12

.

Le maréchal Pétain n’est pas le seul, en cette fin du mois de mai 1940, à avoir les yeux embués de larmes.

Sur le bord des routes de Flandre, assis sur les talus, la tête entre leurs mains, les soldats français des armées du Nord pleurent.

Les réfugiés en une longue et noire procession fuient devant la poussée allemande et sanglotent de désespoir.

Ce dimanche 26 mai, l’armée belge a capitulé. Le gouvernement a quitté le pays, mais le roi Léopold III a demandé qu’on dépose les armes, et négocié avec l’ennemi.

Sera-ce bientôt le sort de la France ?


Sortir au plus vite de la guerre, c’est, sous l’émotion, le projet du maréchal Pétain, celui du généralissime Weygand.

Ce dernier garde tout son sang-froid. Il donne l’ordre aux troupes « de se défendre à outrance sur les positions actuelles, sans regarder en arrière ». Il tente de constituer une ligne de défense, un front continu de la Somme à l’Aisne et peut-être demain sur la Seine, et qui sait sur la Loire. Mais il ajoute aussitôt : « Le commandant en chef a le devoir d’examiner en raison de la gravité des circonstances toutes les hypothèses. »

Il est en relation quotidienne avec le maréchal Pétain et les ministres, les hommes politiques qui veulent l’armistice.

Weygand entend sauver l’honneur de l’armée, permettre aux troupes de briser toute tentative « communarde » – communiste – de créer des troubles. Il veut faire porter la responsabilité de la défaite aux hommes politiques, à cet « ensemble de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales » qu’était la République. Et derrière cette politique républicaine, il y a les Juifs.


Pour le maréchal Pétain comme pour Weygand, il ne s’agit donc pas d’accepter une capitulation de l’armée, mais il faut exiger que les hommes politiques endossent un armistice, qui conduirait à un changement de régime.

Ces chefs militaires-là – Pétain né en 1856, Weygand en 1867 – sont des contemporains de l’affaire Dreyfus (1894).

Ils ont une revanche à prendre contre cette République qui a humilié l’armée, réhabilité Dreyfus, puis dilapidé « leur » victoire du 11 novembre 1918.

C’est tout ce passé qui ressurgit en ces semaines de mai et de juin 1940.


Weygand hausse les épaules quand Paul Reynaud lui demande d’étudier « la mise en état de défense d’un réduit national autour d’un port de guerre ».

Il s’agit de la Bretagne et de Brest. Mais rares sont ceux – à l’exception d’un de Gaulle – qui croient à la possibilité d’un « réduit breton » ou bien d’un repli du gouvernement et des troupes encore combattantes en Afrique du Nord.


Ce dimanche 26 et ce lundi 27 mai, Reynaud pense à tout cela quand il réagit à la capitulation du roi des Belges.

Le mardi 28, Reynaud dénonce cette « attitude inqualifiable, ce fait sans précédent dans l’Histoire », cette trahison d’un roi félon, « sans prévenir ses camarades de combat français et anglais, ouvrant la route de Dunkerque aux divisions allemandes ».


Les Panzers de Rommel ce dimanche 26 mai bifurquent vers le nord.

« Très chère Lu,

« Je vais aussi bien que possible, écrit Rommel. Nous sommes occupés à enfermer dans Lille les Britanniques et les Français. Tout va bien pour le lavage, etc. Guenther, mon ordonnance, en prend bon soin. J’ai pris quantité de photos. »


Au sud, dans le secteur d’Abbeville, de Gaulle passe parmi les unités qui vont attaquer, dans l’espoir et la détermination de percer le flanc des divisions allemandes qui désormais encerclent Dunkerque.

De Gaulle dispose de 140 chars en état de marche, de six bataillons d’infanterie, appuyés par six groupes d’artillerie. En ce crépuscule du dimanche 26 mai, il sait qu’il ne possède pas les moyens nécessaires pour changer à lui seul la débâcle en victoire. Mais il faut attaquer malgré les Stuka et le déséquilibre des forces.

« Ma chère petite femme chérie, écrit-il.

« Toujours la bagarre. Je suis général depuis hier. Rien de bien neuf, mais cela barde. »


Après la bataille victorieuse, de Gaulle est interpellé par un officier allemand prisonnier qui a le bras déchiqueté par l’explosion d’une mine.

« Ah ! de Gaulle, de Gaulle ! Le génie des chars ! Vous êtes foutus, les Français, les Français sont foutus ! Vous résistez, c’est inutile, pourquoi vous obstinez-vous ? »

De Gaulle s’éloigne, l’aumônier de la division le rejoint.

« La poussée allemande est irrésistible, murmure de Gaulle. On reculera jusqu’à la Loire. Là, j’espère qu’on tiendra assez fortement et assez longtemps pour me permettre de débarquer en Bretagne avec les chars neufs que j’irai chercher en Angleterre. Alors, je couperai les lignes ennemies, je rejoindrai le Massif central et le Morvan… »

Il élève la voix.

« Les Anglais sont des partenaires qui n’aiment jamais abandonner une partie. Avec eux, tout peut tenir jusqu’à la victoire. Ils lâcheront notre territoire mais ne lâcheront pas sur leur propre terrain. »

Ce mardi 28 mai, alors que dans le port de Dunkerque et sur les dunes s’entassent des centaines de milliers d’hommes – plus de 200 000 Anglais et plus de 100 000 Français – et qu’un millier de navires commencent leurs navettes pour les évacuer vers l’Angleterre, Churchill réunit autour de lui son gouvernement.


« Nous étions peut-être vingt-cinq autour de la table, raconte Churchill. Je leur ai décrit le cours des événements en leur expliquant franchement où nous en étions et en leur exposant tout ce qui était en jeu. Après quoi, j’ai ajouté tout à fait incidemment : “Bien entendu, quoi qu’il arrive à Dunkerque, nous poursuivrons le combat.”

« Il s’est produit alors une manifestation qui m’a surpris, considérant la nature de cette assemblée, composée de vingt-cinq parlementaires et politiciens éprouvés qui représentaient avant la guerre toutes les nuances de l’opinion, bonnes ou mauvaises. Beaucoup d’entre eux ont semblé quitter la table d’un bond pour accourir jusqu’à mon fauteuil, en poussant des exclamations et en me donnant des tapes dans le dos. »


À Londres, c’est donc l’union sacrée, le patriotisme qui rassemblent toutes les énergies quelles que soient les origines et les différences. Devant Dunkerque, des navires conduits par des volontaires civils – pêcheurs, plaisanciers, équipages des barques de sauvetage, ainsi que le radeau d’incendie Massey Shaw des pompiers de Londres – affrontent les bombardements de la Luftwaffe, entrent dans le port ou s’approchent des rivages. Les soldats se rassemblent en files. L’ordre, imposé par les officiers de marine, est respecté.

Churchill, apprenant que des heurts ont eu lieu entre Anglais et Français, ces derniers parfois rejetés à la mer, répète qu’il faut embarquer « bras dessus, bras dessous ».

Les premiers jours, ce n’est qu’un vœu pieux ! Des Anglais, baïonnette au canon, refoulent les Français.

Les conditions de l’embarquement tiennent du miracle.

La Luftwaffe lance son premier raid dès le lundi 27 mai à 23 h 45, puis, en dépit de la Royal Air Force, attaque chaque jour, et à partir du 29 mai intensifie ses raids, bombardant le port, mitraillant les dunes.

Goering n’a-t-il pas promis au Führer qu’il détruirait le camp retranché de Dunkerque alors que les Panzers n’ont pas reçu l’autorisation d’avancer ?

Et cependant, au milieu des carcasses de véhicules incendiés par les bombes, en dépit des dizaines de navires de guerre coulés ou endommagés, d’autres dizaines de navires de commerce et de transport envoyés par le fond, des 1 841 avions de la RAF abattus, des pertes en hommes par dizaines de milliers, l’embarquement continue.

Deux cent vingt-quatre mille hommes du corps expéditionnaire britannique ont été ramenés sains et saufs ! L’Amirauté avait espéré sauver 50 000 hommes !

Outre la quasi-totalité du corps expéditionnaire, on évacue 95 000 soldats « alliés », pour l’essentiel français ! Et la dernière nuit – celle du 3 au 4 juin –, dans les lueurs d’incendie, 26 000 hommes de plus – français – purent être sauvés !


Mais quelques dizaines de milliers ne peuvent embarquer. Et l’amertume – habilement entretenue par les « défaitistes » antianglais que sont Pétain, Weygand, l’amiral Darlan et les hommes politiques hostiles depuis des années à l’alliance anglaise –, le ressentiment alimentent l’anglophobie qui favorise les partisans d’une sortie rapide de la guerre.


Il est vrai que la défense du « camp » de Dunkerque a été assurée par des troupes françaises « sacrifiées » et que la résistance des troupes du général Molinié à Lille, pendant trois jours jusqu’à l’épuisement des munitions, fixe aussi des divisions allemandes, ce qui, dit Churchill, « apporte une splendide contribution » à l’opération Dynamo d’embarquement.

Les Allemands du général von Reichenau rendront les honneurs – sur la Grand-Place de Lille, avec fanfare et compagnie au garde-à-vous – à la « défense héroïque [selon les termes de von Reichenau] des Français ».

Le mardi 4 juin, à 9 h 15, les derniers défenseurs de Dunkerque se rendent.


« Très chère Lu », écrit Rommel, dont la division a combattu à Lille, « maintenant que la bataille est terminée, on nous a mis au repos derrière le front… Peut-être la France va-t-elle renoncer à sa lutte désormais sans espoir. Sinon, nous l’écraserons jusqu’au fond du pays… Je me porte bien à tous égards… ».

Puis il ajoute :

« Ordre de me présenter aujourd’hui devant le Führer… La visite a été merveilleuse. Il m’a accueilli en ces termes : “Rommel, nous avons été très inquiets pour vous pendant l’attaque.” Sa figure était rayonnante et je dus ensuite rester avec lui et l’accompagner. J’étais le seul commandant de division dans ce cas ! »


Hitler peut se laisser griser. Il n’a pas détruit les troupes anglaises à Dunkerque, mais le voulait-il vraiment ? En revanche, l’offensive finale contre la France s’annonce sous un jour favorable.

Il sait que Pétain et Weygand, et le clan politique rassemblé autour de Pierre Laval sont partisans de l’armistice ; que, dans une note à Paul Reynaud, Pétain et Weygand ont indiqué qu’il était nécessaire d’avertir Londres que « la France pourrait se trouver dans l’impossibilité de continuer une lutte militairement efficace pour protéger son sol ».

En outre, l’Italie de Mussolini est décidée à entrer en guerre. « Même si la France offrait à l’Italie, la Tunisie, l’Algérie, et le Maroc de surcroît, Mussolini déclinerait ses propositions. Le Duce a pris sa décision », confirme à l’ambassadeur de Grande-Bretagne le comte Galeazzo Ciano, ministre des Affaires étrangères italien et gendre de Mussolini.

Donc il faudra à la France combattre sur deux fronts ! Et les appels à l’aide lancés par Paul Reynaud à Roosevelt ne suscitent qu’une réponse compatissante, et l’affirmation répétée que les États-Unis ne veulent pas entrer dans la guerre !

Aucun espoir non plus du côté de l’URSS, soucieuse de ne point provoquer Hitler, et espérant le voir s’engluer dans une guerre à l’ouest, qui retarderait d’autant ses ambitions à l’est. Staline sait qu’elles dévorent le Führer, mais plus tard l’antagonisme éclatera et mieux cela vaudra pour l’URSS !


Ainsi, l’ombre de la défaite s’étend sur la France.

La décision est prise d’évacuer les réserves d’or de la Banque de France, une partie vers le Maroc, une autre vers le Canada, le reste sera transféré à Brest, et de là ultérieurement au Canada.


Car Paris est désormais une ville exposée.

Le lundi 3 juin, la Luftwaffe a largué plus de mille bombes sur les usines Renault, et sur un cantonnement à Versailles. On dénombre 200 victimes, dont 45 morts. Attaque limitée, mais chacun a en mémoire les bombardements terroristes sur Varsovie et Rotterdam. Le général Hering, gouverneur militaire de Paris, a averti Paul Reynaud :

« La défense de Paris ne peut être que symbolique. Entre l’ennemi et la capitale, il n’y a pas un seul obstacle militaire important. Je suis absolument démuni ; je manque de troupes et d’explosifs. Je manque même tout bonnement d’un PC et j’ai demandé au président Herriot de bien vouloir m’autoriser à réquisitionner celui du Palais-Bourbon… »

Il faut envisager en ces premiers jours de juin le départ du gouvernement de Paris et sans doute la déclaration de la capitale « ville ouverte » qui ne serait donc pas défendue, mais « livrée » à l’ennemi.


Ce lundi 3 juin, de Gaulle écrit à Paul Reynaud avec l’autorité que lui confèrent ses succès à Montcornet, à Abbeville, sa citation à l’ordre de l’armée, et sa lucidité sur la guerre nouvelle, dont Paul Reynaud sait qu’elle remonte aux années trente.

« Monsieur le Président,

« Nous sommes au bord de l’abîme et vous portez la France sur votre dos, écrit de Gaulle. Je vous demande de considérer ceci… »

De Gaulle ne mâche pas ses mots et s’exprime avec la force de conviction que lui dictent les circonstances.

Il condamne les « hommes d’autrefois » auxquels Reynaud a fait appel !

« Le pays sent qu’il faut nous renouveler d’urgence. Il saluerait avec espoir l’avènement d’un homme nouveau, de l’homme de la guerre nouvelle. »

« Sortez du conformisme, des situations acquises, des influences d’académie. Soyez Carnot ou nous périrons. Carnot fit Hoche, Marceau, Moreau… »

De Gaulle veut être l’un de ceux-là.

Et il ne se contentera pas d’un poste subalterne, sans responsabilités.

« J’entends agir avec vous mais par moi-même. Ou alors c’est inutile et je préfère commander.

« Si vous renoncez à me prendre comme sous-secrétaire d’État, faites tout au moins de moi un chef – non point seulement d’une de vos quatre divisions cuirassées – mais bien du corps cuirassé groupant tous ces éléments. Laissez-moi dire sans modestie, mais après expérience faite sous le feu depuis vingt jours que je suis seul capable de commander ce corps qui sera notre suprême ressource. L’ayant inventé, je prétends le conduire. »

En ces premiers jours de juin 1940, certains parlent vrai, abattent vigoureusement leurs cartes, mais d’autres dissimulent leurs objectifs.

Ceux-ci souhaitent la capitulation, l’armistice, et en fait l’accord avec Hitler, la collaboration entre l’Allemagne et une France nouvelle, qui naîtrait d’une révolution nationale.

Ceux-ci – Pétain, Weygand, Laval, Baudouin – comptent sur le désarroi, le désespoir de ce peuple qui fuit sur les routes de l’exode, humilié, stupéfait, affolé, mitraillé, et les avions laissent une traînée de corps et de sang après chacun de leurs passages.

Ceux qui parlent vrai, de Gaulle, Churchill ne dissimulent rien.

Ils font appel à l’énergie et au courage.

Pas de complaisance ni de lamentations. Ils affrontent vent debout les événements, la tempête qui semble devoir tout emporter.


De Gaulle vient d’écrire à Paul Reynaud, sans inutile « modestie ».

Churchill, le mardi 4 juin, évoque à la Chambre des communes l’évacuation réussie, au-delà de toute attente, des troupes encerclées à Dunkerque.

Le Premier Ministre serre le pupitre à pleines mains. Il est comme une figure de proue, qui pénètre la vague.

« Nous devons bien nous garder de considérer cette délivrance à Dunkerque comme une victoire ; les guerres ne se gagnent pas par des évacuations… »

Il se redresse, son corps comme une masse indestructible :

« Nous nous battrons en France, reprend-il, nous nous battrons sur les mers et sur les océans, nous nous battrons dans les airs avec une confiance et des moyens sans cesse croissants. Nous défendrons notre île à n’importe quel prix. Nous nous battrons sur les terrains d’atterrissage, nous nous battrons dans les champs et dans les rues ; nous nous battrons dans les collines. Jamais nous ne nous rendrons ! Et même si notre île ou une grande partie de celle-ci devait se trouver conquise et affamée – ce que je ne crois pas un seul instant – alors notre empire d’outre-mer, armé et protégé par la flotte, poursuivrait la lutte, jusqu’à ce que Dieu fasse que le Nouveau Monde, avec toutes les ressources de sa puissance, avance pour secourir et libérer l’Ancien. »

Il se rassoit au milieu des applaudissements et des vivats. Des députés travaillistes pleurent.

Churchill se penche et murmure à son voisin :

« Et nous nous battrons avec des tessons de bouteille, parce que c’est fichtrement tout ce que nous avons ! »


Paul Reynaud a reçu le texte du discours de Churchill. Il est convaincu que l’Angleterre ne cédera jamais, l’énergie du Premier Ministre britannique est contagieuse.

Le mercredi 5 juin, Reynaud décide de remanier son gouvernement, d’en évincer Daladier. Il prend en charge le ministère des Affaires étrangères, mais il nomme sous-secrétaire d’État au Quai d’Orsay ce Paul Baudouin favorable à l’armistice et proche de Pétain.


Reynaud, une fois encore, ne va pas jusqu’au bout, conservant Pétain et, au haut commandement, Weygand.

Mais, sensible aux arguments de De Gaulle dont il a lu et relu la lettre du lundi 3 juin, il accède à ses demandes : le général de Gaulle sera sous-secrétaire d’État à la Défense nationale et à la Guerre, chargé des relations avec la Grande-Bretagne, pour préparer la continuation de la guerre en Afrique du Nord.

Reynaud a dû passer outre à l’hostilité de Weygand.

« Quel grief avez-vous contre lui ? a-t-il demandé à Weygand.

— C’est un enfant », répond le généralissime.

De Gaulle a bientôt cinquante ans.


Il vient d’apprendre par la radio la nouvelle de sa nomination. C’est l’instant du destin.

Il rassemble les officiers de sa division qui l’attendent au garde-à-vous. Il serre la main de chacun d’eux.

« Je tiens à vous remercier, dit-il. Je suis fier de vous. Vous saurez faire votre devoir. »

Puis, après un « vous pouvez disposer », de Gaulle gagne la voiture qui doit le conduire à Paris.

Загрузка...