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Ce mercredi 30 octobre 1940, depuis le début de la matinée, les stations de radio annoncent que le chef de l’État français, M. le maréchal de France, Philippe Pétain, adressera à 17 h 30 un message aux Français.


La voix des speakers est solennelle.

Il y a quatre jours, le samedi 26 octobre, les journaux de la zone occupée et ceux de la zone libre – et les journaux du monde entier – ont publié la photographie du maréchal Pétain serrant la main du Führer Adolf Hitler en gare de Montoire-sur-le-Loir.

Les deux hommes se sont rencontrés le jeudi 24 octobre en zone occupée, donc.

Le Führer était accompagné de son ministre des Affaires étrangères, Ribbentrop, et Pierre Laval, le vice-président du Conseil des ministres, se trouvait aux côtés du Maréchal.

De brefs commentaires accompagnent le document qui, au-delà des milieux politiques de Vichy, surprend l’opinion.


Les deux hommes se font face. Ils sont en uniforme.

Le Maréchal n’arbore sur sa veste que sa médaille militaire. Il regarde Hitler droit dans les yeux.

« Il n’a pas l’allure modeste et humble d’un vaincu. C’est l’incarnation de l’honneur militaire, de la France éternelle », affirme un commentateur.

On décrit le voyage de Vichy à Montoire, la voiture du chef de l’État précédée de motocyclistes en gants blancs, les compagnies de la Wehrmacht qui rendent les honneurs, les généraux allemands venus saluer le glorieux maréchal.

« La France peut être fière d’avoir été représentée par un soldat dont la dignité inspire le respect à l’adversaire victorieux. »

Mais on attend avec impatience et anxiété son message, dont on espère qu’il apportera enfin autre chose que de belles promesses, mais le desserrement de la pression allemande, un calendrier pour la libération de ces près de deux millions de prisonniers et peut-être l’ouverture de négociations de paix, conduisant à la fin de l’occupation.


Enfin Pétain s’explique. Enfin cette voix, qu’on reconnaîtrait entre mille qui s’est gravée dans les mémoires depuis ce lundi 17 juin 1940, quand elle a prononcé la phrase fatidique : « C’est le cœur serré que je vous dis qu’il faut cesser le combat. »


« Français,

« J’ai rencontré jeudi dernier le chancelier du Reich.

« Cette rencontre a suscité des espérances et provoqué des inquiétudes. Je vous dois à ce sujet quelques explications.

« Quatre mois après la défaite de nos armes… cette première rencontre entre le vainqueur et le vaincu marque le premier redressement de notre pays.

« C’est librement que je me suis rendu à l’invitation du Führer. Je n’ai subi de sa part aucun diktat, aucune pression. »


Voilà des semaines que le maréchal Pétain veut rencontrer Hitler, user de son prestige personnel face à cet ancien combattant de 14-18.

Entre soldats, on se respecte. Et peut-être pourrait-il obtenir du Führer un allègement de l’occupation nazie.

Pétain sait que le peuple qui souffre de la faim, de la misère, de l’absence d’un fils, d’un frère, d’un mari, attend cela.

« J’irai trouver le Führer comme je suis allé trouver les mutins en 1917 », confie le Maréchal.

Il saura se faire entendre de Hitler, et il imposera au gouvernement sa politique étrangère, écartant le général Weygand et ce maquignon intrigant et louche de Pierre Laval.


Weygand n’a qu’une idée : « l’armistice, rien que l’armistice ». Le général pense que le Reich vainqueur reste l’ennemi ; et les Anglais, en dépit de leurs actions égoïstes, des alliés. Pétain écarte donc Weygand de tout rôle ministériel. Que le général se contente de renforcer l’armée de l’armistice et maintienne la souveraineté française en Afrique.


Pierre Laval, vice-président du Conseil, est plus difficile à contrôler, à déloger. L’homme, en vieux politicien « révolutionnaire », est retors et convaincu que lui seul peut s’entendre avec ces deux autres « révolutionnaires » issus comme lui du peuple, Mussolini et Hitler.

Laval est persuadé que l’Angleterre a perdu la guerre, même s’il faut plus de temps pour l’abattre qu’il ne l’escomptait.

L’intérêt de la France est donc de s’allier avec le Reich, de proposer à Hitler des actions communes contre l’Angleterre, pouvant aller jusqu’à l’affrontement armé.

Et de cela, Pétain ne veut pas.


Le Maréchal veut qu’on sache à Londres qu’il ne déclenchera jamais d’hostilités contre l’Angleterre. Et c’est pourquoi il a soutenu l’initiative du professeur de philosophie, Louis Rougier.

Au retour de ce dernier, Pétain a enfermé dans son coffre le « protocole » établi avec les Anglais que lui a remis Rougier.

Ne pas heurter Hitler, lui faire des concessions verbales si nécessaire et ne pas trancher le fil avec Londres : voilà la politique de Pétain.

C’est pour faire triompher cette orientation que le Maréchal veut rencontrer Hitler.


Or, dans la même période, Hitler a changé son plan d’attaque contre l’Angleterre. Et pour cela, il a besoin de la France de Pétain et de l’Espagne du général Franco.


C’est l’amiral Raeder qui a expliqué – et convaincu Hitler – que « la Méditerranée est le pivot de l’Empire britannique ». Le plan proposé est sur le papier simple et grandiose.

On occupe Gibraltar : de là, la nécessité d’obtenir l’appui de Franco.

On marche vers Suez, en traversant l’Afrique du Nord française : il faut donc arracher à Pétain son autorisation et sa collaboration.

Puis de Suez, on peut avancer par la Palestine et la Syrie jusqu’à la Turquie qui tombera sous contrôle allemand.

Et il est aussi possible de traverser l’Afrique d’est en ouest, de Suez à Dakar, et les Français fidèles à Vichy sont encore les maîtres de cette Afrique-Occidentale.


Rendez-vous est pris avec les Français et les Espagnols.

Les trains blindés de Hitler et Ribbentrop feront d’abord une halte à Montoire-sur-le-Loir.

La petite gare est proche d’un tunnel où les trains pourront trouver refuge s’il y a un bombardement.

Le mardi 22 octobre, Hitler rencontrera Pierre Laval. Le vice-président du Conseil a sollicité ce rendez-vous, et il est bon d’avoir auprès de Pétain ce politicien qui veut rompre avec l’Angleterre. Le mercredi 23 octobre, les trains rouleront jusqu’à Hendaye, où les attendra le général Franco.

Le jeudi 24, à Montoire, à nouveau, Hitler rencontrera le maréchal Pétain.

Puis les trains blindés se dirigeront vers Munich, mais si nécessaire le Führer rencontrera Mussolini qui, avide de gloire et de conquête, veut envahir la Grèce, ce qui serait une « déplorable bévue ».

Mais pourra-t-on retenir Mussolini ?


Hitler est confiant cependant.

Il croit pouvoir convaincre Français et Espagnols. Il ignore que Pétain a eu connaissance du « plan » de Hitler (confidence d’un ambassadeur). Et le Maréchal a averti Franco des intentions allemandes, de sa volonté de ne pas accepter le passage des troupes du Reich par l’Afrique du Nord.

D’ailleurs, ni le général Franco ni le maréchal Pétain ne veulent d’une guerre avec l’Angleterre.

Franco entretient les meilleures relations possible avec l’ambassadeur de Sa Majesté, Samuel Hoare. Et Franco a besoin des denrées alimentaires que lui livrent les États-Unis avec l’accord de l’Angleterre. Saignée par la guerre civile et épuisée par la disette, l’Espagne ne peut se permettre d’entrer dans un nouveau conflit.

Quant à la France…


D’abord, il y a Pierre Laval qui arrive à Montoire, le mardi 22 octobre, dans la voiture d’Abetz qui ne l’a pas averti qu’il doit rencontrer Hitler.

La rencontre va se faire dans le train blindé, en présence de Ribbentrop et de l’interprète, le docteur Schmidt que Laval connaît.

L’accord est immédiat.

« Mon entrevue avec le chancelier Hitler à Montoire fut pour moi une surprise, dit Laval, une émouvante surprise. Nous sentions de même et nous avons fini par parler un langage nouveau : européen. »

Laval affirme que la seule politique possible pour la France vaincue est de s’entendre avec l’Allemagne et Hitler répond :

« C’est l’intérêt de la France si elle veut que ce soit à l’Angleterre de payer les frais de la guerre et non à elle. »

Rien de précis n’est avancé par Hitler.

On évoque vaguement, si la France perd des colonies, une compensation par l’octroi de territoires anglais : la Tunisie pour Mussolini et le Nigeria à la France…


Le lendemain, mercredi 23 octobre, pendant que Hitler rencontre Franco à Hendaye, Laval est à Vichy devant le Conseil des ministres qui se réunit à 17 heures. Il raconte son entrevue avec le Führer.



« Mon impression est bonne. Hitler est un grand homme qui sait ce qu’il fait et où il va. Le Führer a offert à la France la collaboration… Je n’ai pris aucun engagement mais ce serait un crime contre la France que de refuser son offre… » Lorsqu’un ministre l’interroge sur le contenu et le sens de cette collaboration, Laval hausse les épaules :

« La France est devant un tournant. Si certains individus me critiquent et m’embêtent, je m’en fous éperdument. J’ai la certitude de bien défendre mon pays. »

Pétain qui doit voir Hitler le lendemain, jeudi 24 octobre, se tait, annonce qu’il compte se faire accompagner par Paul Baudouin, ministre des Affaires étrangères.

Laval proteste et menace.

« S’il n’est pas le seul membre du gouvernement à se trouver aux côtés du chef de l’État, lors de l’entrevue avec Hitler, la rencontre ne se fera pas. »

Le visage fermé, Pétain cède devant le maître chanteur.


Hitler, ce mercredi 23 octobre, est donc à Hendaye, face au général Franco qui refuse de s’engager dans un conflit avec l’Angleterre.

La conversation dure neuf heures et se prolonge par un dîner dans le wagon-salle à manger de Hitler.

L’interprète Schmidt écoute Franco déverser un flot de paroles du même ton chantant et monotone.

Le Führer est exaspéré lorsque Franco réclame qu’on lui accorde toute l’Afrique du Nord française, ce que Hitler ne peut accepter car tout l’Empire français basculerait du côté de l’Angleterre. À la fin, hors de lui, Hitler bondit sur ses pieds, hurle qu’il est inutile de poursuivre l’entretien. Il ajoute : « Plutôt que de passer par là de nouveau, j’aimerais mieux qu’on m’arrache trois ou quatre dents ! »

Quant à Ribbentrop, devant les refus de Serrano Suñer, le ministre espagnol des Affaires étrangères, d’envisager au moins de chasser l’Angleterre de Gibraltar, il s’écrie :

« Le pleutre, l’ingrat, ce lâche qui nous doit tout, ose refuser de faire la guerre avec nous ! »


Cet échec rend Hitler morose, mais le lendemain, jeudi 24 octobre, il accueille avec les plus grands honneurs le maréchal Pétain. Bataillon de la garde du Führer présentant les armes, généraux en grande tenue.

« Je suis heureux de serrer la main d’un Français qui n’est pas responsable de cette guerre », dit le Führer.

Les photographes et les caméras des actualités cinématographiques opèrent longuement.

La Propaganda Staffel diffusera ces images qui vont stupéfier les spectateurs dans les salles de cinéma.

Pas un sifflet, pas un applaudissement : le public est terrassé, comme figé par la foudre.

Pétain affirme avoir seulement effleuré la main de Hitler du bout des doigts. Mais les images sont là qui signifient autre chose : Pétain et Hitler se reconnaissent, s’entendent.


En fait, Pétain se dérobe. Il ne fera pas la guerre à l’Angleterre.

« Mon pays a trop souffert moralement et matériellement pour se lancer dans un nouveau conflit », dit-il.

Mais, soucieux de ne pas heurter Hitler, il concède dans des accords qui doivent rester rigoureusement secrets que « la France et les puissances de l’Axe ont un intérêt identique à voir se consommer le plus tôt possible la défaite de l’Angleterre. En conséquence, le gouvernement français soutiendra dans la limite de ses possibilités les mesures que les puissances de l’Axe seraient amenées à prendre à cet effet. »


Hitler affirme que la France aura sa place dans l’Europe nouvelle. Et il souhaite que le maréchal Pétain dans un Message aux Français prône la politique de collaboration. Laval intervient :

« Grâce à l’offre du Führer, dit-il, la France cesse d’être devant un mur sans issue… Cependant, malgré le désir que j’en ai personnellement, je dois reconnaître qu’il est difficile de déclarer la guerre à l’Angleterre. Il faut accoutumer l’opinion publique à cette idée et puis il nous faut le consentement de l’Assemblée nationale. »


Le samedi 26 octobre, le Maréchal, rentré la veille à Vichy, rend compte de l’entretien devant le Conseil des ministres.

Tout dans son attitude montre qu’il n’accorde pas une importance majeure à cette rencontre.

« Hitler a parlé tout le temps, dit-il. Je n’ai pris aucun engagement. La collaboration est un pacte de cohabitation entre la puissance occupée et la puissance occupante. Montoire n’est qu’une prise de contact. »


Quelques semaines plus tard, à la question qu’un nouveau ministre lui pose :

« À Montoire, qu’est-ce qui s’est passé, monsieur le Maréchal ? »

Pétain répond :

« À Montoire ? Rien.

— Tout de même, il y a eu quelque chose.

— Le chancelier m’a demandé si je voulais collaborer. Oui, je veux bien, mais il faudrait que l’on me dise ce que c’est que collaborer. Hitler a dit encore “on verra”. Et c’est tout, conclut le Maréchal.

— Mais dans la pratique, comment cela va-t-il se traduire ?

— Vous connaissez mes sentiments, faites-moi confiance. D’abord, cette politique n’implique aucun changement dans mes rapports avec nos anciens alliés. »


Mais pendant que Hitler rencontre Mussolini à Florence, le lundi 28 octobre, et qu’il est accablé par la décision prise par le Duce d’envahir la Grèce, ce jour même, l’image de la poignée de main Hitler-Pétain fait le tour du monde. Les réserves mentales de Pétain n’effacent ni les images, ni les accords secrets, ni les engagements pris par Laval, ni l’imitation par Vichy de la politique antisémite nazie.

Et le mercredi 30 octobre, Pétain prononce ce Message aux Français, exécutant ainsi une exigence de Hitler.


Il dit :

« C’est dans l’honneur et pour maintenir l’unité française, une unité de dix siècles, dans le cadre d’une activité constructive du nouvel ordre européen, que j’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration.

« Cette collaboration doit être sincère…

« Cette politique est la mienne. Les ministres ne sont responsables que devant moi. C’est moi seul que l’Histoire jugera.

« Je vous ai tenu jusqu’ici le langage d’un père ; je vous tiens aujourd’hui le langage du chef.

« Suivez-moi.

« Gardez votre confiance en la France éternelle ! »


Dans cette poignée de main avec Hitler, il ne donne pas que le bout des doigts.

Il fait « don de sa personne » à sa politique de collaboration.


En Angleterre, Daniel Cordier a écouté en direct ce discours retransmis par la BBC.

« Projet misérable confirmant que la capitulation a bien été une trahison.

« Ce discours est le second après celui de l’armistice dont je suis le témoin, écrit Cordier. Moins tragique que le premier, il est – si possible – plus abject encore, le premier engendrant le second. »


Le soir, à la BBC, Maurice Schumann déclare, dans l’émission Les Français parlent aux Français :

« Vous n’avez plus le choix entre une paix honteuse et le combat.

« Vous avez le choix entre le combat pour l’Allemagne et le combat pour la France. »


À Paris, ce mercredi 30 octobre, la nouvelle de l’arrestation par la Gestapo du physicien Paul Langevin se répand dans les milieux intellectuels. Langevin, professeur au Collège de France, est un scientifique de réputation internationale et l’un des intellectuels qui ont soutenu le Front populaire et se sont engagés dans la lutte antifasciste. Il est proche des communistes.



Des étudiants d’extrême gauche, du groupe Maintenir, rassemblés autour de François Lescure, décident d’appeler à une manifestation, le vendredi 8 novembre, au Collège de France, à l’heure du cours de Paul Langevin.

Il faut montrer aux occupants et aux « collabos » quel est le vrai visage de cette France éternelle, que Pétain invoque en la reniant.

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