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C’est la mi-novembre de l’an quarante.

L’ordre allemand, avec la complicité active de la police française, règne à nouveau à Paris.

Mais personne, à la Kommandantur comme au gouvernement de Vichy ou à la préfecture de police de Paris, n’oublie la manifestation du 11 novembre.


De Gaulle, rentré à Londres après son long périple en Afrique, lance même l’idée que, le 1er janvier 1941, les Français patriotes restent chez eux, et que le vide et le silence des rues et des places manifestent la résolution française de combattre.

Et le 11 novembre est aussi inscrit dans la chair de ces étudiants maintenus en détention durant trois semaines dans la prison du Cherche-Midi, et dont les corps meurtris et amaigris – treize kilos, dit l’un d’eux – rappellent les coups reçus.


« Il n’y a qu’à faire le gentil avec les Allemands », dit Laval.

Il donne son accord à la « cobelligérance » avec les Allemands contre les Anglais et les Français Libres.

C’est la ligne même définie par Hitler dès le mardi 12 novembre dans ses instructions au Feldmarschall Jodl :

« Le but de ma politique, dit Hitler, est de coopérer avec la France de la façon la plus effective pour la poursuite future de la guerre contre l’Angleterre. Pour le moment, la France aura le rôle d’une puissance non belligérante. Mais elle devra accepter les mesures prises par l’Allemagne sur son territoire, notamment dans les colonies africaines, et leur donner son appui, autant que possible, en employant ses propres moyens de défense ; la mission la plus pressante des Français est de protéger défensivement les possessions françaises (Afrique de l’Ouest et équatoriale) contre l’Angleterre et contre le mouvement de Gaulle. De cette mission initiale de la France, peut résulter une participation complète dans la guerre contre l’Angleterre. »


Tel est le souhait de Laval.

Il le dit aux Allemands. Il le fait savoir à ses collègues du gouvernement que sa position inquiète comme elle révulse Pétain.

Mais tous croient que l’Angleterre est déjà vaincue, que l’Allemagne de Hitler va organiser l’espace européen, et la France doit en faire partie.

Pierre-Étienne Flandin, grand parlementaire de la République, hostile à toute idée de guerre contre l’Angleterre, en opposition à Laval donc et proche du Maréchal, déclare cependant le lundi 18 novembre à Dijon :

« Un ordre nouveau naît en Europe, notre faute irresponsable serait de n’y pas participer. »


Et cependant l’Allemagne ne desserre pas les liens qui emprisonnent la France.

Le Reich continue d’expulser les Alsaciens et les Lorrains.

Et Pétain ne peut qu’appeler les Français à aider ces Français qui « ont tout perdu, leur maison, leurs biens, leur village, leur église, le cimetière où dorment leurs ancêtres, tout ce qui fait enfin l’intérêt de la vie ».

Mais dans le message de Pétain, aucune protestation, aucun espoir. Au contraire, l’apologie de la soumission.

« Ils acceptent pourtant leur malheureux sort sans se plaindre, sans récriminer », dit Pétain.


Vichy n’obtient des Allemands que quelques mesures concernant la libération des prisonniers, malades, pères de quatre enfants, frères aînés de quatre enfants et soutiens de famille.

Et le droit d’envoyer chaque mois deux lettres et deux cartes postales. Et pour Noël 1940, la France acheminera vers les stalags et les oflags trois trains chargés de cadeaux.

Mais après la libération d’une cinquantaine de milliers d’hommes, il reste, en ce novembre 1940, 1 490 000 prisonniers, dont la plupart avaient imaginé – et leur famille aussi – qu’ils rentreraient en France après quelques semaines.

Mais il est déjà bien tard pour s’évader facilement.

Et cependant, point de récriminations du gouvernement de Vichy.

Il applique la politique prônée par Laval – « il n’y a qu’à faire le gentil avec les Allemands » –, même si on déteste l’homme et souvent le méprise.


En cette fin novembre, c’est la voix claire et de plus en plus forte de De Gaulle qu’on entend.

Seule une minorité le suit dans l’action, mais les mots qu’il prononce sont des semences d’avenir.

Il parle à la radio de Londres et sa parole perce tous les brouillages.

« La terrible logique de la guerre achève de dissiper les nuées dont l’ennemi et ses agents de Vichy ont tenté d’aveugler la France, dit-il dans son discours du lundi 25 novembre.

« La terrible logique de la guerre fait apparaître en quoi consistait le fameux “ordre européen” que prétendent imposer à la France l’ennemi et ses serviteurs de Vichy.

« La déportation des Lorrains après celle des Alsaciens et en attendant celle des Flamands, des Picards et des Champenois, la détention abominable de deux millions de jeunes Français, l’assassinat des étudiants de Paris, ont renseigné tout le monde. »

Ici, ce n’est point la soumission qu’on prêche aux Français mais « la passion salutaire d’où sortira leur délivrance ».

Et martèle de Gaulle : « Cette passion, c’est la fureur, la bonne fureur, la féconde fureur, à l’égard de l’ennemi et de ses collaborateurs… Solide fureur… puissante fureur… noble fureur qui anime nos Forces Libres servant sous les trois couleurs et la croix de Lorraine… C’est cette sainte fureur française, celle de Jeanne d’Arc, celle de Danton, celle de Clemenceau, qui nous rend l’espérance, qui nous fait retrouver des armes.

« Cultivons cette fureur sacrée pour hâter le jour où la force aura fait justice de nos ennemis et de leurs amis de Vichy. »


À Vichy même, la déception de ceux qui autour de Loustaunau-Lacau espéraient voir le maréchal Pétain favoriser leur Croisade, leur réseau Alliance antiallemands, est si grande qu’ils prennent contact avec la France Libre.

Le commandant Loustaunau-Lacau a été camarade de De Gaulle à l’École de guerre, il lui écrit :

« Bravo, continuez. Ici, nous faisons ce que nous pouvons avec le Maréchal. Nous montons notre résistance. Nous essayons de tirer parti de la situation comme nous le pouvons. »

De Gaulle répond, avec vivacité. Le temps est à la clarté, à l’engagement, sans ambiguïté et sans illusions.

« Toutes les finasseries, tergiversations sont pour nous odieuses et condamnables.

« Ce que Philippe (Pétain) a été autrefois ne change rien à la façon dont nous jugeons ce qu’est Philippe dans le présent.

« Nous aiderons tous ceux qui voudront faire ce qu’ils doivent faire. Nous laissons tomber (et ils tombent très bas) ceux qui ne font pas ce qu’ils doivent.

« Mes meilleurs souvenirs. »


« La France Libre c’est la France. » « On est avec moi ou on est contre moi. »

Voilà ce que pense de Gaulle.

« C’est la terrible logique de la guerre. »


Elle fait surgir à Marseille, à Brive, à Toulouse, à Grenoble, à Montpellier, à Clermont-Ferrand, à Lyon, en cent autres lieux – et naturellement à Paris –, des groupes qui se constituent autour de quelques hommes et par affinités de pensée.

Là, des démocrates-chrétiens, ailleurs des socialistes, et tout simplement des « patriotes ». Ici, l’historien Marc Bloch, là, le philosophe Jean Cavaillès, ailleurs d’Astier de La Vigerie – officier de marine et journaliste –, le professeur Lucie Aubrac, le pilote Corniglion-Molinier, l’ami de Malraux.

Et ces « fondateurs », Henri Frenay et Edmond Michelet, Germaine Tillion au musée de l’Homme, poursuivent leurs efforts.

Ces initiatives foisonnantes – et celles des communistes – ne conduisent pas immédiatement à de Gaulle, mais leurs auteurs regardent vers lui, et l’écoutent.

Ils sont d’autant plus attentifs à l’action et aux prises de position du chef de la France Libre qu’en ce mois de novembre 1940, chacun de ces hommes engagés dans la résistance sent bien que la guerre approche d’un tournant majeur.


L’Angleterre non seulement n’est pas vaincue mais ses bombardiers attaquent presque chaque nuit Berlin.

Ses avions torpilleurs détruisent une bonne partie de la flotte italienne à Tarente. Et les troupes du Duce connaissent défaite sur défaite en Cyrénaïque, en Grèce. Les troupes anglaises ont pris pied en Crète.


L’élargissement du conflit est prévisible.



Roosevelt, le lundi 4 novembre, a été réélu pour un troisième mandat à la présidence et il renforce aussitôt ses liens avec Londres.

Les Anglais sont assurés de se voir approvisionnés, en armes et en matériel, malgré les « meutes » de sous-marins allemands.


En Europe de l’Est, des tensions de plus en plus vives aigrissent les rapports entre le Reich et l’URSS de Staline.

Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Slovaquie sont sous influence allemande et négocient leur entrée dans le Pacte tripartite (Italie, Allemagne, Japon).

Les Russes savent désormais que la question n’est plus d’éviter la guerre avec l’Allemagne de Hitler, mais d’en retarder le plus longtemps possible le déclenchement. Dans ce but, Molotov, l’homme de Staline, le « commissaire » aux Affaires étrangères, se rend à Berlin les mardi 12 et mercredi 13 novembre.

« Molotov vient d’arriver à Berlin par temps gris et sous la pluie, note William Shirer. Je l’ai vu passer Unter den Linden, en route vers l’ambassade soviétique. Il ressemble à un maître d’école provincial. » Voire…

L’homme trapu, la démarche pesante, a survécu à toutes les rivalités du « gang d’égorgeurs du Kremlin », rappelle Shirer.

Il reçoit un accueil froid et cérémonieux, passe entre deux rangées inquiétantes et figées de SS casqués.

Il oppose dans toutes les discussions un réalisme glacé aux vastes promesses de Ribbentrop puis de Hitler.



« Aucun homme d’État étranger ne s’était permis jusqu’alors de parler au Führer sur ce ton en ma présence », relève l’interprète, le docteur Schmidt.


Molotov désarçonne Hitler qui, à bout de nerfs, interrompt l’entretien du mardi 12 novembre.

Le lendemain, Molotov écoute Hitler lui proposer de participer au partage de l’Empire britannique et, ignorant cette offre, il pose des questions précises sur les initiatives allemandes aux frontières de l’URSS.

Hitler abandonne la discussion et ne participe pas au dîner offert par Molotov à l’ambassade soviétique.

Au moment où Ribbentrop se lève pour répondre au toast porté par Molotov au début du dîner, les sirènes retentissent et l’on se précipite aux abris.

Et lorsque Ribbentrop déclare une nouvelle fois que l’Angleterre est vaincue, Molotov dit seulement, mais sa voix est cinglante : « S’il en est ainsi, que faisons-nous dans cet abri et d’où viennent les bombes qui pleuvent sur Berlin ? »


Staline quelques jours plus tard se déclare prêt à adhérer au pacte Japon, Italie, Allemagne, mais les conditions qu’il pose sont telles que Hitler ne peut que les refuser.

Le Führer réunit ses chefs militaires et déclare :

« Staline est un homme habile et retors, un maître chanteur cynique aux exigences insatiables. Il demandera toujours davantage. Conclusion : la Russie doit être réduite à merci, le plus tôt possible. »


« C’est une guerre mondiale et totale qui s’annonce », prévoit de Gaulle.

« Une telle guerre est une révolution, la plus grande de toutes celles que le monde a connues », poursuit-il dans le discours qu’il prononce le vendredi 29 novembre à la radio de Londres.

« Il est maintenant établi que si des chefs indignes ont brisé l’épée de la France, la nation ne se soumet pas au désastre.

« Oui, la flamme de la résistance française, un instant étouffée par les cendres de la trahison, se rallume et s’embrase…

« Que voulons-nous ? D’abord combattre.

« Ce que nous apportons, nous, les Français Libres, d’actif, de grand, de pur, nous voulons en faire un ferment.

« Nous, les Français Libres, entendons faire lever un jour une immense moisson de dévouement, de désintéressement, d’entraide.

« C’est ainsi que, demain, revivra notre France. »

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