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En cette matinée du mardi 11 juin 1940, les Français sont-ils devenus ce peuple de « miséreux » que de Gaulle voit cheminer, défait, sur les routes de l’exode ?
C’est le désarroi qui creuse leurs visages, le désespoir, la grande peur, la panique qui les rendent hagards. La fatigue et la faim, la soif qui les transforment en loques, tombant d’épuisement.
Paris en trois jours s’est vidé : au soir du jeudi 13 juin, il ne reste plus que 700 000 habitants sur les 3 millions que compte habituellement la capitale.
Si de Gaulle regarde cette foule de fuyards, avec compassion, sensible à l’« humble misère », d’autres – Léon Daudet, Lucien Rebatet, écrivains d’extrême droite – éprouvent du dégoût. La haine qu’ils ont ressentie au moment du Front populaire, la peur qui, durant quelques mois, leur a serré la gorge, leur fait mépriser ces « visages hideux de bestialité, cette foule hideuse avançant au hasard, ces apatrides sortis de l’égout, ce flux des fuyards vomi de Paris ».
Pour eux, cette débâcle, cet exode, c’est le châtiment infligé à un peuple qui s’est donné pour président du Conseil, en 1936, le Juif Léon Blum.
Le leader socialiste, revenu à Paris, ce mardi 11 juin, cherche vainement quelqu’un qui pourrait le renseigner sur la situation militaire.
Alors, que peuvent savoir les « humbles » Parisiens qui tentent de monter dans les derniers trains ?
Ils se bousculent, se battent, grimpent à l’assaut des wagons, gare de Lyon, gare d’Austerlitz.
Les quelques agents présents ne peuvent contenir cette ruée de gens affolés, en proie à la « bestiale panique », comme dit un témoin, un Japonais fasciné par ces milliers de personnes pourtant si humaines, si « parisiennes dans les circonstances ordinaires ». Des enfants hurlent, des femmes s’évanouissent.
On entoure les agents.
« Est-ce qu’il y a encore des trains ? »
Et les représentants d’un ordre disparu répondent : « Foutez le camp. Tout est fini, les Allemands seront ici demain. »
Ils sont à Rouen, à Compiègne. Leurs avant-gardes motocyclistes approchent de la banlieue parisienne.
La Panzerdivision de Rommel attaque Saint-Valéry-en-Caux, et affronte des Britanniques et les troupes du général Ihler qui résistent jusqu’à l’épuisement de leurs munitions.
La victoire rend les Allemands euphoriques.
« Très chère Lu, écrit Rommel.
« Nous avons fait 100 kilomètres au cours de la poursuite d’hier, isolé plusieurs divisions. Aujourd’hui, mardi 11 juin, nous nous baignons et dormons. »
Le lendemain, mercredi 12 juin, Rommel ajoute :
« Ici, la bataille est terminée… Moment merveilleux ! Vous pouvez imaginer mon bonheur lorsque les généraux des armées britannique et française se sont présentés à moi sur la place du marché de Saint-Valéry-en-Caux et ont reçu mes ordres. Le général britannique et sa division m’ont causé une joie particulière. Tout cela a été filmé et passera certainement aux actualités.
« Nous sommes maintenant au repos pour quelques jours. Je ne pense pas qu’il se livre encore de combats sérieux en France. À certains endroits, on nous a même donné des fleurs au passage. Les gens sont heureux que la guerre soit finie pour eux. »
Mais des millions d’autres Français découvrent au contraire, en cette mi-juin 1940, l’horreur des combats, la terreur des bombardements.
Ils s’imaginaient, parce qu’ils habitaient loin des frontières, n’avoir jamais à connaître l’invasion ; les destructions, l’irruption de la mort guerrière qui saccage au hasard les vies.
Ils sont assis dans la douceur de cette soirée du 10 juin, sur la place de ce village d’Eure-et-Loir, et voici qu’un convoi tragique débouche, fait halte. De gros chevaux de labour tirent des charrettes. Sur des entassements de matelas, de hardes, il y a des femmes et des enfants !
Ils ont fui l’Est, le Nord, les Ardennes et les Flandres.
Ces fuyards, aux yeux agrandis par la peur, précèdent l’arrivée de la guerre dans les pays de la Loire, sur les confins du Massif central. Les réfugiés annoncent la venue du malheur.
Le jeune préfet de Chartres, Jean Moulin, n’a aucune illusion. Il a été chef de cabinet du ministre du Front populaire Pierre Cot. C’est un antinazi déterminé et lucide. Proche du parti radical, c’est un républicain intransigeant.
La Luftwaffe a bombardé les terrains d’aviation qui entourent Chartres, et maintenant c’est la ville qui est prise pour cible. La population saisie par la panique commence à quitter Chartres, à aller grossir les flots de l’exode. Jean Moulin fait afficher une proclamation pour tenter de la retenir, briser ce cercle de la peur et de la fuite.
« Habitants d’Eure-et-Loir, a-t-il écrit.
« Vos fils résistent victorieusement à la ruée allemande. Soyez dignes d’eux en restant calmes.
« Aucun ordre d’évacuation du département n’a été donné parce que rien ne la justifie. N’écoutez pas les paniquards qui seront d’ailleurs châtiés.
« Il faut que chacun soit à son poste. Il faut que la vie économique continue.
« Les élus et les fonctionnaires se doivent de donner l’exemple. Aucune défaillance ne saurait être tolérée.
« J’ai confiance en vous. Nous vaincrons.
« Jean Moulin
« Préfet d’Eure-et-Loir. »
C’est le mardi 11 juin 1940. Le généralissime Weygand et le maréchal Pétain, icône victorieuse de l’armée et de la plupart des anciens combattants, ne songent pas à la victoire future, à la lutte par tous les moyens, mais à la fin de la guerre et à l’armistice.
De Gaulle a convaincu Paul Reynaud qu’il faut, au moins, si l’on veut continuer le combat, chasser Weygand.
De Gaulle quitte Orléans, où il est arrivé dans la nuit avec Reynaud, pour Arcis-sur-Aube, où le général Huntziger a établi son quartier général. C’est à lui que de Gaulle pense pour remplacer Weygand. Reynaud devait accompagner de Gaulle, mais au dernier moment, il se dérobe.
Huntziger hésite, ne croit pas au réduit breton, et n’apparaît pas comme l’homme capable d’incarner une nouvelle stratégie.
De Gaulle repart, se rend à Briare où doit se tenir, en présence de Churchill, le Conseil suprême allié.
Il faut, pour parvenir à Briare, fendre le flot des réfugiés, qui se dispersent dans les champs comme un troupeau sans berger quand ils croient entendre le bruit d’un moteur d’avion, ou qu’ils imaginent que cette brume qui s’étend sur la campagne avec le crépuscule est un gaz.
Et puis tout à coup, on quitte la route et cette artère du désespoir, on entre dans un univers qui semble hors du temps. C’est la cour du château du Muguet, à Briare, où doit se tenir la réunion du Conseil suprême allié.
Il est 19 heures ce mardi 11 juin.
Les nouvelles sont accablantes. Il n’y a presque plus d’armée. Les Allemands sont à Dieppe, à Rouen, ils roulent vers Cherbourg. Ils ont pris Reims et Épernay.
La salle à manger du château est devenue salle de conférence.
Pétain toise de Gaulle.
« Vous êtes général, dit le Maréchal, d’une voix sèche. Je ne vous en félicite pas. À quoi bon les grades dans la défaite ?
— Mais vous-même, monsieur le Maréchal, c’est pendant la retraite de 1914 que vous avez reçu vos premières étoiles ? Quelques jours après, c’était la Marne. »
Weygand commence son exposé de la situation militaire.
« On se trouve sur une véritable lame de couteau, dit-il. C’est une course contre l’épuisement des troupes françaises qui sont sur le point de ne plus en pouvoir et sur l’essoufflement de l’ennemi. »
Weygand, le visage parcheminé, répète : « C’est bien légèrement que l’on est entré en guerre. » Il reproche aux Anglais de ne pas avoir apporté une aide suffisante.
Churchill s’insurge, invite à défendre Paris rue par rue, à transformer la France en un terrain de guérilla.
« Tout cela n’a plus de sens », lance Weygand.
On s’interrompt à 21 h 30.
On dîne. De Gaulle est assis à côté de Churchill.
« En 1918, dit Pétain au Premier Ministre, je vous ai donné quarante divisions pour sauver l’armée britannique. Où sont les quarante divisions anglaises dont nous aurions besoin pour nous sauver aujourd’hui ? »
Le Maréchal a remis discrètement une note à Paul Reynaud, où il affirme, une nouvelle fois mais avec encore plus de fermeté, que la France doit demander l’armistice.
Le lendemain, mercredi 12 juin, le Conseil suprême allié reprend ses travaux à 8 heures.
Dans la nuit, les unités allemandes motorisées ont parcouru parfois 100 kilomètres.
Elles sont à faible distance de Chartres. Elles pénètrent dans la banlieue parisienne.
Churchill répète que l’Angleterre continuera à se battre.
« Si vous avez perdu la confiance en vous-même, fiez-vous à nous et à notre résolution », martèle-t-il.
Il attire à part l’amiral Darlan.
« Il ne faudra jamais laisser les Allemands s’emparer de la flotte française », insiste-t-il.
Et la promesse solennelle de Darlan ne le rassure pas.
On se sépare après deux heures de discussion.
Et, à la fin de l’après-midi de ce mercredi 12 juin, au château de Cangé, où réside le président de la République, se tient le premier Conseil des ministres à siéger hors de Paris.
De Gaulle s’est rendu à Brest, pour tenter de mettre en place le « réduit breton », dont Weygand et Pétain ne veulent pas !
Ce qu’ils veulent, c’est l’armistice, en finir avec cette guerre.
Ils renoncent ainsi à bombarder les ports italiens – à l’exception d’une attaque sur Gênes –, de crainte de représailles, alors même que les avions du Duce s’en prennent à Toulon, à Calvi, à Bastia.
Et au fil des heures, l’avance allemande le long de la côte atlantique, en Champagne, vers la vallée du Rhône s’accentue. Les blindés de Guderian sont à Langres, ils encerclent Paris qui, ville ouverte, sera occupé dans quelques heures.
De Gaulle s’indigne, songe pour la première fois à quitter le gouvernement, à reprendre un commandement qui lui permettra de combattre.
Il retrouve Paul Reynaud dans l’un de ces innombrables châteaux des pays de Loire, le château de Chissay.
Reynaud arrive du Conseil des ministres. On dîne debout.
Le président du Conseil assure qu’au Conseil, la grande majorité des ministres s’est opposée à la proposition d’armistice avancée par Weygand et appuyée par Pétain.
De Gaulle interroge. Où ira le gouvernement puisque l’avance allemande ne peut être arrêtée ?
Reynaud est évasif.
« C’est l’Afrique du Nord ou la Bretagne, dit de Gaulle.
— Peut-être Bordeaux, comme une première étape », suggère Paul Baudouin, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères.
C’est déjà le jeudi 13 juin. De Gaulle est averti qu’une nouvelle réunion du Conseil suprême allié se tient à la préfecture de Tours, où Churchill vient d’arriver.
De Gaulle s’y rend. Il est fasciné par le Premier Ministre britannique, vêtu d’un costume blanc, mâchonnant un cigare, répétant, parlant avec une énergie qui semble indestructible.
« Nous nous battrons jusqu’au bout, n’importe comment, n’importe où, même si vous nous laissez seuls ! » dit-il.
Il évoque la flotte française qui, réaffirme-t-il, ne doit jamais être remise aux Allemands. Et il veut qu’on lui livre les quatre cents pilotes de la Luftwaffe faits prisonniers.
C’est que la guerre va continuer, et les îles Britanniques vont être attaquées.
Il évoque l’accord du 28 mars avec la France.
Si la France ne respecte pas sa parole, sort seule du conflit, « la Grande-Bretagne ne perdra pas son temps en reproches et récriminations. Mais elle ne consentira pas à cette rupture de l’accord du 28 mars ».
Churchill serre les poings, les brandit.
« La cause de la France nous sera toujours chère et si nous gagnons la guerre nous restaurerons la France dans toute sa puissance et sa dignité. »
Ces propos sont à la fois généreux et humiliants.
Mais de Gaulle ne veut pas se laisser détourner du but à atteindre : faire que la France reste dans la guerre, refuser l’armistice, combattre aux côtés des Anglais.
En fin de journée, ce jeudi 13 juin, un deuxième Conseil des ministres se tient au château de Cangé.
« C’est le chœur tumultueux d’une tragédie, près de son terme », juge de Gaulle.
Le gouvernement va quitter les châteaux de la Loire pour Bordeaux. Seule cette mesure ne rencontre pas d’opposition.
Quant aux questions décisives, aucune n’est tranchée.
Pétain, hautain et solennel, rejette toute idée de quitter le territoire français : ce serait pour le gouvernement une désertion. Point d’Afrique du Nord. Et il est impossible d’organiser avec des troupes en pleine débandade un réduit breton.
« L’armistice est une nécessité, elle est la condition de la pérennité de la France éternelle », dit-il.
Weygand, théâtral, annonce qu’on vient de lui annoncer qu’un gouvernement communiste, présidé par Maurice Thorez, le secrétaire général du parti, déserteur par ailleurs, vient de se constituer à Paris.
Georges Mandel, ministre de l’Intérieur, quitte le Conseil et revient quelques minutes plus tard démentir la nouvelle.
Pétain intervient de nouveau, évoque l’armistice, efface ainsi la manœuvre et le mensonge de Weygand.
« Je resterai parmi le peuple français pour partager sa peine et ses misères », dit-il, ajoutant que « la renaissance française sera le fruit de la souffrance ».
Il est évident que Weygand et Pétain veulent non seulement l’armistice mais aussi le pouvoir.
C’est la nuit du jeudi 13 au vendredi 14 juin 1940.
De Gaulle vient de terminer sa lettre de démission quand Mandel le convoque à la préfecture de Tours.
Le bâtiment est plongé dans l’obscurité. Mandel, élégant, pâle, le cou serré dans un haut col blanc, parle avec gravité.
« Il y a comme un relent de coup d’État militaire dans les propos de Pétain et de Weygand, dit-il. De toute façon, nous ne sommes qu’au début de la guerre mondiale. »
Il se penche vers de Gaulle :
« Vous avez de grands devoirs à accomplir, général. Mais avec l’avantage d’être au milieu de nous tous un homme intact. »
Il pointe le doigt, condamne l’idée d’une démission de De Gaulle.
« Ne pensez qu’à ce qui doit être fait pour la France, et songez que, le cas échéant, votre fonction actuelle pourra vous faciliter les choses. »
Il s’interrompt pour répondre à un appel téléphonique.
« Les avant-gardes allemandes entrent dans Paris », dit-il.