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C’est déjà l’aube de ce jeudi 20 juin 1940.

Les colonnes de Panzers s’élancent sur toutes les routes de France. Les nuits sont si courtes en juin ! Le ciel est si limpide, l’air si léger.

Rommel est debout sur son char qui roule à toute vitesse à la tête de sa division blindée. Les civils et les soldats français s’ébrouent sur les bas-côtés de la route.

Rommel brandit un étendard blanc, il crie sans se soucier de savoir si on l’entend : « Guerre finie ! Krieg Fertig ! War is over ! »


Pourtant, l’armistice n’est pas signé. Cette nuit, cette courte nuit, les plénipotentiaires français, avec à leur tête le général Huntziger, ont quitté Bordeaux, sans savoir où les Allemands qui les attendent les conduiront.

Et cette nuit du mercredi 19 au jeudi 20 juin 1940, pour la première fois, comme pour annoncer que l’Allemagne va dicter sa loi dans ces négociations, qu’elle est la maîtresse du jeu, les avions de la Luftwaffe ont bombardé Bordeaux.

Dans les hôtels où s’entassent tous ceux qui prétendent incarner l’État, comme sur les places ou sur les quais des bords de la Garonne, où dorment des milliers de réfugiés, les uns rencognés dans leurs voitures, les autres à ciel ouvert, c’est la panique.

Il faut que cela finisse !


On assure que les Allemands ont bombardé Bordeaux parce qu’ils ont appris que le gouvernement, présidé par Pétain, avait décidé de quitter la ville, menacée par les Panzers qui seraient à La Rochelle.

Le président de la République – Lebrun –, les présidents de la Chambre des députés et du Sénat – Herriot et Jeanneney – ont emporté la décision.

Le gouvernement se replierait à Perpignan où l’on est déjà en train de préparer la résidence du Président de la République.

De là, on pourrait gagner l’Afrique du Nord, Oran, Alger, continuer la guerre. Et Pétain a accepté cela !


Les bombes allemandes sur Bordeaux martèlent le refus du Reich et sa volonté : armistice, capitulation, défaite, reddition de toutes les autorités, installation d’un gouvernement sur la partie non encore occupée de la France.

Pas question de gagner Perpignan, l’Algérie ou le Maroc.


Pierre Laval est arrivé à Bordeaux.

Son ami Marquet, maire de la ville, a mis à sa disposition des bureaux dans l’hôtel de ville.

Laval rassemble ceux des parlementaires qui, depuis les années trente, se reconnaissent dans cet homme ambitieux, qui incarne la volonté de s’entendre avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie.

Laval est déterminé à empêcher le départ du gouvernement vers l’Afrique du Nord.

Or, il apprend que des parlementaires – ceux qui veulent continuer la lutte, Mandel, Jean Zay, Mendès France, ces jeunes radicaux qui ont soutenu le gouvernement de Front populaire et dont certains portent leur uniforme – ont embarqué sur le paquebot Massilia, qui est ancré au Verdon, à l’embouchure de la Garonne, parce que la rivière plus en amont a été minée.

C’est l’amiral Darlan lui-même qui a mis ce navire à leur disposition « en accord avec le gouvernement et les présidents des deux Chambres ».


À l’embarquement, l’équipage du Massilia a insulté les députés, certains auraient même été giflés.

Les marins les accusent de « fuir », d’abandonner le pays.

Pétain, lui, ne part pas !

Fuyards, lâches, vendus aux Anglais, Juifs : les insultes fusent.

Et Laval a l’oreille fine. Le Massilia, ce peut être le piège pour ces députés hostiles à l’armistice. Leur départ, pour continuer la guerre, deviendra la tache du déshonneur s’il est présenté comme un abandon du pays.

Et c’est partie gagnée quand Laval obtient du maréchal Pétain que le gouvernement retarde son départ vers Perpignan et l’Afrique du Nord de quelques jours.

On assure au président de la République que les Allemands n’ont pas traversé la Loire, qu’ils ne menacent pas Bordeaux.

Lebrun accepte de surseoir au départ. Jeanneney et Herriot, déjà, reviennent à Bordeaux.

Le Massilia a appareillé, mais c’est désormais, pour ceux qui sont à bord, une prison, et le signe de leur lâcheté et de leur infamie.

Les Français souffrent, sent encore écrasés sous les bombes et les chenilles des Panzers, et ces lâches prêchent la continuation de la guerre… avec la poitrine des autres !


Pendant ce temps, Rommel poursuit sa chevauchée :

« Très chère Lu, écrit-il en ces jours de la fin juin 1940.

« Nous sommes maintenant à moins de 320 kilomètres de la frontière d’Espagne et nous espérons aller droit jusque-là, de façon à prendre tout le littoral de l’Atlantique entre nos mains.

« Que tout cela a été merveilleux ! »


La Loire, contrairement aux mensonges des ministres de Pétain favorables à l’armistice, a été franchie partout par les troupes allemandes.

Les cadets de Saumur du colonel Michon sont morts en héros, pour la gloire, submergés par les divisions de Panzers.

Les Allemands sont à Cholet, à Clermont-Ferrand, à Vienne, à Montbrison. Ils atteignent La Rochelle. Ils sont à Royan, et à Poitiers. À Thiers, à Montluçon, à Châteauroux, à Angoulême.


Que faire ?

C’est toujours le dilemme, rester debout ou se coucher, se battre ou se rendre.

« Nous nous sommes levés pour sauver la France », dit Daniel Cordier à la poignée de ses camarades qui ont réussi à embarquer à Bayonne, sur un navire belge, le Léopold II, qui appareille pour le Maroc, puis changera de cap et rejoindra l’Angleterre.

Ceux qui partent ainsi – jeunes officiers, marins-pêcheurs de l’île de Sein étudiants – ont parfois entendu l’appel du 18 juin, ou ont su « qu’un certain général » au nom étrange – Gaulle, de Gaulle – continuait le combat aux côtés des Anglais et invitait ceux qui voulaient « résister », à le rejoindre.


Ainsi, entre Pétain et de Gaulle, en cette fin juin 1940, dans ces six jours cruciaux du jeudi 20 au mardi 25 juin, la guerre des voix est engagée.

Il y a eu le lundi 17 juin le discours du Maréchal de quatre-vingt-quatre ans, à la voix chevrotante.

Il y a eu l’appel du 18 juin du général qui n’aura cinquante ans qu’en novembre.

Qui l’emporte ?

L’un dit : je suis à vos côtés. Je fais don de ma personne et de ma compassion.

L’autre répond : la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. La France a perdu une bataille mais n’a pas perdu la guerre.

L’un berce, console et réprimande, invite à la prière, au repentir.

L’autre réveille, serre les poings, entraîne, appelle à ramasser le tronçon du glaive.

Qui incarne la France ? Qui doit-on écouter ?


De Gaulle partagé entre l’amertume et la colère, lit l’article que l’académicien François Mauriac, bonne conscience de centaines de milliers de lecteurs, publie dans Le Figaro du mercredi 19 juin :

« Le 17 juin, après que le maréchal Pétain eut donné à son pays cette suprême preuve d’amour, les Français entendirent à la radio une voix qui leur assurait que jamais la France n’avait été plus glorieuse. Eh bien non ! Il ne nous reste d’autre chance de salut que de ne plus jamais nous mentir à nous-mêmes ! »


De Gaulle s’indigne d’autant plus que l’appel à « cesser le combat » lancé par le maréchal Pétain, alors que rien n’a été signé avec les Allemands, incite les soldats français à déposer les armes, à se rendre, à partir en longues étapes, à pied, vers les camps de prisonniers.

Combien sont-ils – un million ? –, victimes de ces quelques mots du glorieux Maréchal ?

Et ceux qui se battent encore ce jeudi 20 juin sont souvent traités par les Allemands de « partisans » et non de soldats appartenant à une unité régulière.

Ces « résistants » sont abattus d’une rafale de mitrailleuse, d’une balle dans la nuque, leurs corps broyés sous les chenilles des chars.

Certains, isolés, accomplissent les premiers actes de sabotage. Ils coupent les lignes téléphoniques, incendient un véhicule militaire.


L’un d’eux – le premier résistant ? –, Étienne Achavanne, le jeudi 20 juin, est arrêté pour avoir à Rouen sectionné les lignes de communication entre la Feldkommandantur et le terrain d’aviation de Boos. Déféré devant une cour martiale, il sera exécuté.


Ce même jour, jeudi 20 juin, Pétain s’adresse pour la deuxième fois aux Français. Sa voix est déjà devenue familière.

« J’ai demandé à nos adversaires de mettre fin aux hostilités, commence-t-il. Le gouvernement a désigné mercredi les plénipotentiaires chargés de recueillir leurs conditions.

« J’ai pris cette décision, dure au cœur d’un soldat, parce que la situation militaire l’exigeait… Trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés, voilà les causes de notre défaite ! »


De Gaulle s’insurge lorsqu’il lit le texte de ce discours.

La vérité est qu’il n’y avait pas de déséquilibre des forces entre la France et l’Allemagne – autant d’avions et de chars, de part et d’autre –, mais qu’un abîme séparait l’aveuglement des chefs militaires français de la lucidité et de l’invention des jeunes généraux allemands.

Guderian – et d’abord Hitler – avait lu de Gaulle, théoricien de l’emploi des chars.


Mais Pétain veut effacer les fautes de l’état-major.

« Depuis la victoire de 1918, dit-il, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort, on rencontre aujourd’hui le malheur.

« Les coupables sont les Français et les hommes politiques qui les ont conduits. »

Pétain incarne la vertu !

« J’ai été avec vous dans les jours glorieux. Chef du gouvernement, je suis et resterai avec vous dans les jours sombres… »


Le lendemain, vendredi 21 juin, la délégation française chargée de négocier et de signer l’armistice, conduite par le général Huntziger, est arrivée à Paris. Elle repart pour une destination inconnue, encadrée par des Allemands qui ne parlent pas.

Ce vendredi 21 juin, à 20 h 30, le général Weygand, ministre de la Défense, reçoit à Bordeaux un coup de téléphone de Huntziger.

« Je suis dans le wagon, dit Huntziger.

— Mon pauvre ami », répond Weygand.


C’est dans le vieux wagon-lit du maréchal Foch, celui-là même où les généraux allemands ont été contraints, le 11 novembre 1918, d’accepter l’armistice, que Hitler a choisi de forcer les Français à reconnaître leur défaite.

Le mercredi 19 juin, les soldats allemands du génie ont démoli les murs du musée où se trouvait le wagon. Ils ont tiré le wagon jusqu’à cette clairière de Rethondes au cœur de la forêt de Compiègne, là où il stationnait le 11 novembre 1918 à 5 heures.


Ce vendredi 21 juin 1940 est une journée ensoleillée, qui donne aux arbres séculaires – ormes et chênes – la majesté d’une forêt de colonnes, soutenant le ciel.

À 15 h 15 précises, Hitler arrive dans sa grosse Mercedes, accompagné de Goering, Keitel, Ribbentrop, Hess. Ils marchent lentement dans les allées ombragées, passent devant la statue de l’Alsace-Lorraine qu’on a recouverte de drapeaux à croix gammée afin de cacher l’épée s’enfonçant dans l’aigle prussien.

Ils s’arrêtent pour lire l’inscription gravée dans un bloc de granit au centre de la clairière de Rethondes :

« Ici, le 11 novembre 1918, succomba le criminel orgueil de l’Empire allemand vaincu par les peuples libres qu’il avait essayé de conquérir. »

Hitler et tous les dignitaires nazis la lisent lentement.

« J’observe l’expression de Hitler, note le journaliste américain William Shirer.

« Je le vois avec mes jumelles comme s’il était en face de moi. Son visage est enflammé de mépris, de colère, de haine, de vengeance et de triomphe… Soudain, comme si son visage n’exprimait pas complètement ses sentiments, il met tout son corps en harmonie avec son humeur. Il fait claquer ses mains sur ses hanches, arque les épaules, écarte les pieds. C’est un geste magnifique de défi, de mépris brûlant pour ce lieu, pour le présent et pour tout ce qu’il a représenté pendant les vingt-deux années durant lesquelles il attestait de l’humiliation de l’Empire germanique. »


Dans le wagon, Hitler s’installe dans le fauteuil qu’occupait Foch. Cinq minutes plus tard, la délégation française, conduite par le général Huntziger, entre à son tour dans le wagon.



C’est le jour de la revanche allemande et de l’humiliation française.

« Les conditions de l’armistice, comme le dit Huntziger, sont pires que celles imposées en 1918 à l’Allemagne. »

Après un échange téléphonique avec Bordeaux, une tentative pour obtenir quelques concessions, Huntziger signe l’armistice le samedi 22 juin à 18 h 50. Mais il n’entrera en vigueur qu’après qu’un armistice aura été signé à Rome avec les Italiens.


Les Français n’ont pas à livrer leur flotte de guerre aux Allemands. Les navires seront désarmés et resteront dans les ports français sous contrôle allemand et italien.

Le gouvernement Pétain obtient quelques garanties concernant l’obligation de livrer les réfugiés politiques allemands. Mais il s’apprête déjà à remettre aux nazis deux anciens ministres socialistes et le magnat de la Ruhr, Fritz Thyssen, qui avait conseillé aux Alliés l’opération contre la route du fer en Scandinavie.

Les frais des troupes d’occupation – il y a une zone libre et une zone occupée – sont à la charge du gouvernement français. La France est humiliée, asservie, pillée.

L’armistice – après négociation avec les Italiens le 24 juin – entrera en vigueur le mardi 25 juin à 0 h 15.


Dès le samedi 22 juin, les clauses de l’armistice sont connues à Londres.

Churchill s’indigne : les navires français de la flotte de guerre resteront dans les ports contrôlés par les Allemands et les Italiens, qui s’engagent à ne pas s’en emparer ! Mais comment peut-on croire Hitler et Mussolini ?

Comment faire confiance à un gouvernement français qui avait promis d’envoyer en Angleterre les quatre cents pilotes de la Luftwaffe qu’il détenait, et qui s’était engagé, le 28 mars, à ne pas conclure d’armistice ou de paix séparés ? Et qui n’a pas tenu parole !


À 11 heures, ce samedi 22 juin, Churchill intervient à la BBC, sachant que Radio-Londres commence à être très écoutée en France.

Il est brutal et clair :

« Le gouvernement de Sa Majesté ne peut pas croire que ces conditions auraient été acceptées par n’importe quel gouvernement français en possession de sa liberté, de son indépendance, et de l’autorité constitutionnelle. Non seulement le peuple français sera tenu assujetti mais forcé de travailler contre ses alliés.

« Que les Français qui le peuvent aident l’Angleterre dans son combat ! »



En outre, Churchill décide d’ouvrir les micros de la BBC à de Gaulle qui lui ont été fermés tant que les Anglais espéraient que le gouvernement Pétain résisterait, sur la question de la flotte de guerre, aux pressions allemandes.

Pétain a, en fait, cédé, et seulement sauvé les apparences.

Alors de Gaulle parle, et sa voix, maintenant, aura plus d’écho qu’elle n’en a eu les 18 et 19 juin.


Il est 18 heures ce samedi 22 juin.

Les ponts sont coupés entre de Gaulle et le gouvernement français.

On met de Gaulle à la retraite pour insubordination, et puisque pointe déjà le délit de la trahison, de Gaulle est menacé d’arrestation et de traduction devant un tribunal militaire.

Mais sa voix ne tremble pas, elle est dure comme un couperet. Il dit :

« Un gouvernement de rencontre, cédant à la panique, après avoir demandé l’armistice connaît les conditions de l’ennemi… Cet armistice est non seulement une capitulation mais un asservissement.

« L’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur du pays, de la Patrie commandent à tous les Français libres de continuer le combat là où ils seront et comme ils pourront. »


C’est la guerre des voix.

Le dimanche 23 juin, à 12 h 30, Pétain répond au discours de Churchill.

Il dit que « le gouvernement et le peuple français ont entendu hier avec une stupeur attristée les paroles de M. Churchill ».

La réponse de Pétain n’a qu’un seul ressort : la vieille haine contre les Anglais que Pétain s’emploie à rallumer :

« M. Churchill est juge des intérêts de son pays, il ne l’est pas des intérêts du nôtre. Il l’est encore moins de l’honneur français, notre drapeau est sans tache… »

Pas un mot ou une allusion à de Gaulle, mais ce dimanche 23 juin à 15 heures, est créé à Londres, avec l’accord de Churchill, un Comité national français.

Et le lundi 24 juin, de Gaulle s’exprime de nouveau.

« Il faut que quelqu’un dise quelle honte, quelle révolte se lèvent dans le cœur des bons Français. Inutile d’épiloguer sur les conditions des armistices franco-allemand et franco-italien : la France et les Français sont pieds et poings liés, livrés à l’ennemi. »


Les mots frappent, durs et forts.

Dans la guerre des voix, de Gaulle fait résonner la sienne.

Il perce l’anonymat. Victoire des mots, mais autour de lui, c’est encore le désert.

Il n’obtient le ralliement d’aucune personnalité importante, ni l’écrivain André Maurois, ni les diplomates Monnet et Corbin, ni Saint-John Perse, le secrétaire du Quai d’Orsay, ni Paul Morand, ni les généraux – Noguès – qui commandent en Algérie, en Afrique-Occidentale.

Un juriste, le professeur René Cassin, lui apporte son concours.

Mais Cassin est lucide :

« Si Hitler ou un de ses séides regardait par le trou de la serrure et entendait ce civil efflanqué, ce professeur qui doctrinait “Nous sommes l’armée française”, et ce grand général à titre provisoire qui renchérissait : “Nous sommes la France”, il s’écrierait certainement : “Voilà deux fous dignes du cabanon.” »

Et de Gaulle ajoute :

« Ma surprise est de me trouver seul à Londres. Sans aucune personnalité politique de quelque surface. Qu’ai-je comme Français autour de moi ? Des Juifs lucides, une poignée d’aristocrates, tous les braves pêcheurs de l’île de Sein. »


Ceux-là, comme ceux de l’île de Batz, ont gagné l’Angleterre ce lundi 24 juin 1940, refusant l’armistice, comme ces quelques unités qui continuent à se battre, en basse Alsace, dans certains secteurs de la ligne Maginot.

D’autres Français accueillent les soldats qui, marchant vers les camps de prisonniers, réussissent à s’évader.

Mais le pays est accablé. Des centaines de milliers de personnes vivent loin de chez elles, réfugiées, à bout de ressources. Les jeunes hommes sont, par centaines de milliers, prisonniers.

Et dans cet abîme de la défaite, la voix de Pétain qui se veut consolatrice entretient l’inquiétude et l’esprit de soumission.


Le Maréchal s’adresse aux Français le mardi 25 juin :

« L’armistice est conclu. Le combat a pris fin… du moins l’honneur est-il sauf », dit-il.

« Je ne serais pas digne de rester à votre tête si j’avais accepté de répandre le sang français pour prolonger le rêve de quelques Français mal instruits des conditions de la lutte. Je n’ai voulu placer hors du sol de la France ni ma personne ni mon espoir. »

Ainsi sont stigmatisés et condamnés les adversaires de l’armistice et ce de Gaulle que Pétain connaît si bien.

« Vous avez souffert, continue-t-il. Vous souffrirez encore. Beaucoup d’entre vous ne retrouveront pas leur métier ou leur maison. Votre vie sera dure. Ce n’est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses.

« Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal.

« La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours.

« N’espérez pas trop de l’État.

« Comptez pour le présent sur vous-mêmes et pour l’avenir sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir…

« Notre défaite est venue de nos relâchements.

« L’esprit de jouissance détruit ce que l’esprit de sacrifice a édifié.

« Un ordre nouveau commence… c’est à un redressement intellectuel et moral que d’abord je vous convie », annonce le Maréchal.


Autour de lui et parmi les hommes politiques qui suivent Pierre Laval, aux premiers rangs desquels il y a Adrien Marquet, on souhaite un changement de régime.

De la défaite, dont la République, les Mandel, les Blum, les Reynaud sont responsables, doit surgir un État français, porteur d’une « révolution nationale ». Elle mettrait fin à la gangrène des partis politiques, à l’esprit de jouissance.

Cet « ordre nouveau » permettrait à la France de trouver sa place dans l’« Europe nouvelle » que dessinent Mussolini, Franco, Hitler.


Le Führer suit avec attention cette évolution politique.

À ses yeux, elle confirme qu’il a eu raison de maintenir en France une zone non occupée où un gouvernement français pourra servir de paravent à la politique nazie.

À son quartier général de Brûly-de-Pesche, un village situé à quelques kilomètres de la frontière belge, non loin de Sedan et de Chimay, il confie ses intentions aux dignitaires du régime qu’il convie dans la petite maison qu’il occupe : réduire la France au rôle décoratif d’une nation de second rôle.


Le village de Brûly-de-Pesche a été entièrement vidé de ses habitants et les maisons ont été attribuées aux membres du quartier général de Hitler et aux invités du Führer.

Parmi eux, ce mardi 25 juin, Albert Speer, l’architecte et le confident de Hitler.

On attend 0 h 15, heure à laquelle a été fixé le début de l’armistice.

Les convives sont assis autour d’une table de bois.

Hitler ordonne d’éteindre la lumière et d’ouvrir les fenêtres.

Tout à coup, un clairon joue la sonnerie traditionnelle de fin des hostilités.

La nuit est fendue au loin par des éclairs de chaleur dont la lueur illumine la pièce obscure.

Puis on entend la voix de Hitler, faible, neutre :

« Quelle responsabilité… », dit-il.

Et quelques minutes plus tard, il ajoute :

« Maintenant, rallumez la lumière. »

Et la conversation reprend, anodine.

Albert Speer ressent ce moment comme « un événement extraordinaire ».

« Il m’a semblé découvrir Hitler sous son aspect humain », conclut-il.

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