Le Major qui écoutait attentivement se leva à ce moment-là pour chercher Sérafinio, sorti depuis quelques instants. Sans hésitation, il se dirigea vers une pièce où il savait que les rats avaient élu domicile et il trouva Sérafinio à plat ventre, agité de soubresauts convulsifs.
— Un peu juste le trou, remarqua le Major.
— C’est pas ça, dit Sérafinio, mais il restait un rat dedans. Il ne veut plus me lâcher. Encore une minute et je le noie.
Quand il se fut dégagé, ils revinrent tous deux écouter la suite, et Antioche, qui les attendait, reprit sa lecture.
« … Le Baron Visi descendait l’escalier qui menait à l’embarcadère. Il sauta dans la petite barque orange chargée de mener les voyageurs à l’hydravion clandestin. Celui-ci reposait mollement sur ses longs flotteurs. Une brise légère chantait à travers les haubans du mât porte-biroute. Le feuillage gris-vert des saules introduisait une note mélancolique dans le paysage. La rivière coulait, paresseuse, et les eaux du grand bassin frissonnaient, légèrement chatouillées par l’air folâtre. Le soleil était déjà vif.
Comme la barque approchait de l’hydravion, le Baron piqua une tête dans l’eau claire et disparut. La barque vola en éclats, presque instantanément et coula à pic.
L’homme qui avait lancé la grenade gisait maintenant, le cou brisé, sur le flotteur où la poigne implacable du Baron, surgi à l’improviste, l’avait cloué.
— Charogne ! murmura Visi en s’ébrouant.
Il sortit son automatique, et, posément, comme à la foire, abattit le pilote, l’observateur, et le radio qui avaient successivement passé la tête à la portière de la carlingue.
À ce moment, une balle frôla sa joue gauche et s’aplatit avec un bruit mat sur la coque.
— Ah ! murmura le Baron en s’abritant derrière la jambe profilée supportant le flotteur. Vandenbouic ouvre les hostilités.
On ne voyait rien. D’un saule monta dans l’air une légère fumée.
— Pauvre Vandenbouic ! ricana le Baron. Encore un hydravion que tu ne prendras pas !
Avec une agilité incroyable, il gagna le second flotteur, et, protégé par la coque, il réussit à atteindre la porte donnant accès à l’intérieur de l’appareil.
Les cadavres des occupants plongèrent avec trois « ploufs » sinistres dans les eaux du bassin où les gymnotes et les carcharias commencèrent immédiatement à les dévorer.
La « flying girl » préposée à l’entretien des voyageurs reposait sur un fauteuil, sa tête blonde renversée en arrière. Le Baron la baisa sur les lèvres sans la réveiller, constata que son rouge avait goût de streptocoque et se dirigea vers le siège du pilote.
Avec un ronronnement à peine perceptible, l’appareil décolla.
— Vandenbouic n’était pas à la hauteur ! se dit le Baron qui attendait au moins une petite rafale de mitrailleuse et ne voyait rien venir.
À deux mille mètres d’altitude, le Baron remarqua soudain l’avion de chasse gris-argent qui s’approchait rapidement. Il appuya sur le bouton de sonnette placé à sa droite.
— Florence, ma chère, dit-il à l’enfant blonde qui s’était réveillée, apportez-moi un cocktail.
Elle arriva, portant un jus de tomate. Le Baron en but la moitié d’un trait et s’arrêta congestionné.
— C’est du raide ! remarqua-t-il.
— Il est d’avant la prise d’Alésia par Judas Macchabée, remarqua Florence qui releva sa jupe pour rajuster un bas.
Le Baron pilota d’une main, pelotant de l’autre.
— Tenez bon, chérie, dit-il. Je vais lâcher du lest pour semer cet importun.
Dès que l’hydravion se fut allégé de vingt sacs de sable, il gagna, d’un bond prodigieux, la haute atmosphère où planaient les élytres sauvages et les alizés au plumage éclatant.
Le petit avion de chasse sembla distancé un moment mais eut tôt fait de réapparaître dans le champ de vision du Baron.
— Nous allons l’attaquer, dit enfin celui-ci. Ce Vandenbouic me fatigue…
— Il s’appelle Vandenbouic ? demanda Florence.
— Non ! c’est un de ces hommes qui doit piloter. Il s’appellera bientôt cadavre… dit le Baron avec un ricanement tellement sinistre que la blonde stewardess en eut un hoquet d’épouvante, vite réprimé par un attouchement savamment dirigé par le Baron vers les centres nerveux intéressés.
Avec une rapidité inattendue, l’hydravion effectua un tête-à-queue complet et se trouva soudain face à l’avion assaillant. Les flotteurs s’engagèrent sous les ailes de l’avion qui tomba vertigineusement, pareil à une chenille ivre, pendant que les ailes, animées d’un curieux mouvement d’autorotation, descendaient paresseusement en spirale. Le fuseau d’argent s’abîma silencieusement dans les nuages.
— Bien visé, dit Florence en apportant un second cocktail au Baron, qui, en signe de joie, le précipita hors de l’habitacle.
L’hydravion, d’ancien modèle, filait à 800 à l’heure environ. La température intérieure, entretenue par des radiateurs à gaz de polochon, était douce. Le Baron pilotait avec une grande maîtrise.
La fin du jour s’écoula sans incidents. La radio tenait le Baron au courant des dernières nouvelles de la guerre. Depuis longtemps, les récepteurs comportaient un bouton spécial qu’il suffisait de tourner pour entendre les récents communiqués. On renouvelait celui-ci toutes les heures. Pour les personnes cardiaques, certains postes émetteurs agréés donnaient des communiqués imaginaires et optimistes, et annonçaient la paix tous les jours à midi. L’ensemble donnait satisfaction aux auditeurs.
— Je casserais bien la graine ! dit le Baron, non sans une certaine vulgarité, vers sept heures du soir.
Il engloutit promptement le copieux repas préparé par Florence, et, se roulant en boule, dans son fauteuil, il s’endormit d’un sommeil tranquille, ayant réglé les appareils pour n’avoir plus besoin de s’en occuper.