient faire savoir aux Parisiens que tout est perdu, qu’il faut brûler ce qu’on ne peut emporter, ce que l’on a de plus précieux, avant de s’enfuir.

Mais les ministres se rendent dans les gares, dans les usines, pour que la population les voie, se persuade que le gouvernement n’a pas abandonné la capitale.


Paul Reynaud monte à la tribune de la Chambre des députés à 15 heures, ce jeudi 16 mai.

Il affiche une détermination sans faille, parle d’une voix vibrante, et les députés l’applaudissent à tout rompre, plusieurs fois.

« Hitler veut gagner la guerre en deux mois, déclare-t-il. S’il échoue, il est condamné, et il le sait. Le temps que nous allons vivre n’aura peut-être plus rien de commun avec celui que nous venons de vivre. Nous serons appelés à prendre des mesures qui auraient paru révolutionnaires hier. Peut-être devrons-nous changer de méthodes, et changer les hommes. »


On acclame Reynaud qui annonce ainsi qu’il va procéder à un remaniement du gouvernement et à la tête des armées.

On murmure qu’il veut remplacer Gamelin par le général Weygand, prendre lui-même le ministère de la Défense et donc contraindre Daladier à la démission, et faire entrer au gouvernement le maréchal Pétain, dont on assure qu’il a déjà quitté son ambassade à Madrid et qu’il a de grandes ambitions.


Reynaud reprend, de nouveau acclamé quand il dit :

« Pour toute défaillance, le châtiment viendra, la mort !

« Il faut nous forger tout de suite une âme nouvelle. Nous sommes pleins d’espoir. Nos vies ne comptent pour rien. Une seule chose compte : maintenir la France. »

Les députés applaudissent debout le président du Conseil qui va enregistrer une allocution qui sera diffusée le soir même à la radio.

« On a fait courir les bruits les plus absurdes, commence Reynaud. On a dit que le gouvernement voulait quitter Paris : c’est faux. Le gouvernement est et demeurera à Paris.

« On a dit que l’ennemi était à Reims. On a même dit qu’il était à Meaux, alors qu’il a réussi seulement à faire au sud de la Meuse une large poche que nos vaillantes troupes s’apprêtent à colmater.

« Nous en avons colmaté d’autres en 1918 ! Vous, combattants de la dernière guerre, vous ne l’avez pas oublié ! »


Reynaud a pris la décision, non pas de rester à Paris – quoi qu’il dise – mais de « ne quitter » la capitale qu’à la dernière minute pour éviter d’être capturé par l’ennemi…

Il le dit à Churchill, qui vient d’arriver à Paris, en ce milieu d’après-midi du jeudi 16 mai.


Churchill est stupéfait de voir les archives qui achèvent de brûler dans les jardins de ce Quai d’Orsay où Reynaud le reçoit en compagnie de Daladier et du général Gamelin.

Le Premier Ministre anglais mesure l’affolement de ces hommes, leur abattement.

Pour la première fois, il doute de leur résolution à se battre jusqu’au bout.

Il écoute Gamelin qui annonce le repli sur l’Escaut des troupes entrées en Belgique. Il s’en étonne. Il lui semble absurde d’abandonner tout ce terrain. Il interroge :

« Où sont les réserves stratégiques, où est la masse de manœuvre ?

— Il n’y en a aucune », répond Gamelin.

Daladier explique que c’est la raison pour laquelle on a demandé l’appui de l’aviation britannique afin de colmater, d’arrêter la trouée qui menace Paris.

Churchill remarque que Reynaud, resté silencieux, ne proclame pas que la France continuera la lutte quoi qu’il arrive.

Churchill ne le relève pas, affiche sa résolution et son optimisme mais pour la première fois aussi il songe qu’il faudra peut-être, sans doute, rapatrier le corps expéditionnaire britannique.

Quand Gamelin réclame à nouveau l’envoi d’escadrilles britanniques, Churchill, sa tête ronde penchée, le menton en avant, exprimant la volonté, répond « qu’il ne peut affaiblir la défense des îles Britanniques et qu’il se refuse donc à modifier la stratégie de la Royal Air Force. L’Angleterre n’a plus que trente-neuf escadrilles pour assurer sa propre protection ».


Il quitte rapidement le Quai d’Orsay, se rend à l’ambassade de Grande-Bretagne, murmure « ils sont au bout du rouleau », et, après quelques instants de réflexion, télégraphie au Cabinet de guerre :

« Situation grave au dernier degré… Mon avis personnel est que nous devrions envoyer demain les escadrilles de chasse demandées, pour donner à l’armée française une dernière chance de retrouver son courage et son énergie. Notre position devant l’Histoire ne serait pas bonne si nous rejetions la demande des Français et si leur défaite en résultait. »

À 23 h 30, la réponse positive arrive de Londres et Churchill décide d’aller annoncer la bonne nouvelle immédiatement à Paul Reynaud.


Reynaud convoque Daladier et, en compagnie de Paul Baudouin, les trois Français écoutent un Churchill véhément, énergique, volcanique, son visage enveloppé dans la fumée de ses cigares.

« L’Angleterre continuera à se battre jusqu’au bout, même si la France est envahie, vaincue », lance-t-il d’emblée, osant ainsi prononcer les deux mots encore tabous, impensables ce jeudi 16 mai. Mais Churchill le répète : « la France envahie et vaincue ». Mais l’Angleterre bénéficiera de l’appui des États-Unis.

« Nous affamerons l’Allemagne, nous démolirons ses villes. Nous brûlerons ses récoltes et ses forêts », martèle-t-il.

Si l’Angleterre est rasée par les bombardements aériens, si la France est détruite, soumise, Churchill annonce qu’il dirigera la guerre depuis le Canada. Ce sera la lutte du Nouveau Monde contre l’Ancien dominé par l’Allemagne.


Il est une heure du matin. Churchill tonitrue encore, inépuisable. Il serre les poings.

« Nous vaincrons », conclut-il d’une voix sourde.

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