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« Français,

« Je viens de prendre une décision que je juge conforme à l’intérêt du pays. »


Il est 19 h 30, ce samedi 14 décembre 1940, et ce message du maréchal Pétain surprend les auditeurs.

Les émissions de radio ont été interrompues et la voix solennelle du présentateur des grands événements a annoncé que le chef de l’État allait s’adresser à la nation.

Le silence s’est fait aussitôt autour du poste de TSF dont on s’est rapproché.


On sent bien depuis quelques jours que « quelque chose se prépare ».

Il y a eu cet article de Marcel Déat publié le 2 décembre à Paris dans l’Œuvre.

Déat a une voix qui porte. Cet ancien socialiste qui refusait la guerre – il ne voulait pas « mourir pour Dantzig » – est un ardent partisan de la collaboration, un converti au national-socialisme, il est proche de Doriot, l’ancien communiste créateur du Parti populaire français. Mais les deux hommes sont rivaux, même s’ils frappent avec la même ardeur sur les « lâches » de Vichy.


Marcel Déat écrit dans l’Œuvre, ce lundi 2 décembre, et ce ne peut être qu’avec l’accord de la Propaganda Staffel et d’Abetz, l’ambassadeur du Reich.

« Les ministres ont trahi la confiance que le Maréchal avait mise en eux… En cette heure difficile où la France se relève et doit se retrouver, il n’est pas possible d’en remettre plus longtemps le sort quotidien aux mains de sectaires, de cuistres, de trublions et d’incapables notoires. »


On croirait entendre Pierre Laval, vice-président du Conseil, fustiger ces ministres timorés qui ne veulent pas envisager une collaboration militaire avec l’Allemagne contre l’Angleterre.

C’est une vieille affaire.

Déjà, dans les années trente, Pierre Laval s’opposait aux « anglophiles » et proposait non pas de faire la guerre au fascisme et au nazisme, mais de s’allier avec eux.

Or la défaite n’a pas fait disparaître les anglophiles.

Dans Le Cri du peuple, l’hebdomadaire de Doriot, on les énumère et on les dénonce :

« Il y a la totalité des Juifs d’abord, de nombreux communistes, les francs-maçons, tous les bénéficiaires de l’ancien régime, les bourgeois capitalistes, des paysans qui sont la proie des usuriers juifs… »


On écoute donc le Maréchal. On continue d’avoir confiance en lui.

Des foules immenses l’ont acclamé, les mardi et mercredi 3 et 4 décembre, à Marseille et à Toulon.

On l’a vu, aux actualités cinématographiques, retrouver l’amiral Darlan sur le Strasbourg – un cuirassé qui a réussi à échapper aux obus et aux avions anglais lors de l’attaque de Mers el-Kébir.

On s’est une nouvelle fois indigné de la traîtrise anglaise alors que l’on avait promis de ne pas livrer la flotte française aux Allemands.

Elle est là, fière et forte dans cette rade de Toulon.


« Je viens de prendre une décision, a donc dit le chef de l’État.

« M. Pierre Laval ne fait plus partie du gouvernement.

« M. Pierre Étienne Flandin reçoit le portefeuille des Affaires étrangères.

« L’acte constitutionnel n° 4 qui désigne mon successeur est annulé.

« C’est pour de hautes raisons de politique intérieure que je me suis résolu à prendre cette détermination. Elle ne retentit en rien sur nos relations avec l’Allemagne.

« Je demeure à la barre. La Révolution nationale se poursuit. »


On s’interroge devant ce coup de théâtre.

Laval destitué a, dit-on, été arrêté hier soir, vendredi 13, assigné à résidence dans sa propriété de Châteldon, autour de laquelle un cordon de gendarmes casqués, fusil en bandoulière, a pris position.

Vichy est en état de siège.

Les hommes des Groupes de protection – cette petite armée aux ordres du ministre de l’Intérieur, et commandée par le colonel Groussard –, et des officiers proches de la Cagoule gardent les différents hôtels. Ils ont envahi les couloirs de l’hôtel du Parc et du Majestic.


Laval, dit-on, est tombé dans un piège monté par les ministres Bouthillier, Alibert, en accord avec l’amiral Darlan.

À l’ouverture du Conseil des ministres, Pétain a demandé à chaque ministre de rédiger une lettre de démission. Puis le chef de l’État, après les avoir recueillies, s’est absenté une dizaine de minutes.

Il est revenu, très pâle, et a seulement dit :

« Les démissions de MM. Laval et Ripert sont acceptées. »

Ripert, ministre de l’Éducation nationale ne demandait qu’à partir, mais Laval est stupéfait, saisi.

« Qu’y a-t-il, monsieur le Maréchal ? Vous m’avez reçu cet après-midi même et vous ne m’avez parlé de rien. »

Pétain ne peut répondre franchement. Il lui faudrait révéler à Pierre Laval que les ministres et le Maréchal d’abord sont hostiles à l’idée de coopérer militairement avec l’Allemagne.

Pétain a même longuement rencontré l’ambassadeur du Canada à Vichy, Pierre Dupuy, et l’a chargé de transmettre à lord Halifax un protocole.

L’Angleterre desserrerait le blocus, laisserait approvisionner la France en pétrole, en denrées, en échange de garanties que ces marchandises ne tomberaient jamais aux mains des Allemands ; comme naturellement la flotte de guerre.

« Derrière une façade de mésentente, il faut nous entendre », tel est le sens de ce protocole.

Pierre Dupuy ajoute : « L’essentiel est de sauver l’unité de la France et de la civilisation chrétienne. » Or, une conférence militaire s’est ouverte entre Français et Allemands, à l’ambassade allemande à Paris. Pierre Laval et Abetz la patronnent.

Puis, coup de théâtre. Hitler invite le Maréchal à se rendre le dimanche 15 décembre à Paris pour assister… au transfert des cendres de l’Aiglon de la crypte des Capucins, à Vienne, aux Invalides où il reposerait aux côtés du tombeau de son père, Napoléon.

« Nous avons besoin de charbon, ils nous font cadeau de cendres ! » ironise-t-on. Pétain veut refuser l’invitation. Il ne peut accepter de paraître à Paris, entouré d’Allemands, de troupes du Reich lui rendant les honneurs.

Mais il biaise, fait mine de céder aux pressions de Laval.

Puis il se rallie aux décisions de Bouthillier, d’Alibert, de Darlan de démettre Laval, de l’arrêter, et de se saisir aussi, à Paris, de Marcel Déat.

En même temps, il craint les réactions allemandes face à ce coup de force contre les plus déterminés de leurs partisans.


« Qu’y a-t-il, monsieur le Maréchal ? » répète Laval qui, debout, fixant Pétain, serre le dossier de sa chaise.

Pétain se dérobe, incrimine la presse parisienne qui attaque le gouvernement.

Laval répond avec vigueur qu’il n’est pas l’inspirateur des journalistes, pas plus qu’il n’entretient des relations avec Déat et Doriot.

Alors Pétain évoque le secret dont Laval entoure ses négociations avec les Allemands.

« Chaque fois que vous alliez à Paris, je me demandais quelle tuile allait nous tomber sur la tête », dit-il.

Laval met en cause certains ministres dont il se méfie.

Pétain, d’une voix nette, impérieuse, répète, marquant la fin de l’affrontement :

« Vous avez perdu ma confiance ! Vous avez perdu ma confiance ! »

Pierre Laval se redresse, comme si ces mots l’avaient fouetté, indigné, révolté.

« Je n’ai jamais pensé qu’à l’intérêt de la France, dit-il. Je souhaite, monsieur le Maréchal, que votre décision ne fasse pas trop de mal à mon pays. »

Plus tard, il confie, fièrement :

« J’ai commencé à ramasser mes papiers, j’ai l’habitude de quitter les ministères et d’y revenir. Je sais donc qu’il faut faire ses paquets. Je les ai faits. »


Le lendemain, samedi 14 décembre, le maréchal Pétain reçoit Pierre-Étienne Flandin.

Le parlementaire, l’ancien président du Conseil de la IIIe République, la personnalité marquante de l’avant-guerre qui s’était distinguée en écrivant une lettre à Daladier, Chamberlain et Hitler pour approuver l’accord de Munich, s’étonne des conditions de sa nomination au poste de ministre des Affaires étrangères.


« Je n’avais ni le temps ni le moyen de vous consulter, répond Pétain. Et moi, croyez-vous que l’on m’a consulté pour faire de moi le chef d’un État vaincu ? Au surplus, vous ne pouvez pas refuser la succession de Laval, dans les conditions où elle se présente. Les négociations de Laval à Paris risquent de nous amener à déclarer la guerre à l’Angleterre. Je ne tolérerai pas ces agissements. »


Flandin demande au chef de l’État quelle est la politique qu’il désire qu’il fasse, et en particulier il veut connaître les engagements pris par le Maréchal à Montoire.

Pétain se dirige alors vers le petit meuble où il conserve ses papiers personnels et en sort, rédigé de sa main, le compte rendu de son entrevue avec Hitler.

Flandin le lit et constate qu’il n’y a que des généralités. Mais Pétain ne lui dit rien des accords secrets, de même qu’il n’évoque pas ses négociations avec l’Angleterre. Il n’éprouve envers Flandin aucune hostilité, mais les officiers qui approchent le Maréchal – ainsi le général Laure, son aide de camp – l’entendent murmurer :

« Flandin, c’est un parlementaire, il ne peut que nous rouler dans la farine. »

Et lorsque, à l’intérieur du gouvernement, Pétain crée un Comité directeur composé de trois membres, il en confie la présidence à l’amiral Darlan, charge le général Huntziger de la Défense nationale, Flandin conservant les Affaires étrangères.


Entre Flandin et Pétain, qui paraissent d’accord sur l’essentiel – refus d’une collaboration militaire avec le Reich, et opposition au retour de Laval au pouvoir –, des divergences surgissent vite.

Flandin est prêt à une épreuve de force avec Otto Abetz, qui enrage depuis qu’il a appris l’arrestation de Laval et de Déat.

L’ambassadeur du Reich menace de représailles si on ne relâche pas l’un et l’autre.


« J’irai chercher Laval à Vichy moi-même avec une division blindée », dit Abetz.

Pétain, lui, ne veut courir aucun risque. Il ne veut pas affronter les Allemands. Il est prêt à prendre en considération toutes leurs demandes… sauf la collaboration militaire, car même le retour de Laval lui paraît une concession possible, quoi qu’il en dise à Flandin.


De Gaulle, le lundi 16 décembre, a stigmatisé avec mépris ces manœuvres « vichyssoises ».

« Il paraît qu’à la cour du sultan de Vichy, une révolution de palais a chassé le grand vizir ! ironise-t-il avec mépris. Il paraît que Vichy a demandé l’investiture de Hitler pour un successeur. Mais ces sortes de changements n’intéressent que la cour de Vichy, ses chambellans, ses valets, ses espions et ses eunuques.

« La France se détourne avec dégoût de telles intrigues et combinaisons.

« La nation sait, conclut de Gaulle, que quand on pactise avec le diable, je veux dire l’ennemi, c’est pour aller de crime en crime ».


À Vichy, en cette mi-décembre, le désarroi, l’inquiétude, la peur saisissent les hommes proches du pouvoir.

Il se murmure que les Allemands vont envahir la zone libre.

On répète que le Maréchal est anxieux, qu’il interroge tous ses visiteurs.

« Avons-nous fait du bon travail ? Que va-t-il résulter de tout cela ? » demande-t-il.


À Paris, dans la nuit du dimanche 15 décembre, Otto Abetz tombe le masque.

Le visage fermé, il assiste en compagnie du général von Stülpnagel au transport des cendres de l’Aiglon. Entre les Allemands et les représentants du gouvernement de Vichy – l’amiral Darlan, le général Laure, l’ambassadeur de Vichy à Paris, Brinon – on n’échange même pas un regard.

Cette cérémonie, qui devait illustrer l’amitié franco-allemande, témoigne au contraire de la tension entre vainqueurs et vaincus.


« Je suis allé à minuit et demi à la grille de la place Vauban, raconte le général Laure. Cérémonie lugubre, sinistre, à laquelle n’assiste aucun Français en dehors des officiels.

« Le cercueil passe des mains des Allemands aux mains des gardes municipaux de Paris. Il franchit le seuil entre deux rangées de torches.

« L’amiral Darlan croit devoir saluer le général von Stülpnagel et Abetz qui le reçoivent froidement.

« Abetz, d’un ton dédaigneux, leur intime l’ordre d’attendre à leur hôtel. “J’ai une communication très importante à faire”, précise-t-il. »

Ce n’est qu’à 4 heures du matin, le lundi 16 décembre, que le général Laure reçoit le message d’Abetz :

« Interdiction absolue au gouvernement de Vichy de faire la moindre communication sur ce qui s’est passé le 13 décembre. »

Les Allemands ne veulent pas qu’on annonce la démission forcée de Laval et son arrestation. Mais il est trop tard.


Abetz l’apprend à 9 heures du matin ce même lundi 16, alors qu’aux Invalides, on célèbre à la chapelle, en présence des mêmes officiels, une messe en mémoire de l’Aiglon.

Abetz ne peut dissimuler sa fureur.

Il convoque Darlan et Laure, à l’ambassade d’Allemagne, rue de Lille.


« Nous avons reçu la diatribe, la folle diatribe, les invectives d’Abetz contre les événements du 13 décembre, raconte le général Laure. C’est à moi qu’il a adressé ses invectives parce que je représentais à ses yeux la personnalité du maréchal Pétain. C’est moi qui étais à ses yeux responsable de ces événements. Cela a été très long, je n’ai rien dit. »

Puis Abetz se tourne vers l’amiral Darlan et le ton change, tout à coup flatteur, comme si Abetz avait deviné la vanité de l’amiral et ses ambitions.

Le général Laure écoute Abetz promettre à Darlan une place éminente « qu’un homme de la qualité de l’amiral, dont la flotte est invaincue, pourrait tenir dans l’Europe future réorganisée ».

« Je n’insiste pas davantage, dit le général Laure. Je demande à partir, les laissant en conversation. »


De Gaulle l’a prévu, dès le dimanche 8 décembre :

« Nous ne doutons pas une minute que l’ennemi tienne en réserve divers candidats à la trahison, empressés de prendre la place.

« Nous ne doutons pas une minute que l’ennemi parvienne, avec ou sans Vichy, à obtenir la collaboration d’une équipe qui se dira le gouvernement. »


Pour Vichy, c’est un moment de vérité.

Abetz, dans la nuit du lundi 16 au mardi 17 décembre, arrive à Vichy, escorté par deux automitrailleuses chargées de SS et de gardes du corps.

Il vient libérer Laval.

Ses gardes du corps bousculent le général Laure. Abetz force la porte de la chambre où repose Pierre-Étienne Flandin, malade d’une angine.

Abetz parle d’une voix saccadée, Flandin ne doit pas accepter le poste de ministre des Affaires étrangères.

« Laval a commencé avec nous des négociations diplomatiques capitales, il importe qu’il les mène à leur terme », dit Abetz.

Il faut que Laval revienne dans le gouvernement, où Flandin peut figurer mais à un autre poste.

« Jusqu’à plus ample informé, répond Flandin, le maréchal Pétain est libre du choix de ses collaborateurs. »

Voire…

Abetz est reçu par Pétain qui tergiverse, accepte la libération de Laval, mais avant qu’il rentre au gouvernement il faut une enquête.

C’est la méthode Pétain : gagner du temps, céder en apparence, inviter Abetz à déjeuner. Et l’Allemand croit que l’affaire est réglée.

Puis Laval arrive, hors de lui, parlant à Pétain comme jamais personne ne l’a fait.

« L’intérêt de la France, hurle Laval, c’est de s’entendre avec son vainqueur dans l’honneur et la dignité ; mais vous vous en moquez bien, de l’honneur et de la dignité ! »

Le ton se durcit encore, devient méprisant, haineux :

« Vous n’êtes qu’un fantoche, une baudruche, une girouette qui tourne à tous les vents. »


« Je n’ai rien entendu, mentira le général Laure quand Pétain lui demande de rédiger le « procès-verbal » de cette rencontre décisive.

— Qu’à cela ne tienne, répond Pétain. Dites que j’ai proposé à M. Abetz de rendre à M. Laval un portefeuille, mais un portefeuille qui ne le ferait pas entrer dans un triumvirat, qui serait un portefeuille de qualité secondaire : Production industrielle ou Agriculture. »

C’est la rupture entre Pétain et Laval, entre Laval et le gouvernement français.


On voit Laval, ce mardi 17 décembre, dîner au restaurant Chanteclerc, à la table d’Abetz et du conseiller Achenbach, les deux Allemands en uniforme nazi.

On le voit quitter son ministère entre deux haies de soldats allemands armés de mitraillettes.

On le voit s’embarquer dans une voiture allemande, escortée par les deux automitrailleuses.

On apprendra qu’au passage de la ligne de démarcation, à Moulins, Laval n’est pas descendu de voiture, et n’a pas salué le général Laure qui, protocolairement, a accompagné l’ambassadeur du Reich, Otto Abetz.

Et le général Laure se souvient l’avoir entendu dire, dans la journée, à Vichy :

« Ce n’est plus du côté français que je devrai chercher mes amis. C’est du côté allemand. »


Ainsi Laval confirme de manière définitive son choix. Il fait allégeance au Führer. Entre Pétain et Hitler, il opte pour l’Allemand.

Il écrit au chancelier du Reich, dès le mercredi 18 décembre. Il le remercie.

« Ma libération, c’est à vous que je la devrai, proclame-t-il.

« Par son action, le gouvernement français a commis une faute grave, poursuit-il, mais j’espère de tout mon cœur que mon pays n’aura pas à en souffrir. »

Il veut conduire, explique-t-il, une « collaboration avec l’Allemagne, loyale, sans ambiguïté ».

« J’aime mon pays et je sais qu’il peut trouver une place digne de son passé dans la Nouvelle Europe que vous construisez. »

Il n’y a plus pour lui d’autre voie que de s’en remettre au Führer.

« Je crois pouvoir conclure de votre attitude, Monsieur le Chancelier du Reich, que vous avez foi dans la sincérité de mes efforts. Vous vous y êtes aussi peu trompé que je ne me suis mépris moi-même sur la magnanimité et la grandeur que vous avez exprimées en offrant à la France une collaboration au lendemain de votre victoire.

« Veuillez agréer, Monsieur le Chancelier du Reich, l’assurance de ma très haute considération, et veuillez croire à la fidélité de mon souvenir. »


De Gaulle évoquera ces quelques « prétendus ministres à qui seule la victoire de l’Axe peut conserver leur place, leur vie ».

« Et les nazis savent, ajoute de Gaulle, comment briser la résistance velléitaire des hésitants de Vichy. »


Le passage de la ligne de démarcation devient plus difficile. Il est interdit à tous les fonctionnaires, à l’exception des agents des postes et des cheminots, utiles aux autorités allemandes.

Les ministres eux-mêmes sont refoulés.

Les libérations de prisonniers, prévues, sont arrêtées. La presse parisienne, financée et contrôlée par les services de la Propaganda Staffel, dénonce chaque jour les « Anglophiles et les Juifs qui infestent Vichy et… Kahn ».

Vichy cède.

L’amiral Darlan sollicite une audience du Führer afin de lui remettre une lettre personnelle du Maréchal, chef de l’État.


Le mercredi 25 décembre – jour de Noël ! – l’entrevue a lieu dans le wagon du Führer qui stationne non loin d’un tunnel, à la Ferrière-sur-Epte, à 40 kilomètres au sud-ouest de Beauvais.

Hitler est hors de lui. Il tonitrue. Il menace Darlan, les Français :

« Je déclare solennellement que pour la dernière fois, j’offre une politique de collaboration à la France. Mais je crains que le gouvernement français ne s’engage à nouveau dans la même voie que celle qui l’a conduit à Vichy. Je le regrette et je crois que tôt ou tard la France se rendra compte, si elle refuse la collaboration, qu’elle a pris une des décisions les plus regrettables de son histoire. »


Hitler, furieux, ponctue chaque phrase de grands gestes, il va et vient, éructe.

« Jamais je n’ai engueulé un officier comme je le fus, confie l’amiral Darlan. Et encore, l’interprète n’a dû me transmettre qu’une partie des vitupérations d’un Hitler démoniaque. »

En fait, Darlan chancelle sous l’orage.

« J’ai fait tout ce voyage pour une conversation de vingt minutes qui n’a rien résolu, rien réglé. J’ai écouté l’explosion d’une mauvaise humeur. »

Mais sous l’avalanche des mots, Darlan cède, donne des preuves de sa bonne volonté.

Il a toujours pensé, dit-il, que « le seul espoir de la France résidait dans la collaboration avec l’Allemagne dans le cadre de l’Ordre nouveau européen ».

Il reprend, presque terme à terme, les propos de Laval, comme s’il cherchait à proposer ses services, à remplacer Laval, afin d’être au sein du gouvernement français l’homme de la collaboration.

« Comme Européens, les Français doivent collaborer loyalement avec l’Allemagne, dans la mesure à déterminer, il est vrai, par le Führer, dit-il.

« La France, en tant que pays vaincu – et je ne l’oublie pas un instant –, ne peut en effet collaborer que dans la mesure désirée et fixée par l’Allemagne. »

Il va plus loin, critique la politique extérieure de la France des vingt dernières années.

« En ce qui me concerne personnellement, j’ai toujours été partisan de la collaboration franco-allemande depuis que je joue un rôle dans la vie publique en France, précise-t-il.

« Je demande très respectueusement que l’Allemagne veuille bien continuer la collaboration avec la France. »


C’est la fin de l’année quarante.

« Pour les hommes qui ont décidé la capitulation, dit de Gaulle, les hommes qui ont accepté que l’ennemi fût et demeurât à Paris, à Bordeaux, à Lille, à Reims, à Strasbourg, qui ont proclamé non seulement la soumission de la France mais encore sa collaboration avec l’ennemi qui l’écrase… Il ne leur restera qu’à suivre jusqu’au bout la route de la trahison. »

Darlan, après Laval.


Il est en ces jours de la fin décembre, alors qu’on manque de charbon et de pain, que les queues s’allongent devant des boutiques aux rayons vides, d’autres hommes.

L’un d’eux, un ingénieur de vingt-huit ans, Jacques Bonsergent, est conduit dans les fossés du fort de Vincennes, à l’aube du lundi 23 décembre. Hier, dimanche 22, on lui a appris qu’il ne serait pas gracié. Au cours d’une bousculade, rue Saint-Lazare, non loin de la gare parisienne, un compagnon de Jacques Bonsergent a levé la main sur un Feldwebel – un sous-officier – de la Wehrmacht. C’est Jacques Bonsergent qui a été arrêté et condamné à mort le jeudi 5 décembre, par la cour martiale allemande.

Le lundi 23 décembre, il est fusillé.

Des affiches sont apposées, quelques heures plus tard, sur les murs de Paris. Elles annoncent, en allemand et en français, l’exécution.

Sous les affiches aux lettres noires, les policiers français ont collé un Avis.

« La préfecture de police informe que la lacération et l’endommagement d’affiches de l’Autorité Occupante seront considérés comme actes de sabotage et punis des peines les plus sévères. »

Mais les affiches de la Kommandantur sont lacérées.

Elles sont bientôt gardées par des agents de police qui semblent constituer une garde d’honneur de part et d’autre de la stèle du premier fusillé de Paris.

Et des passants déposent, au pied de chaque affiche, des bouquets de fleurs qui dans « certains quartiers jonchent bientôt la chaussée ».


Le jour de Noël, au moment même où l’amiral Darlan s’offre à Hitler, un officier de marine, le commandant d’Estienne d’Orves, débarque à Plogoff, en Bretagne.

Il a choisi d’être un Français Libre.

Il arrive d’Angleterre avec son radio – Marty. Il a pour mission de monter un réseau de renseignements.


Et ce jour de Noël 1940, avant de partir pour Paris, il établit sa première liaison radio avec Londres.

D’Estienne d’Orves et son radio savent qu’ils risquent non seulement la peine de mort mais aussi la torture.


À l’autre extrémité de la France, dans le Jura, à Poligny, la nuit de Noël, le passeur Paul Koepfler, fait franchir la ligne de démarcation à 120 personnes qui veulent se réfugier en zone non occupée.

« 120 personnes qui vont l’une derrière l’autre, ça fait une sacrée file et ça fait du bruit… »


Le maréchal Pétain, dans son message du mardi 31 décembre 1940, déclare :

« Je me suis donné à la France, c’est-à-dire à vous tous. »

Il ajoute aussitôt :

« Nous aurons faim… »

Avant de conclure :

« La France continue,

« Bonne année, mes chers amis ! »


Ce même mardi 31 décembre 1940, de Gaulle invite les Français à « manifester » le 1er janvier 1941 en restant chez eux, de 14 heures à 15 heures, dans la France non occupée, et de 15 heures à 16 heures, dans la France occupée.

Il ajoute :

« L’heure d’espérance du 1er janvier voudra dire :

« Nos provinces sont à nous ! Nos terres sont à nous ! Nos hommes sont à nous ! Celui qui nous prend nos provinces, qui mange le blé de nos terres, qui tient nos hommes prisonniers, celui-là est l’ennemi !

« La France n’attend rien de l’ennemi, excepté ceci : qu’il s’en aille ! Qu’il s’en aille vaincu…

« C’est cela que tous les Français vont signifier à l’ennemi en observant l’heure d’espérance. »


FIN




[1] Aragon, La guerre et ce qui s’en suivit, Le Roman inachevé, 1956.

[2] Daniel Cordier, Alias Caracalla : mémoires, 1940-43, collection « Témoins », Gallimard, 2009. Le témoignage exceptionnel du secrétaire de Jean Moulin.

[3] Poste de télégraphie sans fil.

[4] Futurs héros.

[5] Le Reichstag détruit lors de l’incendie du 25 février 1933 et dont les nazis ont accusé les communistes de l’avoir suscité n’a pas été reconstruit.

[6] Futur prix Nobel.

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