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L’apocalypse, les Polonais la vivent depuis les premiers jours de la guerre mais, en cette fin d’hiver quarante, les déportations, les massacres deviennent systématiques et quotidiens.
Dans les territoires occupés par les Russes à la suite des accords secrets conclus avec les nazis, les tueurs du NKVD – la police politique soviétique – abattent, à Katyn, plusieurs milliers d’officiers polonais d’une balle dans la nuque. Et leurs corps s’entassent dans des fosses communes recouvertes d’une mince couche de terre.
Dans le gouvernement général de Pologne, créé par les Allemands, le gouverneur général Hans Frank déclare : « Les Polonais seront les esclaves du Reich allemand. »
Au printemps de 1940, quand l’attention est tout entière tournée vers le front ouest, là où doit se déclencher l’offensive de Hitler, Frank dit en riant qu’il n’a pu détruire « tous les poux et tous les Juifs » en quelques mois, mais qu’il va redoubler d’efforts, parce que le Führer a dit : « Les hommes capables de diriger en Pologne doivent être liquidés. Ceux qui les suivent doivent être supprimés à leur tour. Il est inutile d’imposer ce fardeau au Reich, absolument inutile d’envoyer ces éléments dans les camps de concentration du Reich. »
« Mes chers camarades, poursuit Frank, en ce qui concerne les Juifs, je veux vous dire bien franchement qu’il faut s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre… Je dois vous demander, chers camarades, de vous défaire de tout sentiment de pitié. Nous devons anéantir les Juifs. »
Plus de un million de Polonais et 500 000 Juifs sont chassés de leurs maisons, expédiés à l’est de la Vistule.
Dès le 21 février 1940, l’Oberführer SS Richard Glücks, chef de la surveillance des camps de concentration, informe Himmler qu’il a trouvé un « coin convenable » pour un nouveau « camp de quarantaine ». Il est situé à Auschwitz, une ville de 12 000 habitants perdue dans les marais et où se dressent, en plus de quelques usines, d’anciens baraquements d’une unité de cavalerie autrichienne.
Les travaux commencent aussitôt.
À Londres, à Paris, on ignore cette réalité « apocalyptique ».
On est sous le coup de la signature de la paix entre la Finlande et l’URSS.
On s’accroche à l’idée qu’il faut intervenir en Norvège et au Danemark, en dépit du refus de ces deux pays neutres d’accueillir les « alliés ».
On craint que les Allemands ne prennent l’initiative.
La Royal Air Force repère des concentrations de navires allemands en Baltique. De diverses sources, on apprend que le 1er mars Hitler a publié une directive ultrasecrète. « La situation, écrit-il, exige d’effectuer tous les préparatifs en vue de l’occupation du Danemark et de la Norvège. » Et il confirme que l’attaque débutera le 9 avril.
Mais le gouvernement français et ses généraux continuent de mettre sur pied des bombardements sur les puits de pétrole de la région de Bakou.
Et comme si ces divagations ne suffisaient pas, le gouvernement d’union nationale se fissure, l’opposition entre Édouard Daladier et Paul Reynaud mobilise toutes les énergies. Reynaud s’avance en candidat à la succession à la tête du gouvernement.
« Daladier a plus mauvais état d’esprit que jamais, confie Paul Reynaud. Gamelin est ravi de n’avoir pas à prendre de responsabilités. Jean Giraudoux – l’écrivain, chargé de l’information – n’y comprend rien et le moral du pays, celui des soldats surtout, est corrodé par la propagande nazie, sans qu’on oppose d’antidote à ce mal. Si cela doit continuer comme ça, nous nous réveillerons un matin en face d’une brutale initiative de Hitler qui aboutira avant que nous ne puissions tenter un semblant de résistance, il faudrait des chefs. »
Reynaud pense naturellement à lui. Sa maîtresse, la comtesse Hélène de Portes, intrigue, intervient dans les débats politiques, sape l’autorité de Daladier.
Celui-ci est défendu avec acharnement par la marquise de Crussol, « gracieuse et belle, blonde et jeune d’apparence ». Elle tient salon, elle domine Daladier, veuf, que cette jeune femme brillante fascine.
Quant à Reynaud, il ne peut contenir l’énergie et l’ambition de la comtesse Hélène de Portes. Il est deux fois plus âgé et elle le mène là où elle veut, occupant son bureau de ministre, donnant des ordres aux membres du cabinet.
Ainsi, alors que la tragédie menace, que la barbarie déferle déjà à l’est de l’Europe, c’est un vaudeville qui se joue à Paris, dans les palais gouvernementaux.
Daladier, sentant sa majorité parlementaire se déliter, demande, le 20 mars, un vote de confiance.
Il ne recueille que 239 suffrages contre un, mais les abstentions s’élèvent à 300, dont tous les socialistes et même dix députés radicaux-socialistes – le parti dont Daladier est le chef !
Le 21 mars, Daladier démissionne et le président de la République, Albert Lebrun, charge Paul Reynaud de former le nouveau gouvernement.
Enfin ! s’écrie la comtesse Hélène de Portes.
Paul Reynaud est radieux. Ce petit homme vif, orateur brillant, attend depuis le mois de septembre son heure, persuadé qu’il sera le Clemenceau de cette Deuxième Guerre mondiale.
Il répète :
« Je vous garantis que je la gagnerai, la guerre, je la gagnerai. Vous m’entendez, je la gagnerai. »
Mais c’est un homme isolé que son caractère entier, son intelligence mobile et aussi sa fatuité et ses certitudes, rendent insupportable à beaucoup.
Reynaud, Clemenceau ? Il n’est qu’un « petit tigre », ricane-t-on.
À droite, on lui reproche d’avoir fait entrer dans son gouvernement deux socialistes et d’être soutenu par Léon Blum.
À l’état-major, on sait qu’il soutient les projets du colonel de Gaulle, qu’il veut se débarrasser du généralissime Gamelin.
Le chef de cabinet de Gamelin déclare, une semaine avant la désignation de Reynaud à la présidence du Conseil : « Mais c’est un fou, ce serait un désastre que de confier le pouvoir à cet homme-là. »
Daladier, amer et sévère, notera plus tard dans son journal :
« Quand Lebrun a décidé de faire appel à lui, je lui ai dit qu’il choisissait un homme qui nous conduirait au désastre… Il allait abandonner avec mépris ma tactique qui était de temporiser, d’attendre les livraisons des États-Unis, les progrès de notre industrie. Mais il fallait faire la guerre. Copier Clemenceau. Passer à la postérité. »
Mais Reynaud a aussi contre lui les « défaitistes », ceux qui n’ont pu empêcher la déclaration de guerre en septembre 1939, qui ont été en 1938 partisans de l’accord de Munich. Ils se regroupent autour de Pierre Laval. Ils espèrent que le maréchal Pétain, nommé ambassadeur à Madrid, présidera un jour le gouvernement.
« C’est Pétain qu’il nous faut », répète-t-on. « Hier, grand soldat. Aujourd’hui grand diplomate. Et demain ? » peut-on lire dans un petit fascicule illustré de photos du Maréchal et distribué à des millions d’exemplaires.
Dans les mois qui ont précédé la guerre, Paul Reynaud a été poursuivi par la haine de ceux qui approuvaient Charles Maurras, le leader monarchiste qui, dans son journal L’Action française, fustigeait « Mandel, Blum et Reynaud ».
Ainsi, cible de l’extrême droite, du centre et d’une partie des radicaux, Paul Reynaud peine à réunir une majorité. Il lui faut nommer Daladier ministre de la Guerre et conserver Gamelin.
La séance d’investiture du 22 mars ne peut donc être qu’une épreuve.
De Gaulle est assis dans les tribunes du public en compagnie de Dominique Leca, un collaborateur de Reynaud.
Les députés murmurent dès que Reynaud a commencé à parler de sa voix haut perchée.
On l’interrompt quand il dit : « L’enjeu de cette guerre totale est un enjeu total. Vaincre c’est tout sauver. Succomber c’est perdre tout. »
Ces phrases, de Gaulle les connaît par cœur puisqu’il a inspiré sinon écrit le bref discours d’investiture de Reynaud qui poursuit : « Nous tiendrons les dents serrées avec au fond du cœur la volonté de combattre et la certitude de vaincre. »
Ricanements dans l’hémicycle !
« Séance affreuse », commente de Gaulle.
Seul Léon Blum prononce une allocution noble et forte, digne du moment que l’on vit, avec la guerre dont chacun devrait sentir qu’elle va changer de visage.
On vote : 268 voix – dont 153 socialistes – pour Reynaud, contre 156 et 111 abstentions !
Une voix de majorité, et elle sera contestée !
Qu’est devenue l’union sacrée ?
Un député radical-socialiste lance : « Vous n’avez plus qu’à vous retirer ! »
Reynaud n’y songe pas. Mais il cède à Daladier qui, refusant que de Gaulle soit nommé secrétaire du Comité de guerre, s’est écrié : « Si de Gaulle vient ici, je quitterai ce bureau, je descendrai l’escalier et je téléphonerai à Paul Reynaud qu’il le mette à ma place. »
De Gaulle regagne Wangenbourg et ses bataillons de chars dans l’attente que soit constituée – on lui a promis qu’elle le serait au 15 mai – la 4e division blindée, dont il prendra le commandement.
Quant au gouvernement de Paul Reynaud, à peine est-il formé et investi, qu’il apparaît déjà faible et menacé.
Reynaud le sait, mais à soixante-deux ans, il a le sentiment que c’est l’instant du destin, quand un homme rencontre les circonstances qui vont lui permettre de déployer toutes ses qualités.
Il se reconnaît dans les phrases soufflées par ce colonel de Gaulle qu’il soutient depuis tant d’années déjà.
Reynaud a martelé devant les députés non pas un programme précis mais une posture patriotique et morale.
« Susciter, rassembler, diriger toutes les énergies françaises pour combattre et pour vaincre, écraser la trahison d’où qu’elle vienne », telle est la définition de sa politique.
Il pourchassera ainsi les communistes, « la trahison des soviets », qui apportent leur aide aux ennemis de la France.
Le parti communiste a été interdit et ses parlementaires arrêtés.
Mais il doit manœuvrer, accepter comme secrétaire du Comité de guerre Paul Baudouin, gouverneur général de la Banque d’Indochine, dont il n’ignore pas les « penchants pacifistes », l’attirance qu’exercent sur lui les « nouveaux régimes », l’italien, l’allemand, l’espagnol.
Reynaud partage l’analyse de De Gaulle qui constate que « dans tous les partis, dans la presse, dans l’administration, dans les affaires, dans les syndicats, des noyaux très influents sont ouvertement acquis à l’idée de cesser la guerre ». Les milieux bien renseignés affirment que tel est l’avis du maréchal Pétain, ambassadeur à Madrid… Les Allemands se prêteraient à un arrangement. « Si Reynaud tombe, dit-on partout, Laval prendra le pouvoir avec Pétain à ses côtés. Le Maréchal en effet serait en mesure de faire accepter l’armistice par le commandement. »
Mais Reynaud est confiant. Les événements qui viennent, pense-t-il, renforceront sa position. Il répète le mot de Clemenceau : « Mon programme ? Je fais la guerre. »
Il fait savoir à Neville Chamberlain qu’il est prêt à intervenir en Norvège, pour couper la route du fer aux Allemands.
Le 28 mars, il se rend à Londres, au Conseil suprême de guerre, pour inscrire cette question à l’ordre du jour.
À cette occasion, ce 28 mars, il signe un document qui lui semble capital : les gouvernements français et britannique s’engagent à « n’entamer aucune négociation, à ne conclure aucun armistice ou traité de paix, sauf d’un commun accord ».
C’est un engagement sur l’honneur qui, pense Reynaud, musellera les défaitistes, les partisans de l’arrêt de la guerre.
Le 2 avril, il rencontre Churchill à Paris.
Le Premier lord de l’Amirauté et Reynaud s’accordent pour faire savoir aux Norvégiens que, devant l’utilisation abusive des eaux territoriales norvégiennes par la flotte allemande, des mines vont y être larguées par l’aviation britannique.
Ce mouillage est effectué dans la nuit du 7 au 8 avril.
Mais dans la soirée du 8 avril, 50 navires allemands franchissent les détroits danois puis, afin de tromper les Norvégiens, arborent des pavillons britanniques.
C’est une dépêche de l’agence Reuters qui a alerté le gouvernement français.
Le général Gamelin et l’amiral Darlan – le généralissime et le chef de la marine ! – ne savent rien !
La défaillance des services de renseignements français est accablante !
« Je vais faire une enquête », se contente de répondre Darlan à Paul Reynaud.
Le 9 avril, à l’aube, les Allemands occupent les principaux ports norvégiens : Bergen, Stavanger, Trondheim.
Les chefs militaires français n’en paraissent pas affectés.