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C’est le mardi 1er octobre de l’an quarante.
Il a plu toute la journée sur Vichy, et l’averse frappe encore les baies vitrées du grand salon de l’hôtel du Parc, où se tient depuis 17 heures le Conseil des ministres présidé par le maréchal Pétain.
C’est le sort des Juifs qui ont la France pour patrie ou refuge qui est en question.
Depuis quelques jours, la haine antisémite a déferlé comme une vague énorme, longtemps retenue et qui tout à coup envahit l’horizon. Et l’on entend crier « Mort aux Juifs ».
À Paris, le cœur de la zone occupée, on peut lire dans l’hebdomadaire Au pilori : « Les Juifs doivent payer la guerre ou mourir. »
Xavier Vallat, ancien député, martèle que le Juif est inassimilable dans la communauté nationale.
« Il faut défendre l’organisme français du microbe qui le conduisait à une anémie mortelle », écrit-il.
L’hebdomadaire dresse la liste des « firmes juives » et demande au préfet de la Seine et au préfet de police d’exiger, dans un but de salubrité, que tous les propriétaires de magasins affichent de façon apparente sur leurs boutiques leur nom et leur prénom.
D’autres publications – La France au travail !, Le Cri du peuple, financés par les Allemands – répandent la même boue empoisonnée où se mêlent le vieil antijudaïsme qui est présent en France depuis le Moyen Âge, et le racisme nazi.
Les autorités d’occupation ont le vendredi 27 septembre promulgué une ordonnance obligeant les Juifs à se faire recenser, interdisant à ceux qui ont quitté la zone occupée d’y retourner.
Obligation est faite – comme le demandait Au pilori, qui avait ainsi préparé l’opinion à la mesure allemande – aux propriétaires juifs d’exposer une affiche, rédigée en allemand et en français, désignant leurs biens – ateliers ou boutiques – comme une entreprise juive.
L’ordonnance allemande définit comme juives les personnes appartenant à la religion juive ou ayant plus de deux grands-parents juifs.
L’avidité des antisémites, leur désir de s’emparer des biens juifs, boutiques, appartements, ateliers, ou bien de chasser les Juifs de leurs activités, se dévoilent.
« Qu’attend-on pour désenjuiver réellement la médecine et tant d’autres corporations françaises ? » lit-on.
Le journaliste et écrivain Lucien Rebatet expectore sa haine dans Le Cri du peuple :
« On ne se débarrasse pas des rats et des cancrelats en imprimant du papier, écrit-il. Les Juifs ne sont pas moins odieux que ces parasites et bien plus malfaisants… Nous les avons laissés trop longtemps libres et impunis menant sur tous les terrains leur besogne destructive. »
Ce texte est un appel à l’extermination de ces « parasites » dont on nie l’humanité, à la manière des nazis, pour qui les Juifs ne sont que des poux.
On les accuse d’écouter la radio anglaise, d’être les grands maîtres du « marché noir », ce commerce clandestin des denrées rationnées qui échappe aux contraintes des « cartes d’alimentation » et des queues devant les boucheries ou boulangeries.
Ceux qui signent ces textes antisémites sont, au sens précis du mot, à la solde des nazis qui financent les journaux et paient donc ceux qui y écrivent.
Pour permettre cette propagande, le gouvernement de Vichy a promulgué, dès le mardi 27 août, une loi supprimant l’interdiction de diffamer et d’injurier un groupe de personnes qui appartiennent par leur origine à une race ou à une religion déterminée.
La loi supprime ainsi le décret de loi pris par Daladier le 21 avril 1939. Et Vichy déclare que cette suppression rétablit… la liberté de la presse. C’est-à-dire le droit de représenter le Juif en souhaitant son exclusion, sa mort.
Alors les journaux ne se gênent pas. On peut lire dans La France au travail :
« Sur une France décadente
Le Juif tel un chancre rongeur
Aux relents d’humeur purulente
Exhalait sa mauvaise odeur
Il se montrait plein d’arrogance
Sa face blême était partout
Dans les journaux, dans la finance
Dans les arts, il corrompait tout. »
Et cela se chante sur l’air de La Chanson des blés d’or.
Ces fanatiques stipendiés qui prospèrent à Paris, sous la protection de la Kommandantur, s’en prennent au gouvernement de Vichy, trop modéré à leurs yeux. La France au travail s’indigne ainsi :
« Est-ce un cloaque, est-ce un taudis ?
Vichy, notre station thermale ?
Pour certains, c’est un paradis
Qui met à l’abri du scandale
Ils y sont entre renégats
On couvre leur ignominie
On y blanchit les scélérats
C’est la lessive en Pétainie. »
On dénonce cette zone libre où, assure-t-on, sur la Côte d’Azur, « le danger juif est très grand ».
« Le Juif errant est arrivé à… Kahn (Alpes-Maritimes) peut-on lire dans La Gerbe. Il est arrivé au terme de cette nouvelle étape fuyant devant le champion de la race blanche qui le poursuit sans trêve ni repos sur les terres de l’Occident. Il s’est arrêté sur cette Côte d’Azur qu’il enlaidissait de ses millions et de ses vices. »
Le maréchal Pétain connaît ces critiques, le mardi 1er octobre, quand il préside le Conseil des ministres dans un grand salon de l’hôtel du Parc, à Vichy.
« Long Conseil des ministres de 17 heures à 19 h 45, note le ministre Paul Baudouin. Pendant deux heures, est étudié le statut des Israélites.
« C’est le Maréchal qui se montre le plus sévère. Il insiste en particulier pour que la Justice et l’Enseignement ne contiennent aucun Juif. »
Ce statut des Juifs discuté au Conseil sera adopté deux jours plus tard, le jeudi 3 octobre. Sa publication est prévue dans le Journal officiel le vendredi 18 octobre 1940.
Un exemplaire est remis à Abetz, ambassadeur du Reich à Paris, qui aussitôt avertit Ribbentrop, son ministre.
Le texte français, se félicite Abetz, considère comme juive toute personne ayant plus de deux grands-parents juifs. « Tout comme en Allemagne », souligne Abetz.
Vichy est allé plus loin que les Hongrois ou les Slovaques. Désormais, un prêtre catholique d’origine juive ne cesse pas d’être juif.
L’antijudaïsme français qui prétendait n’être que « religieux » a laissé la place à un antisémitisme qui définit et vise la « race juive ».
Juifs étrangers, Juifs français, Juifs convertis au christianisme : tous sont confondus dans la même haine raciste, exterminatrice.
Pas de place pour les Juifs dans les fonctions publiques. Pas de place pour eux dans le journalisme, le cinéma, le théâtre, la radio, et bien entendu dans l’enseignement.
Les dispositions de ce statut des Juifs entraîneront des radiations, des mises à l’index, des vexations innombrables, une pression policière qui crée un climat lourd de soupçons.
Il y a des délateurs qui écrivent des milliers de lettres de dénonciation. Toute la lie d’une société qui se terre habituellement remonte à la surface, pourrit les relations humaines, la vie sociale.
Et d’autant plus que le garde des Sceaux, Raphaël Alibert, veille à la stricte application de cette législation raciale.
Dans une circulaire, il indique que pour identifier les Juifs, des indices sont fournis par les prénoms figurant sur les actes d’état civil, et par les noms inscrits sur les sépultures des cimetières juifs.
Les descendants peuvent ainsi être repérés et poursuivis, tomber sous le coup du statut du 3 octobre.
On dresse des listes, on relève des adresses, on classe les lettres de dénonciation, on construit des arbres généalogiques. Tout est prêt pour des rafles à venir. Mais le premier pas décisif a été accompli : désigner, accuser, mépriser, déshumaniser, isoler, dépouiller, et persécuter.
Et diffuser dans toute la société l’angoisse, la peur, la traque, l’envie, la veulerie et la lâcheté.
On mesure la force brutale de ces passions, on voit se dessiner le vrai visage du régime de Vichy, le dimanche 6 octobre 1940, à Nice, quand Joseph Darnand, un ancien combattant de 14-18 et de 39-40, décoré en 1918 de la médaille militaire par le général Pétain, fait prisonnier en juin 1940, évadé, monte à la tribune pour s’adresser aux 15 000 personnes venues célébrer la fondation de la Légion française des combattants.
« Nous avons assez pleuré, s’écrie Darnand. Nous avons assez souffert en silence des malheurs de la France… Nous avons besoin maintenant que les vrais Français patriotes remplacent les métèques, les Juifs et les étrangers. »
Dans la salle du casino municipal où se pressent 8 000 personnes – la foule est aussi importante à l’extérieur –, on applaudit à tout rompre.
« Il faut chasser les faux Français qui ont mené le pays à la ruine, continue Darnand. Nous allons rompre avec des hommes qui nous ont exploités et perdus… Il faut que les fautifs soient châtiés. Le Maréchal l’a promis. Il est pour nous la vraie lumière dans la nuit noire où des misérables nous ont plongés. »
Sur l’estrade, se trouve aux côtés de Darnand le révérend père Bruckberger, son compagnon d’armes.
Darnand donne lecture du serment « légionnaire ».
« Je jure de consacrer toutes mes forces à la Patrie, à la Famille, au Travail…
« J’accepte librement la discipline de la Légion pour tout ce qui me sera commandé en vue de cet idéal. »
Ces milliers d’hommes crient d’une seule voix : « Je le jure ! »
Ils lèvent le bras, comme on le fait dans l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie.
Et on scande : « Vive Pétain ! Vive la France ! Vive le Maréchal ! »
On vénère le Maréchal.
On attend en ce mois d’octobre sa parole, car chacun sent bien que l’on s’enfonce dans des temps plus difficiles encore.
Il parle le mardi 8 et le vendredi 11 octobre, parce que autour de lui on mesure l’anxiété de la population, les difficultés croissantes de la vie.
Les queues s’allongent devant les boutiques. Et les étals sont vides, les rations alimentaires insuffisantes, le marché noir florissant, la pression allemande de plus en plus forte.
« Depuis plus d’un mois, j’ai gardé le silence, dit le Maréchal. Je sais que ce silence étonne et parfois inquiète certains d’entre vous. »
Sa voix est encore plus grave, tremblante.
« Cet avenir est encore lourd et sombre… L’hiver sera rude… Le problème du ravitaillement s’est posé au gouvernement comme une pénible nécessité… »
Il dénonce les « tares de l’ancien régime politique ».
« L’ordre nouveau est une nécessité française. Nous devrons tragiquement réaliser dans la défaite la révolution que dans la victoire, dans la paix, dans l’entente volontaire de peuples égaux, nous n’avons même pas su concevoir. »
Il faut bâtir « un régime hiérarchique et social ».
Mais c’est sans enthousiasme, sans aucun élan, que Pétain présente ces projets comme s’il n’y croyait pas.
Les mots qu’il utilise sont ceux de la macération : « notre humiliation, nos deuils, nos ruines ». Et, pour finir ces phrases accablantes :
« Le choix appartient d’abord au vainqueur. Il dépend aussi du vaincu.
« Si toutes les voies nous sont fermées, nous saurons attendre et souffrir ! »
C’est l’apologie de la soumission, de la capitulation. Le Maréchal craint les Allemands. Il refuse de rendre publique la protestation du gouvernement contre l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine.
À ceux – Weygand et Baudouin – qui manifestent leur désapprobation et lui répètent que « le silence du gouvernement nous rend complices des Allemands », il répond :
« Les Allemands sont des sadiques. Si je les mécontente, ils broieront les Alsaciens, vous ne les connaissez pas ! »
Devant cette pusillanimité, des fidèles du Maréchal, des généraux qui lui sont loyaux s’organisent, cachent des armes, fondent des réseaux de transport, afin d’être prêts à réagir si les Allemands franchissaient la ligne de démarcation.
Le chef d’État-major général de l’armée, le général Verneau, réunit à Vichy, à l’hôtel des Bains, 80 officiers d’état-major et leur déclare :
« La guerre n’est pas finie… La France connaît une épreuve de plus, mais nous sommes le pays de l’invincible espérance… Restez en contact avec moi. »
À la demande du général Huntziger, le ministre de l’Intérieur met sur pied une police supplétive, les Groupes de protection, qui permet de maintenir en activité des sous-officiers et des officiers en surnombre.
Ces GP sont pour la plupart d’anciens « cagoulards » et cette police est destinée à protéger le gouvernement, mais elle a aussi pour but de résister aux Allemands en maintenant en activité une organisation militaire.
Des proches de Pétain – le chef de bataillon Loustaunau-Lacau, lui aussi membre de la Cagoule – prennent contact avec un diplomate canadien en poste à Vichy et créent la Croisade, bien décidés à résister aux Allemands.
Ils vont bâtir l’Alliance, un réseau de résistance déterminé.
Ainsi, en ce mois d’octobre 1940, à Vichy même, dans l’entourage du Maréchal, des noyaux de résistance à l’occupant se constituent-ils.
Et apparaissent les premiers « vichystes résistants », souvent issus de l’extrême droite, anciens adhérents du Comité secret d’action révolutionnaire (CSAR), la Cagoule.
À l’extrême opposé, en zone occupée, comme en zone libre, le parti communiste abandonne l’illusion d’une « coexistence » possible avec les nazis.
Sa position à l’égard de l’occupant devient d’autant plus critique, hostile, que Staline constate que Hitler renforce ses troupes à l’est, et songe peut-être à une agression contre l’URSS.
En outre, Allemands et policiers français pourchassent et arrêtent des centaines de militants communistes, et en réponse à cette répression, les communistes créent une Organisation spéciale (OS) paramilitaire. Elle a pour mission le sabotage mais surtout la lutte armée, le « châtiment », l’exécution des traîtres, des agents de l’ennemi.
Dans tous les milieux, spontanément d’abord, puis méthodiquement, des groupes de résistants se créent.
La presse clandestine comporte plusieurs publications, souvent éphémères mais qui reprennent les informations de la « radio anglaise » et les diffusent.
Dans ce climat, les actes de sabotage, le plus souvent commis par des isolés, se multiplient.
On coupe les câbles téléphoniques ou télégraphiques utilisés par les Allemands. On détruit du matériel de l’armée d’occupation.
À Rennes, dans la nuit du dimanche au lundi 14 octobre des soldats allemands sont attaqués. À Étampes, des « terroristes coupent les jarrets des chevaux que les Allemands viennent de réquisitionner ».
La France, en cet automne 1940, sort peu à peu de la sidération dans laquelle l’avait plongée l’effondrement – le cataclysme – de mai et juin.
Au fond de l’abîme, elle se redresse.
De Gaulle le sent.
Il parcourt, aux antipodes, les territoires de l’Afrique-Équatoriale française ralliés à la France Libre.
Et partout, à Douala, à Yaoundé, à Fort-Lamy et à Brazzaville, on l’accueille avec enthousiasme. On chante La Marseillaise. Les troupes lui rendent les honneurs.
Mais parfois, ainsi au Gabon, les vichystes résistent et c’est le deuil du combat fratricide de Dakar qui est tout à coup brutalement ravivé.
Que de morts inutiles ! Que d’héroïsme fourvoyé !
De Gaulle pense à ce capitaine de corvette qui saborde son sous-marin après avoir lancé une torpille contre un croiseur anglais, et « coule bravement » son navire.
Il pense à ce gouverneur du Gabon qui se rallie à la France Libre puis se ravise et se pend ! Et les officiers et la plupart de leurs hommes refusent de rejoindre la France Libre.
Heureusement, il y a ses compagnons, Leclerc, Messmer, Pâris de Bollardière, Simon, Massu, ces jeunes officiers résolus à hisser la patrie hors de l’abîme. Les voir, c’est comme un « lavage d’âme ».
C’est pour cela qu’à Brazzaville, en ce dimanche 27 octobre 1940, il crée l’Ordre de la Libération afin de distinguer plus tard, quand Paris et Strasbourg seront libérés, ceux qui ont formé la première cohorte de la Résistance et de la France Libre.
Mais tout est si fragile encore.
Churchill, devant la Chambre des communes, lui a renouvelé sa confiance en dépit de l’échec de Dakar et « l’opinion que nous avons de De Gaulle a été rehaussée par tout ce que nous avons vu de sa conduite dans des circonstances particulièrement difficiles », a déclaré Churchill.
Et cependant les Anglais semblent hésiter à continuer de le soutenir.
Ils ont approché le général Catroux, l’aîné de De Gaulle d’une dizaine d’années et général cinq étoiles. Veut-il remplacer de Gaulle ?
Les Anglais jouent leur jeu.
Ils entretiennent, par l’intermédiaire des diplomates canadiens, des relations discrètes avec le maréchal Pétain.
Ils acceptent de recevoir un universitaire, le professeur de philosophie Louis Rougier, qui se présente à Londres comme le représentant du Maréchal et qui, au cours de nombreuses rencontres avec lord Halifax et Winston Churchill, établit une sorte de « protocole » entre Londres et Vichy.
Mais seul Rougier accorde une importance décisive à ce texte. Pour les Anglais, les contacts avec Rougier permettent de connaître la situation à Vichy. Pour Rougier et le maréchal Pétain, c’est de la grande politique, moyen de contrebalancer la puissance allemande. Parce que Churchill a rencontré Rougier. Et c’est une carte de plus dans les mains des Anglais pour « contrer » éventuellement de Gaulle, le tenir.
De Gaulle voit aussi se recréer, au sein de la France Libre, les rivalités suicidaires des clans, des ambitions personnelles, des rancœurs, des soupçons, un « tumulte d’aigreurs ».
Certains poussent l’amiral Muselier contre de Gaulle.
Raymond Aron craint que le Général ne soit tenté par le « pouvoir personnel ».
On l’accuse d’être entouré de cagoulards.
D’autres de promouvoir des Juifs et des socialistes.
Certains s’insurgent de lire dans le quotidien de la France Libre, France, un éloge de Léon Blum !
Et le général de Larminat s’étonne et regrette que l’on reprenne dans la France Libre la triade républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité ! »
L’Histoire chemine ainsi.
« Je t’écris ici, après un grand tour en avion dans trois des points importants du Cameroun et du Tchad, explique de Gaulle à son épouse. L’esprit est excellent. Tout va bien, mais la tâche est lourde matériellement et moralement. Il faut accepter, écrit-il, laconique, et je les accepte, toutes les conséquences de ce drame dont les événements ont fait de moi l’un des principaux acteurs. Celui qui saura vouloir le plus fermement l’emportera en définitive, non seulement en fait mais encore dans l’esprit des foules moutonnières. »
Il poursuit donc, tout au long de ce mois d’octobre, son périple en Afrique, créant un Conseil de défense de l’Empire, à Brazzaville.
La France Libre a désormais un territoire où elle est souveraine. Et ce, au moment où les dépêches annoncent que le gouvernement de Vichy multiplie les décisions infâmes en promulguant le statut des Juifs.
Il y a, venant de la France occupée, copie de cette lettre adressée au maréchal Pétain par un avocat, Pierre Masse, de confession juive.
Ce n’est pas un plaidoyer mais le plus terrible des réquisitoires.
« Monsieur le Maréchal, écrit Pierre Masse.
« J’ai lu le décret qui déclare que tous les Israélites ne peuvent plus être officiers, même ceux d’ascendance strictement française.
« Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon frère, sous-lieutenant au 36e régiment d’infanterie, tué à Douaumont, en avril 1916 ; à mon gendre, sous-lieutenant au 14e régiment de dragons, tué en Belgique, en mai 1940 […]. Mon fils Jacques, sous-lieutenant au 62e bataillon de chasseurs alpins, blessé à Soupir en juin 1940, peut-il conserver son galon ?
« Suis-je enfin assuré qu’on ne retirera pas rétroactivement la médaille de Sainte-Hélène à mon arrière-grand-père ?
« Je tiens à me conformer aux lois de mon pays, même quand elles sont dictées par l’envahisseur.
« Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, les assurances de mon profond respect. »
C’est à la France Libre de combattre, de réparer, d’effacer ces infamies commises au nom du peuple français.
De Gaulle le dit à quelques officiers – dont Leclerc – rassemblés autour de lui, à Brazzaville, sur un morceau d’Empire arraché à Vichy.
« Les jours que nous vivons, analyse-t-il, sont les plus terriblement graves de notre Histoire. En ce moment même, les malheureux ou les misérables qui prétendent, à Vichy, constituer le gouvernement français, sont engagés de force avec l’ennemi dans d’infâmes négociations. »
Il fait quelques pas, s’écarte, revient, ajoute :
« C’est que la servitude n’enfante qu’une plus grande servitude.
« Quand on s’y est jeté, il faut aller jusqu’au bout ! »
Puis, haussant le ton, plus solennel et énergique encore, il dit :
« Français Libres, à présent la France c’est nous. L’honneur de la France est entre nos mains. »