« … Jef Dubois poussa d’un geste délibéré la porte de l’ascenseur Roux-Conciliabusier qui l’avait monté jusqu’au sixième étage et s’engagea dans le long couloir au sol de linoléum desservant les bureaux.
Une plaque sur la première porte à droite, portait le mot « Renseignements ». Jef poussa la porte d’un geste délibéré, tout autant que le premier par lequel il avait poussé la première.
— Le Baron Visi ? demanda-t-il. »
Antioche s’interrompit dans sa lecture.
— C’est bien son style, remarqua-t-il.
— Celui du Baron Visi ? demanda le Major.
— Oui ! dit Antioche. C’était mon père.
« … — La deuxième porte à gauche, répondit la préposée qui cumulait ses fonctions de renseignements avec celles de standardiste.
Jef remercia d’un sourire et s’arrêta devant la deuxième porte à gauche. Celle-ci ne portait aucune indication. Seul un numéro 19 accrochait l’œil à 1 m 65 du sol, environ.
Il hésita trois secondes et frappa.
— Entrez ! répondit une voix énergique et bien timbrée.
La voix d’un homme à qui on a enlevé complètement les amygdales à l’âge de vingt-trois ans.
— Le Baron Visi ? demanda Jef en entrant.
— C’est moi, dit l’homme en se soulevant gracieusement pour accueillir le visiteur, et il se cogna affreusement la rotule sur le rebord inférieur du tiroir central de son bureau.
Le Baron Visi mesurait 1 m 87. Il était blond et pâle, et ses yeux bleus aux paupières perpétuellement closes à demi donnaient à chacun l’impression d’un profond travail cérébral. Intelligent ? Complètement nave ? Bien peu de gens pouvaient se vanter d’être fixés sur ce point. Un front haut et bombé, quasi génial, complétait cet ensemble typique à plus d’un titre.
Le Baron frotta sa rotule en grondant sourdement et désigna un siège au visiteur.
— Jef Dubois ? demanda-t-il.
— Vous avez deviné, répondit l’autre en louchant vers l’enveloppe bleue mise à la poste l’avant-veille pour fixer un rendez-vous au Baron.
Ce dernier, d’un geste élégant, fit disparaître l’enveloppe, posa délicatement la partie latérale externe de son mollet droit sur son genou gauche et proféra d’une voix décisive.
— C’est deux millions, pas un sou de moins !…
Gêné, l’autre se gratta la tête d’une main dont les ongles, parfaitement nets en apparence, se hérissaient de petites boursouflures jaunes caractéristiques d’un usage immodéré du digestif Rennie.
— Je ne voulais pas dépasser un million neuf cent quatre-vingt-sept mille… Ça me serait difficile.
— Vous semblez à peu près fixé sur la valeur de la chose, dit le Baron en ricanant… Mettez sept cents balles de plus et ça biche.
— Puisqu’il faut en passer par là, dit Jef en soupirant. Un chèque ?
— Mais oui, dit le Baron qui sortit un carnet de chèques de sa poche et s’exécuta.
Les deux hommes se serrèrent la main et Jef quitta la pièce en emportant son chèque.
Resté seul, le Baron s’épongea le front d’un geste scolastique et sonna sa secrétaire.
C’était une jolie blonde au nez retroussé.
— Azor, lui dit le Baron, classez cette lettre — il lui tendit l’enveloppe bleue — et apportez-moi le dossier 7509.
Pour donner à son entreprise l’allure grandiose qui lui convenait, le Baron numérotait ses dossiers à partir de 7508, et, depuis plus d’un an, cette méthode lui donnait entière satisfaction.
Le Baron Visi exerçait l’artistique profession de maître chanteur. Jef Dubois était sa dernière victime ; doué d’un naturel aimable et plein de bonhomie, il portait une épingle de cravate en mercure ondulé et n’avait manifesté aucune résistance à se voir ainsi plumé. D’autant que la chose dont il effectuait le rachat était de nature à compromettre fâcheusement une carrière qui s’annonçait brillante.
Le lendemain, le valet de chambre de Jef qui venait, comme d’habitude, siffler avec lui le pernod matinal, le trouva mort dans son fauteuil, les doigts crispés sur le canon de vin qu’il s’apprêtait à boire au moment où la mort l’avait frappé impromptu. Il s’était suicidé d’un coup de matraque bien placé.
Dans son antre, le Baron souriait, d’un sourire de bête fauve, qui découvrait sa canine gauche à la partie supérieure obturée par un savant plâtrage, effectué autrefois par une dentiste de Sèvres qui s’appelait Henriette.
Puis, pendant sept ans, il plongea dans les bas-fonds. »