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En ce début du mois d’août de l’an 1940, de Gaulle parle et on l’entend.
Il dit, revenant sur sa condamnation :
« On reconnaîtra bientôt qui trahit et qui sert la France. »
Chaque jour, la BBC retransmet l’émission de la France Libre, animée par Maurice Schumann, à la voix chaleureuse. « Honneur et Patrie : les Français parlent aux Français » L’indicatif, les sons sourds d’un gong, suivis par les mots « Ici Londres », des millions de Français les attendent, collant leur oreille au poste de TSF, de crainte d’être repérés, dénoncés.
Ils ne sont pas dupes de la propagande allemande qui s’avance, masquée sous des prête-noms français, journalistes à gages ou personnalités qui ont choisi de défendre la collaboration et le gouvernement de Vichy.
Ils entendent Churchill qui déclare le mardi 20 août :
« Si la France gît, prostrée, c’est le crime de ce gouvernement de fantoches. Les Français Libres ont été condamnés à mort par Vichy, mais le jour viendra, aussi sûrement que le soleil se lèvera demain, où leurs noms seront glorifiés et gravés sur la pierre dans les rues et les villages d’une France qui aura retrouvé sa liberté et sa gloire d’antan au sein d’une Europe libérée. »
Churchill exalte ses « héroïques compagnons » devant la Chambre des communes.
Les Français « occupés », « humiliés », retrouvent à entendre le Premier Ministre anglais un peu de leur fierté perdue.
À Vichy, on mesure l’écho de cette « radio anglaise », même si des foules toujours aussi denses et enthousiastes accueillent – à Marseille, à Toulouse – le maréchal Pétain.
Le beau vieillard de quatre-vingt-quatre ans continue d’être l’objet d’un culte, que les hommes de Vichy organisent et entretiennent.
On doit chanter Maréchal, nous voilà dans les écoles.
Il est conseillé d’adhérer à la Légion française des combattants qui rassemble les « poilus » de 14-18. Il est de bon ton d’arborer à la boutonnière la « francisque » qui en est l’emblème et dont la hampe est constituée par le bâton étoilé de maréchal.
Mais cet attachement réel, populaire, à la personne du Maréchal, ne peut suffire à susciter l’adhésion à la politique du gouvernement de Vichy.
On le découvre incapable de s’opposer aux exigences allemandes, au pillage de la nation.
L’outillage moderne des usines est démonté, transporté outre-Rhin. Le docteur Roos, représentant en zone occupée du Front du travail hitlérien, dont la politique prédatrice provoque le chômage, commence à embaucher des ouvriers pour l’Allemagne.
Le docteur Hemmen réclame pour « les frais d’entretien des troupes d’occupation » une indemnité journalière de 20 millions de Reichsmarks, non compris les frais de cantonnement des troupes ! Les sommes réclamées correspondent à l’entretien de 18 millions d’hommes !
Et le docteur Hemmen exige un arriéré de plus de un milliard de Reichsmarks.
Les Français de la zone occupée voient ainsi les Allemands – dont la solde est généreuse – dévaliser les boutiques.
Et de l’amertume et du désespoir, des privations, naît une colère, qu’on refoule, parce qu’on se sent impuissant et qu’on n’ignore pas l’implacable brutalité allemande et nazie.
En ce mois d’août, dans la seule ville de Rennes, un lycéen, une blanchisseuse, deux couturières, un ouvrier ont été condamnés – entre huit jours et trois mois de prison – pour avoir « publiquement offensé » l’armée allemande.
Un tâcheron qui a déchiré des proclamations affichées par la Kommandantur écope de la peine la plus lourde.
À Bordeaux, le mardi 27 août, un homme est fusillé pour avoir montré le poing au passage des troupes allemandes. Il est de nationalité polonaise et se nomme Karp Israël.
Chacun de ces verdicts incite à la prudence, et en même temps pousse à la résistance.
À Marseille, le capitaine Henri Frenay et le lieutenant Chevance se rencontrent au cercle des officiers, et Henri Frenay propose de jeter les bases d’une « armée secrète ».
« J’estime que la première tâche est de se débarrasser du Boche », dit-il.
Ainsi va naître le mouvement de résistance Combat.
À Paris, les ouvriers immigrés, proches des communistes, orientent leur organisation, la Main-d’œuvre immigrée – la MOI –, vers l’action antinazie.
Des individus isolés, anonymes, agissent.
Le mercredi 14 août, des coups de feu sont tirés sur un poste allemand au bois de Boulogne. C’est le premier attentat.
Le même jour, à Royan, un matelot allemand est tué d’un coup de revolver. Peut-être s’agit-il seulement d’une rixe banale, mais le meurtre est imputé par les Allemands aux « terroristes ».
Des câbles utilisés par les Allemands pour leurs transmissions sont cisaillés dans plusieurs villes.
Si ces débuts d’organisation, ces actes « spontanés » se produisent au mois d’août de l’an quarante, c’est que les conséquences de la défaite et de l’occupation produisent leurs effets.
L’Alsace et la Lorraine sont annexées. Les gauleiters Wagner et Bürckel sont nommés à la tête de ces régions, rattachées désormais l’une au Gau de Bade, l’autre à celui de Sarre-Palatinat.
Les mesures de germanisation sont aussitôt appliquées. L’évêque de Strasbourg se voit interdire l’entrée de son diocèse, l’évêque de Metz et le maire de Thionville sont expulsés.
On dit que le Maréchal n’a pu retenir ses larmes en recevant le maire de Metz. Le gouvernement de Vichy est accablé, ne se résignant pas à l’annexion.
Mais Laval, la lèvre lippue, le mégot au coin de la bouche, hausse les épaules :
« L’Alsace et la Lorraine ? dit-il. Deux enfants de divorcés tiraillés depuis toujours par leurs parents, allant constamment de l’un à l’autre. C’est leur sort, nous n’y pouvons plus rien. Le Nord et le Pas-de-Calais ? C’est malheureusement probable qu’ils seront aussi annexés… D’autres départements encore… Si j’arrive à en sauver un ou deux, ce ne sera pas mal. C’est à cela que je travaille. »
En fait, c’est l’idée même de « nation française » qui est remise en cause par la politique allemande.
Les occupants s’intéressent à « l’avenir de la Bretagne ». Des contacts sont noués avec des groupes très minoritaires qui rêvent à l’indépendance ou à l’autonomie. Et la défaite de la République « jacobine » est pour eux aussi une « divine surprise ».
Le samedi 3 août, ils remettent au ministre des Affaires étrangères du Reich un mémoire intitulé Libre Bretagne. Ceux-là ne se reconnaissent ni dans Pétain ni dans de Gaulle. Ils rejettent l’idée de patrie ou de nation françaises, alors que ce qui rassemble les foules autour de Pétain, c’est le sentiment que le vieux Maréchal protège les Français – il est leur bouclier et de Gaulle est le glaive. Il s’agit d’une illusion, mais elle s’est enracinée dès ce mois d’août 1940.
Pétain d’ailleurs dans tous les discours qu’il prononce ou dans les écrits qu’il signe dessine un portrait de la France, de ce qu’elle devrait être, des moyens qu’il va employer pour qu’enfin elle renaisse.
« Épuration de nos administrations, parmi lesquelles se sont glissés trop de Français de fraîche date… », dit-il dans son message radiodiffusé du mardi 13 août.
La voix est toujours chevrotante mais le ton est ferme.
« La France nouvelle réclame des serviteurs animés d’un esprit nouveau, poursuit-il, elle les aura. »
Il prêche « la patience, la forme la plus nécessaire du courage… Aujourd’hui que la France est en proie au malheur véritable, il n’y a plus de place pour les mensonges et les chimères. Il faut que les Français s’attachent à supporter l’inévitable, fermement et patiemment… »
Et il dénonce cette « propagande perfide », celle de ce général de Gaulle qu’il ne nomme jamais, mais dont la haute silhouette hante le texte.
« De faux amis qui sont souvent de vrais ennemis ont entrepris de vous persuader que le gouvernement de Vichy, comme ils disent, ne pense pas à vous, lance-t-il.
« C’est faux.
« Vos souffrances, je les ressens profondément et je veux que tous les Français sachent bien que leur adoucissement est l’objet constant de mes pensées. »
Mais que peut-il face à l’occupant allemand, face à la vigueur et à la clarté des propos du général de Gaulle ?
D’un côté, les soupirs et les admonestations du vieux Maréchal.
De l’autre, l’élan du combattant qui, quand un journaliste anglais l’interroge, répond :
« Je suis un Français libre.
« Je crois en Dieu et en l’avenir de ma patrie.
« Je ne suis l’homme de personne. J’ai une mission et n’en ai qu’une seule : celle de poursuivre la lutte pour la libération de mon pays.
« Je déclare solennellement que je ne suis attaché à aucun parti politique quel qu’il soit, ni de la droite, ni du centre, ni de la gauche.
« Je n’ai qu’un seul but : délivrer la France. »
La force, la netteté, la simplicité, la franchise du propos suscitent de nouvelles adhésions. Voici le capitaine de Hauteclocque, blessé, fait prisonnier, deux fois évadé, et qui réussit à gagner Londres à partir du Portugal. Il choisit pour nom de guerre Leclerc. Il part pour l’Afrique-Équatoriale française, rejoint le Tchad où l’on se tourne vers la France Libre.
Quelques semaines plus tard, à la fin août, le Cameroun, le Congo, l’Oubangui-Chari, puis le Tchad rejoignent la France Libre.
Pourquoi ne pas tenter de rallier l’Afrique-Occidentale française et sa capitale Dakar ?
Churchill est séduit par ce projet.
« Il faut que nous nous assurions ensemble de Dakar, dit-il à de Gaulle, c’est capital pour vous, car si l’affaire réussit voilà de grands moyens français qui rentrent dans la guerre. C’est très important pour nous, car la possibilité d’utiliser Dakar comme base nous faciliterait beaucoup de choses dans la dure bataille de l’Atlantique. »
Une force d’intervention est constituée. On y trouve des navires anglais, des soldats appartenant à toutes les nations occupées d’Europe. Il y aura trois avions et quatre cargos français ainsi que 2 000 Français Libres, avec les pilotes de deux escadrilles.
De Gaulle embarque sur le Westernland, un paquebot hollandais transformé en transport de troupes.
On appareille à la fin août. L’entreprise est risquée.
Dans la rade de Dakar, est ancré le cuirassé Richelieu, dont une partie de l’équipage a subi les bombardements anglais à Mers el-Kébir, il y a deux mois. Se rallieront-ils ?
Mais il faut tenter l’aventure. Si l’opération réussit, elle provoquera le basculement de tout l’Empire vers la France Libre, et le mouvement gagnera la métropole, où déjà l’écho de la France Libre s’amplifie.
« J’ai reçu le premier tract gaulliste le jeudi 8 août, raconte une ancienne directrice de journal qui vit à Paris.
« Le texte en est ronéotypé sur une feuille de mauvais papier à lettres, format commercial.
« Dans ce texte, on prie les Français de garder leurs armes, de se réunir en associations secrètes pour créer des cadres de résistance aux autorités occupantes, de faire circuler des tracts qui leur seraient envoyés ultérieurement.
« Dans le coin de la feuille, une croix de Lorraine est dessinée à l’encre.
« Je montrais ce papier et, à cette époque, nous étions si peu habitués à la contrainte que ce tract fut polycopié dans les bureaux de directeurs d’usines et de firmes commerciales puis distribué à leurs employés et ouvriers par leurs soins. Ces directeurs étaient cependant de fervents admirateurs du Maréchal et c’est là un des multiples exemples que l’on peut citer pour montrer la force du mythe : “l’entente Pétain-de Gaulle” que j’ai constatée partout en zone occupée. »
Mais en ce mois d’août, parmi les Français Libres, ceux qui apprennent comme Daniel Cordier le maniement des armes, ceux qui sont passés en revue par de Gaulle accompagné du roi d’Angleterre George VI, ceux qui lisent le premier quotidien France, imprimé à Londres, la condamnation de Pétain est impitoyable.
La plupart des Français Libres partagent la détermination et les analyses du général de Gaulle, telles qu’il les exprime en première page du quotidien France, ce lundi 26 août.
« Aucun Français n’a le droit d’avoir aujourd’hui d’autre pensée, d’autre espoir, d’autre amour, que la pensée, l’espoir, l’amour de la France.
« Mais quoi ? La patrie a succombé sous les armes. Elle ne renaîtra que par les armes.
« Ceux qui voudraient croire ou faire croire que la liberté, la valeur, la grandeur pourraient se recréer sous la loi de l’ennemi sont des inconscients ou des lâches.
« Le devoir est simple et rude. Il faut combattre. »
Comment en douter quand chaque jour et bientôt chaque nuit les Volontaires français voient des nuées d’avions allemands survoler leurs camps à haute altitude.
Toute la journée, des chasseurs Spitfire et Hurricane décollent de l’aérodrome de Farnborough, voisin du camp des Free French.
C’est la bataille d’Angleterre qui commence en ce mois d’août de l’an quarante.
Le mardi 13 août est le « jour de l’Aigle » – Adlertag – choisi par le Reichsmarschall Goering pour lancer à l’assaut de l’Angleterre les trois grandes flottes aériennes, les Luftflotten.
Les deux premières décolleront de leurs bases des Pays-Bas et du nord de la France, la troisième est stationnée en Norvège et au Danemark. Commandées par les généraux Kesselring, Sperrle et Stumpff, elles totalisent au moins 1 300 bombardiers et près de 1 000 chasseurs.
Face à cette énorme puissance, la Royal Air Force ne dispose, au début du mois d’août, que de 800 chasseurs.
Mais les Spitfire et Hurricane sont plus rapides, mieux armés – et leurs pilotes mieux protégés derrière des blindages – que les Messerschmitt 108 ou 109.
Surtout, les radars, les stations de radio au sol, les « saucisses » – ces dirigeables entre lesquels sont tendus à des altitudes différentes des filins d’acier –, les projecteurs, les guetteurs dispersés en des milliers de postes d’observation, les innombrables postes de défense contre avions (DCA) rendent l’espace aérien britannique difficile à pénétrer, périlleux, et souvent mortel pour les assaillants.
L’organisation de la défense est coordonnée par un commandement central, Ground Control.
Le Fighter Command – quartier général – fait décoller les escadrilles de chasse après avoir suivi, minute après minute, à partir des renseignements, les bombardiers de la Luftwaffe.
Le « sol » – ground – guide les chasseurs qui vont provoquer des hécatombes dans les Luftflotten.
C’est ainsi que la « flotte » qui décolle de Norvège et du Danemark n’intervient qu’une seule fois le jeudi 15 août, parce qu’elle perd, en cette seule attaque, le tiers des bombardiers.
Ce jeudi 15 août, le ciel de l’Angleterre est tout entier embrasé par la violence des combats, le nombre d’avions engagés. C’est le jour décisif pour la bataille d’Angleterre.
Churchill, qui suit heure par heure le déroulement des combats et mesure l’ampleur des destructions au sol causées par les bombardiers, déclare, rendant hommage à l’héroïsme des pilotes de chasseurs :
« Jamais, dans l’histoire des conflits humains tant d’hommes n’ont dû tant de choses à un si petit nombre de leurs semblables. »
Les quelques centaines de pilotes de Spitfire et de Hurricane ont tenu entre leurs mains le sort de centaines de millions d’hommes !
Le lendemain, vendredi 16 août, les attaques allemandes sont encore intenses, mais dans les jours qui suivent, le mauvais temps impose une accalmie dans la bataille.
Le samedi 17 août, Goering, engoncé dans sa fatuité, refuse d’écouter ses pilotes – ainsi l’as de la chasse, Adolf Galland. Ils affirment que les pilotes anglais doivent disposer d’un nouveau procédé de communication, ce « fameux radar », ces transmissions entre radios, entre le Ground Control et les chasseurs en vol.
Mais Goering ne mesure pas l’importance de ces systèmes.
« Il est douteux, dit-il, qu’il y ait intérêt à continuer les attaques de stations radar, puisque de toutes celles attaquées jusqu’à présent, aucune n’a été mise hors d’état de fonctionner. »
Mais Goering ajoute :
« Nous avons atteint la période décisive de la guerre aérienne contre l’Angleterre. La tâche essentielle est la défaite de l’aviation ennemie. Notre premier objectif est l’élimination des chasseurs anglais. »
Lorsque, à compter du vendredi 23 août, le temps s’améliore, Goering concentre l’assaut de ses Luftflotten sur les aérodromes de la chasse anglaise, et les postes de transmission.
Chaque jour, du samedi 24 août au dimanche 8 septembre, une moyenne de 1 000 avions participent à ces attaques.
Les Anglais perdent 466 chasseurs, et la Luftwaffe 385 avions, dont 138 bombardiers.
« La balance penche du côté opposé à l’aviation de chasse, commente Churchill. L’inquiétude est grande ! »
En effet, si la Luftwaffe contrôle le ciel anglais, l’invasion suivra.
Et pourtant, Goering, au début du mois de septembre, semble changer de stratégie.
C’est que le samedi 24 août, en représailles à un bombardement au centre de Londres, la RAF bombarde Berlin. C’est la première fois que la capitale du Reich reçoit des bombes. Or Hitler avait donné l’ordre, pour éviter cette éventualité, d’épargner Londres. Mais le vendredi 23 août, les pilotes allemands ont commis une erreur de navigation et lâché leurs bombes sur la capitale anglaise.
Dans la nuit du jeudi 29 août, la RAF revient bombarder Berlin, tuant dix civils et en blessant une vingtaine d’autres.
« Les Berlinois sont stupéfaits, écrit le journaliste William Shirer. Ils ne pensaient pas que cela pût jamais arriver. Quand cette guerre a commencé, Goering leur a affirmé que c’était impossible. Ils l’ont cru. Leur désillusion aujourd’hui est donc d’autant plus grande. Il faut voir leurs visages pour la mesurer. »
Les journaux du 1er septembre ont reçu de Goebbels la consigne d’avoir à stigmatiser les attaques anglaises. Ils titrent : « Les Anglais attaquent lâchement » ou « Pirates de l’air anglais sur Berlin ».
C’est le premier anniversaire de l’entrée en guerre.
« Les armées allemandes ont remporté des victoires jamais égalées.
« Mais, note Shirer, on a déjà oublié cela, car la guerre n’est pas finie ni gagnée et c’est sur quoi les Berlinois concentrent leur esprit aujourd’hui. Ils aspirent à la paix. Et ils la veulent avant la venue de l’hiver. »
Ils espèrent que le Führer l’annoncera.